L’Europe géopolitique devrait faire ses preuves dans les Balkans

Alors que la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen souhaite mettre en avant une « Europe géopolitique » sur la scène internationale, Srdjan Cvijic, chercheur à l’Europe’s futures à l’Institut des sciences humaines de Vienne et membre du Balkans in Europe Policy Advisory Group, et Dimitar Bechev, chercheur associé à l’Atlantic Council à Washington et directeur de l’European Policy Institute à Sofia, se penchent sur la relation de l’Union européenne avec les Balkans et sa politique d’élargissement qui, selon eux, vit une crise profonde. Ils proposent des recommandations pour en améliorer sa mise en œuvre.

En 2006, Javier Solana, alors à la tête de la diplomatie de l’Union européenne (UE), affirmait que la mission de l’Europe était de devenir « une puissance mondiale, une force au service du bien dans le monde ». Tout juste deux ans avant la crise économique, l’UE, qui voyait le monde en rose, promettait de transformer son voisinage en un « cercle d’amis ». Aujourd’hui, cet optimisme a été relégué aux oubliettes : en raison de la pandémie de Covid-19 qui continue de faire rage, de la crise migratoire en gestation dans le « cercle de feu » situé aux frontières de l’UE et de la montée mondiale de l’autoritarisme, la plupart des Européens regardent l’arène internationale avec angoisse. En dépit de cette réalité peu réjouissante, les objectifs de l’UE demeurent identiques à ceux qu’elle s’était fixés il y a quinze ans. Comme les précédentes, la Commission européenne d’Ursula Von der Leyen a des visées « géopolitiques » et aspire à projeter les intérêts et les valeurs de l’UE dans le reste du monde. À la différence près que la présidence de Donald Trump aux États-Unis a fait comprendre aux Européens qu’ils ne pouvaient plus compter sur le soutien inconditionnel des Américains. L’UE tente donc de s’imposer comme un véritable acteur de l’échiquier mondial. 

L’histoire est riche d’enseignements dont l’UE pourrait se servir pour atteindre cet objectif. Il y a deux siècles, dans une allocution au Congrès le 2 décembre 1823, le président américain James Monroe avait fait savoir au monde entier que « les continents américains […] ne [devraient] en aucun cas être l’objet de colonisations futures par quelque puissance européenne que ce soit ». La doctrine de Monroe a établi que la Grande-Bretagne, la France ou toute autre puissance extérieure ne pouvaient pas tenter de s’approprier les Amériques. Depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, la Russie essaie d’asseoir, avec plus ou moins de succès, son influence sur ce qu’elle appelle « le proche étranger », et de tenir l’Occident à distance. La Chine poursuit des objectifs similaires dans certaines régions d’Asie. Un survol rapide de l’histoire montre qu’aucune grande puissance n’est parvenue à se projeter sur la scène mondiale sans avoir établi au préalable son autorité sur sa périphérie. 

Cela fait des années que l’UE œuvre à cet objectif, dans le cadre de ce qu’elle appelle l’« élargissement ». De six membres dans les années 1950, l’Union en compte aujourd’hui 27, ce qui témoigne de sa force d’attraction. Mais contrairement à celle des autres grandes puissances, la stratégie de l’UE associe des visées géopolitiques à une volonté de transformation de son voisinage. L’objectif d’insuffler un changement démocratique dans le sud, puis dans l’est de l’Europe, s’entremêle avec l’objectif stratégique d’unifier le continent. Les élites politiques et les sociétés au sens large considéraient l’« européanisation » – le fait de rejoindre l’UE – comme un moyen infaillible d’opérer une transition pour passer de l’autoritarisme, qu’il soit de droite ou communiste, à la démocratie libérale. 

Le non-élargissement ne fonctionne pas

Mais aujourd’hui, l’élargissement vit une crise profonde. L’UE ne défend son engagement envers les Balkans occidentaux qu’en paroles. Alors que dans le passé, les négociations d’adhésion duraient de deux à huit ans, les pourparlers d’adhésion avec les pays du « peloton de tête », le Monténégro et la Serbie, progressent à un rythme désespérément lent. Podgorica négocie depuis plus de huit ans, et Belgrade, six. D’autres candidats à l’adhésion, tels que la Macédoine du Nord et l’Albanie, peinent même à lancer le processus, tandis que la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo sont irrémédiablement à la traîne. Les citoyens du Kosovo sont les seuls des Balkans à encore devoir demander un visa pour se rendre dans l’UE. 

Cela étant, ce n’est pas tant la rapidité de l’expansion de l’UE que sa portée qui posent problème. Face au tournant illibéral de la Hongrie et de la Pologne, les bons élèves de l’élargissement de 2004, des responsables politiques au sein des pays de l’UE se demandent s’il est sage d’ouvrir la porte aux semi-démocraties des Balkans. Pour des dirigeants tels que le président français, Emmanuel Macron, la consolidation interne de l’UE passe avant son expansion. 

Cette approche non interventionniste donne à d’autres États membres la possibilité de dévoyer l’élargissement. Aucun État membre, pas même l’Allemagne pourtant pro-élargissement, n’a réussi à faire plier la Bulgarie pour qu’elle abandonne son veto de décembre 2020 contre le démarrage des négociations d’adhésion de la Macédoine du Nord. L’UE a en effet le sentiment d’avoir d’autres chats à fouetter : le nouveau budget et la prise de bec avec Varsovie et Budapest quant aux conditions qui y sont associées, les défis géopolitiques liés à la Turquie, à la Russie et à la Chine, ou encore la conclusion d’un accord sur la politique migratoire commune. Il ne s’agit là que de quelques exemples ; la liste des priorités qui passent avant l’élargissement aux Balkans occidentaux est bien plus longue. 

Le problème est que cette politique de non-élargissement de facto est en train de devenir une prédiction autoréalisatrice. Plus l’UE se désengage, moins il est probable que les élites politiques des Balkans occidentaux soient réceptives aux préceptes de l’UE. Dans le même temps, l’affaiblissement de la détermination des pays candidats à procéder aux réformes démocratiques requises ne vient que justifier l’attitude peu accueillante de Bruxelles. En résulte une situation contradictoire. D’une part, la région est déjà profondément intégrée dans le marché européen et bénéficie d’un accès privilégié à l’UE – pour les échanges commerciaux, mais également, dans une certaine mesure, pour la circulation des personnes – et, d’autre part, les Balkans occidentaux sont accablés par un retour à l’autoritarisme et un nationalisme de plus en plus prégnant. L’État de droit est, au mieux, précaire. En 2018, l’ONG internationale Freedom House, qui observe l’état de la démocratie dans le monde, a rétrogradé la Serbie pour la classer parmi les pays « partiellement libres ». Le président Aleksandar Vučić a peu à peu démantelé les freins et contrepoids qui avaient été péniblement établis au cours des douze premières années de la démocratie post-Milošević, avant que son parti n’arrive au pouvoir. C’est pourquoi la vision de l’UE, déjà mise à mal au sein de l’Union, a perdu toute crédibilité dans les Balkans. L’impression que l’UE est disposée à laisser Aleksandar Vučić et d’autres autocrates s’en tirer à bon compte monte les segments les plus progressistes des sociétés des Balkans occidentaux contre l’UE, car, à leurs yeux, par son (in)action, l’Union ne joint pas le geste à la parole, elle qui prétend défendre les valeurs démocratiques et libérales.  

Gérer la rechute autoritaire 

L’enseignement essentiel à tirer des précédents élargissements à l’Europe centrale et orientale est que l’intégration européenne fonctionne comme un amplificateur. Dans les années 1990 et 2000, l’élargissement a contribué à ancrer des réformes venant de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Dans les années 2010, malheureusement, l’UE a légitimé et financé des gouvernements qui mettaient à mal les principes de la démocratie libérale, l’exemple le plus frappant étant le cas de la Hongrie, dirigée par Viktor Orbán. Dans la même veine, depuis peu, l’UE se transforme en un pilier du statu quo autoritaire dans les Balkans occidentaux. En conséquence, les forces pro-démocratie dans la région se retrouvent dans une position inconfortable : elles doivent soit excuser la coopération de Bruxelles avec des élites prédatrices, soit chercher désespérément d’autres modèles de transformation où l’Europe est absente. De plus, la dépopulation et l’émigration viennent encore fragiliser la dynamique de changement initiée dans ces pays. 

Le recul de la démocratie associé au problème de la captation de l’État offre à des puissances rivales de l’UE – telles que la Russie, la Turquie et la Chine – une occasion d’asseoir leur influence sur les Balkans. De manière générale, les dirigeants des Balkans préfèrent la présence russe, turque ou chinoise à celle de l’UE pour des raisons pécuniaires. En entretenant des relations avec Moscou, Pékin ou Ankara, les Balkans peuvent également bénéficier d’un moyen de pression vis-à-vis de l’UE, en faisant valoir l’importance géopolitique de leur pays dans la lutte qui oppose l’Europe à ses concurrents. La dilution des exigences de l’UE concernant les changements à apporter dans des domaines essentiels pour l’exercice du pouvoir – que ce soit les médias, la justice, la police ou l’emploi dans le secteur public – constitue une concession que les élites des Balkans occidentaux sont à l’évidence disposées à accepter. 

Face au recul de la démocratie en Hongrie ou en Pologne, ou même dans les Balkans occidentaux, les élites politiques qui dirigent l’UE ont tiré deux conclusions principales : la première est que l’élargissement de 2004 a été réalisé trop tôt, et la deuxième est qu’il ne faut pas commettre à nouveau cette « erreur » dans les Balkans occidentaux. Pourtant, si ce n’est l’introduction de nouveaux obstacles dans l’évaluation de l’état de préparation d’un pays à rejoindre l’Union, l’UE n’a pas trouvé de solution au problème de déficit démocratique dans les pays candidats. La durée des négociations d’adhésion ne permettra pas de garantir la consolidation institutionnelle et de renforcer l’État de droit. 

Il importe de noter que la résurgence de l’autoritarisme au sein de l’UE n’est pas la preuve de l’échec de l’élargissement. On ne peut nier que l’élargissement de l’Union a transformé l’économie et la société en Pologne, en Hongrie, et dans le reste de l’Europe centrale et orientale. Mais l’espoir que l’adhésion à l’UE pourrait à elle seule remédier à tous les problèmes et combler toutes les lacunes de ces pays était désespérément naïf. Pour que l’UE puisse tenir sa promesse de consolidation de la démocratie, le processus d’adhésion doit fonctionner en tandem avec les forces nationales, et non contre ces dernières.    

Vote à la majorité qualifiée et pouvoir au peuple 

L’une des solutions qui ont le vent en poupe dans les Balkans occidentaux serait de renforcer l’intégration régionale afin de stimuler l’économie, tout en préparant les pays des Balkans occidentaux à une adhésion à l’UE dans dix à quinze ans. Le concept de « mini-Schengen » est à la mode depuis quelques années, la Serbie, la Macédoine du Nord et l’Albanie soutenant ardemment cette idée. Aussi noble que soit l’objectif de la coopération régionale, cette dernière ne permettra pas d’établir une croissance économique solide, et encore moins de dissiper le malaise démocratique. En réalité, les Balkans occidentaux ont déjà libéralisé le commerce des marchandises dans une large mesure, après plus de vingt ans d’initiatives promues par l’UE et chapeautées par des instances multilatérales telles que l’Accord de libre-échange de l’Europe centrale ou le Conseil de coopération régionale (CCR) installé à Sarajevo. Un mini-Schengen pourrait permettre de lever certaines barrières non tarifaires, mais il n’améliorera pas l’État de droit ou la redevabilité démocratique – une condition sine qua non pour garantir la croissance à long terme. Les initiatives régionales de ce type sont les bienvenues, mais elles ne peuvent se substituer à une adhésion complète de l’ensemble des pays des Balkans occidentaux à l’UE.

L’impératif géopolitique pour l’UE d’établir sa suprématie dans sa périphérie nécessite d’accélérer l’élargissement. Le défi reste toutefois de déterminer comment ne pas compromettre les réformes menées dans les pays candidats en ouvrant les portes de l’adhésion à l’UE. L’UE n’est pas encore parvenue à concevoir un modèle de transformation adéquat. Des changements cosmétiques, tels que la méthodologie révisée du processus d’élargissement – cheval de bataille des Français au début de l’année 2020 –, ne permettront pas d’enrayer la rechute autoritaire dans les Balkans occidentaux ; ils ne feront probablement que prolonger les pourparlers d’adhésion. Toute modification apportée au contenu ou à la structure des négociations d’adhésion s’avérera vaine sans une réforme approfondie du processus décisionnel.

À l’heure actuelle, la prise de décision à l’unanimité dans le processus d’adhésion empêche de récompenser les bons élèves sur le plan de la démocratie, tels que la Macédoine du Nord, mais aussi de sanctionner ceux qui sont à la traîne, comme la Serbie d’Aleksandar Vučić. Le vote à l’unanimité pour l’approbation de chaque étape franchie par les pays dans le processus d’adhésion à l’Union donne aux États membres tout le loisir de freiner une adhésion en raison de différends bilatéraux ou de leurs propres politiques nationales. 

La prise des décision à l’unanimité ne permet pas non plus d’aisément sanctionner les États qui retombent dans leurs travers. La règle selon laquelle les 27 États membres doivent approuver les décisions a fait de ce que l’on appelle la « clause de réversibilité » la marque de fabrique de la méthodologie de la nouvelle Commission européenne en matière d’élargissement, un exercice dilatoire inefficace. Le Parlement européen a déjà voté à deux reprises en faveur de la suspension des négociations d’adhésion avec la Turquie – en 2017 et en mars 2019. La Commission européenne et le Conseil n’y ont pas donné suite. La probabilité de voir les dirigeants autoritaires des Balkans occidentaux sanctionnés est encore plus mince. 

Tenter de transformer les Balkans occidentaux alors que l’on peine à maîtriser les autocrates déjà présents dans l’UE, tels que Viktor Orbán, s’apparente à peindre le plafond d’un appartement pour couvrir la fuite d’eau du voisin d’en haut au lieu de lui réparer son lavabo. Les hommes forts des Balkans ont pu s’inspirer de leur voisin hongrois quant à la manière de capter l’État sans se voir imposer des sanctions européennes. Si l’UE s’avère incapable de contribuer au renouveau démocratique de la Hongrie, elle n’aura aucune chance d’y parvenir dans les Balkans occidentaux. Il convient d’introduire le vote à la majorité qualifiée dans les négociations d’élargissement, mais également de pleinement mettre en œuvre le mécanisme qui subordonne le déboursement de fonds du budget de l’UE au respect de l’État de droit. 

Pour que le pouvoir de transformation que l’on reconnaît à l’UE puisse produire des résultats positifs, la réforme du processus décisionnel dans les pourparlers d’adhésion doit s’accompagner d’une impulsion populaire dans les Balkans occidentaux. Cela signifie que les acteurs de la société civile doivent exiger l’assainissement de la politique dans leur pays et promouvoir le changement, notamment au travers de la participation à la vie électorale. Plusieurs exemples encourageants sont à noter dans l’UE et au-delà, de la Slovaquie à la Macédoine du Nord, en passant par la Roumanie. Une politique d’élargissement fonctionnelle devrait reposer sur des mécanismes permettant de renforcer directement et véritablement la position des forces pro-européennes : d’un point de vue rhétorique, en dénonçant la captation de l’État, mais aussi concrètement, en investissant dans les organisations de la société civile et les médias, dont la mission est de demander des comptes à ceux qui détiennent le pouvoir. Même avec Donald Trump au pouvoir, les États-Unis ont montré le bon exemple dans ce contexte en relançant Radio Free Europe en Hongrie, en Roumanie et en Bulgarie. 

Remettre de l’ordre dans les priorités

Les tentatives visant à promouvoir la redevabilité et l’État de droit dans les Balkans occidentaux ne devraient pas nuire à l’autre objectif de l’UE, qui est d’établir une Union libre et démocratique de l’Atlantique à la mer Noire. La situation actuelle en Hongrie, avec Viktor Orbán, et en Serbie, avec Aleksandar Vučić, montre qu’il n’est pas plus facile de contrer la rechute autoritaire en dehors de l’UE qu’en son sein. Le non-élargissement n’est pas non plus le remède contre la captation de l’État dans les Balkans occidentaux. L’adhésion de démocraties défaillantes pourrait causer moins de dégâts à long terme pour l’UE que le report indéfini de l’adhésion. Bien entendu, il convient de prendre des précautions. Pour veiller à ce que les six nouveaux membres potentiels (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro et Serbie) ne perturbent pas les processus décisionnels internes déjà compliqués de l’UE, leurs droits de vote pourraient être limités jusqu’à ce qu’ils respectent les normes de la démocratie et de l’État de droit (voir ici pour un exemple d’approche possible). 

Que les fonctionnaires à Bruxelles – ou à Paris ou Berlin d’ailleurs – le veuillent ou non, les Balkans occidentaux sont le baptême du feu de l’« Europe géopolitique ». Pour prouver que ses actions et ses engagements font la différence sur la scène internationale, l’UE devrait d’abord asseoir ses objectifs et affirmer son rôle dans sa propre arrière-cour, ou plutôt dans sa cour intérieure, au vu de l’emplacement des Balkans occidentaux sur la carte par rapport au reste de l’Union. Ce n’est qu’une fois cette étape franchie que l’Europe pourra briller dans son voisinage élargi, ou même sur la scène mondiale. 

L’article a été traduit de l’anglais vers le français par Amandine Gillet. Vous pouvez retrouver l’article original sur le site d’Europe’s Futures ici

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