Si les droits des femmes et l’égalité de genre ont théoriquement été reconnus en tant que droits humains fondamentaux, ils sont aujourd’hui dangereusement remis en question, voire, dans certains cas, purement et simplement bafoués. Les acteurs du progressisme et les militants de terrain dénoncent les lois discriminatoires qui, en violation flagrante des valeurs européennes, entravent de plus en plus l’accès des femmes à la santé et aux droits sexuels et reproductifs. Marta Lempart, militante polonaise pour les droits des femmes, raconte le combat mené dans son pays.
Interrogée par Laeticia Thissen, analyste politique chargée des questions d’égalité de genre à la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Marta Lempart évoque son rôle comme une des principales initiatrices de la « grève des femmes » en Pologne (appelée Strajk Kobiet en polonais), qui a entraîné une révolte civique historique menée par les femmes. Cet échange s’est déroulé quelques jours à peine après la Journée mondiale du droit à l’avortement du 28 septembre 2021, avant que se tienne le rassemblement de la Women’s March du 2 octobre pour le droit à l’avortement à Washington et dans tous les États des États-Unis.
Laeticia Thissen : À la suite des graves attaques perpétrées contre le droit à l’avortement et les droits et la santé sexuels et reproductifs dans votre pays, et compte tenu de la détérioration de l’État de droit en Pologne, quelle a été la force de la grève des femmes polonaises ?
Marta Lempart : Nous [la Strajk Kobiet] sommes reconnues par 89 % de la population polonaise, et c’est là notre véritable force. Même si nous n’avons pas le même type d’influence que les responsables politiques, le mouvement de la grève des femmes polonaises bénéficie d’une meilleure cote de popularité en Pologne que le gouvernement actuel. Nous pouvons résister à n’importe quelle attaque perpétrée contre nous ou contre l’UE (Union européenne) par le gouvernement, mais il nous faut quelqu’un qui croie en notre capacité d’affronter la propagande du gouvernement.
LT : Quelles ont été les conséquences concrètes de l’interdiction quasi totale de l’avortement pour les femmes polonaises ?
ML : L’interdiction nous a contraintes à trouver d’autres solutions. Des initiatives telles que le réseau Abortion Without Borders (Avortement sans frontières), visant à aider les personnes enceintes à accéder à une IVG médicamenteuse chez elles ou à se rendre dans une clinique à l’étranger, ont connu une croissance exponentielle1Note de la rédaction : lancé en 2019, ce réseau a, sur sa première année d’existence, reçu 7007 appels de 5237 personnes, aidé 2199 personnes à accéder à une IVG médicamenteuse sûre en Pologne et fourni plus de 67 320 livres sterling à 262 personnes qui devaient se rendre à l’étranger pour subir une IVG. Si le jugement rendu le 22 octobre 2020 par la Cour constitutionnelle polonaise a rendu d’autant plus nécessaire ce service, les nombreuses manifestations qui ont eu lieu après son adoption ont contribué à promouvoir l’organisation et à accroître sa capacité à permettre l’accès à l’avortement.. Aujourd’hui, une initiative populaire nationale est en place pour fournir des IVG en dehors du système officiel. Rien de tout cela n’est caché, car il est légal, en réalité, de subir soi-même une IVG ou de s’informer sur l’avortement. La loi dispose que vous n’êtes pas punie si vous mettez fin à votre grossesse. C’est l’acte de réaliser une IVG sur autrui qui est illégal. Ce sont donc ceux qui procèdent à l’avortement, c’est-à-dire les médecins, qui peuvent être punis. Dans le même ordre d’idées, l’IVG médicamenteuse n’est pas illégale en soi, car elle consiste uniquement en la fourniture des médicaments, et non en la réalisation de l’acte lui-même. La personne qui procède à l’avortement est la femme elle-même. Cette situation clairement paradoxale est due à un vide juridique dans la loi de 1993, qui ne prévoit pas certains progrès accomplis dans le domaine médical. Naturellement, les conservateurs anti-choix cherchent à faire supprimer ces vides juridiques, mais pour le moment, c’est comme cela que cela fonctionne.
LT : Cela veut-il donc dire que l’interdiction est officiellement en place mais que, dans les faits, les autorités gouvernementales fuient leurs responsabilités en abandonnant les femmes à leur sort, en particulier les plus précaires, dont la seule solution est de se débrouiller seules ?
ML : Si l’IVG est réalisée à l’étranger, elle est complètement légale, car elle n’a pas été effectuée en Pologne. Cependant, toutes les femmes ne peuvent pas se permettre d’aller à l’étranger. C’est pourquoi des organisations populaires telles qu’Abortion Without Borders ont créé des équipes d’avortement internationales et ont réuni l’équivalent de près de cinq cent mille euros au cours des manifestations afin de pouvoir dispenser gratuitement les soins, de manière à ce que les femmes ne doivent pas payer. Lorsqu’elles doivent se rendre à l’étranger, leur voyage et leur séjour sont pris en charge, car cela représente un coût considérable pour de nombreuses femmes, qui ne pourraient pas forcément se le permettre sans être aidées. Il existe, fondamentalement, tout un système construit parallèlement au système étatique car le gouvernement ne fournit pas ce type de service public. Ce n’est qu’un exemple, mais il existe de nombreuses autres initiatives, non seulement pour l’avortement, mais aussi pour tous les services qui devraient être fournis par l’État, et qui ne le sont pas.
LT : L’État du Mississippi a demandé à la Cour suprême de confirmer son interdiction de l’avortement et d’annuler l’arrêt fondateur Roe vs. Wade, tandis qu’au Texas, la loi interdisant presque totalement l’avortement est déjà entrée en vigueur, révélant ainsi une stratégie radicale et rétrograde qui menace de déclencher une avalanche d’interdictions et de restrictions de l’avortement dans tout le pays. Voyez-vous un parallèle entre ce qui se passe aux États-Unis et ce qui se passe dans votre pays ?
ML : Oui, tout à fait, et je dirais que cela se vérifie dans une bien plus large mesure. C’est exactement ce que démontre Klementyna Suchanow2NDLR : autrice et co-fondatrice de la « grève générale des femmes » en Pologne. dans son livre C’est la guerre. Elle y donne probablement l’une des descriptions les plus détaillées du mode opératoire des réseaux fondamentalistes en Pologne mais aussi aux États-Unis, au Brésil et en Russie. Ce livre a été publié il y a deux ans et, depuis lors, Klementyna a énormément approfondi ses recherches et elle a démontré comment ce qui se passait en Pologne, aux États-Unis et partout ailleurs était étroitement lié au financement majeur dont bénéficient les mouvements anti-choix, et qui provient, dans une large mesure, de la Russie.
LT : Comment voudriez-vous que la société civile européenne soutienne ces efforts ?
ML : D’un point de vue organisationnel, il faut tenir davantage compte des militants, comme le fait l’IPPF avec sa campagne Defend The Defenders, qui soutient les défenseurs des droits des femmes qui ont subi des violences de la part des autorités répressives et des groupes d’extrême droite. Il n’est pas trop difficile d’obtenir des subventions pour nos actions et mobilisations, mais nous avons également besoin d’argent pour aider concrètement les personnes qui s’impliquent afin d’assurer le maintien de ce type d’organisations populaires. Les militants et bénévoles ont besoin de conseils juridiques judicieux et d’assistance sociale : certains d’entre eux ont perdu leur emploi ou leur logement et se retrouvent dans une situation désespérée. C’est pourquoi nous demandons à chaque organisation internationale de promouvoir la création d’une équipe telle que celle de Defend the Defenders. Un autre moyen de nous soutenir pourrait être d’inviter des militants, en particulier ceux qui viennent de petites villes. Cela pourrait constituer un élément de motivation supplémentaire. Certains militants conservent toujours dans leur bureau ou chez eux des photos de leur visite au Parlement, prises il y a de nombreuses années. Il est donc très important de leur permettre de se rendre en Espagne ou en Allemagne pour y rencontrer leurs homologues actifs dans les communautés locales, afin qu’ils sachent que leur travail est reconnu.
LT : Et que pensez-vous de cette idée de justice reproductive pour parler des droits reproductifs ? C’est quelque chose qui était très présent dans les mouvements afro-féministes américains réclamant une manière plus inclusive de traiter ces questions. Est-ce une idée qui vous parle ?
ML : Oui, nous sommes au courant. C’est pourquoi nous avons de nombreuses connexions avec les organisations féministes d’Amérique latine. C’est ce que nous appelons, dans le jargon associatif, « une question d’argent ». Certaines femmes doivent emprunter de l’argent pour se faire avorter, et se voient donner deux ans pour rembourser la somme. La plupart des femmes qui ont participé aux manifestations viennent de petites villes, n’ont pas un niveau d’éducation très élevé et gagnent souvent tout juste le salaire minimum. Je pense donc que c’est bien de cette idée de « justice reproductive » dont il est question, même si, sur le terrain, nous ne l’appelons pas comme cela. Toutefois, en tant que militants sur le terrain, nous ne sommes pas les mieux placés pour participer à de tels débats théoriques. Nous devons garder les choses aussi simples que possible et nous concentrer sur des actions concrètes.
LT : En juin 2021, le Parlement européen a adopté un rapport historique sur les droits et la santé sexuels et reproductifs, sous l’impulsion du député européen S&D Predrag Matić, exhortant les États membres à dépénaliser l’avortement et à le considérer comme un droit humain. À partir de ce signal important, quelle devrait être la réponse progressiste de ceux qui veulent soutenir le mouvement des femmes en Pologne ?
ML : Nous avons besoin du soutien des militants pour maintenir l’intérêt de la communauté internationale. Nous avons également besoin qu’il soit reconnu que, d’un point de vue démocratique, le mouvement des femmes en Pologne constitue une force d’opposition majeure contre ce gouvernement conservateur misogyne. Malgré la nature apolitique de notre mouvement, les actions qu’il mène ont contraint l’opposition politique à défendre avec nous la cause des femmes et à lutter contre la peur.
LT : Dans son discours sur l’état de l’Union, Ursula von der Leyen a affirmé la détermination de la Commission européenne à lutter contre la violence de genre au moyen de propositions législatives qui seront présentées d’ici la fin de l’année. En contradiction presque totale avec cet engagement, la Pologne a fait part de son intention de se retirer de la convention d’Istanbul, le premier instrument juridiquement contraignant établissant un cadre juridique global pour la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles. Étant donné que la violence de genre accroît le risque pour les femmes et les filles de subir une grossesse non désirée (sans parler des conséquences désastreuses pour leur santé et leurs conditions socio-économiques), comment cette annonce donne-t-elle le ton à l’action politique menée pour traiter ce problème ?
ML : La décision de la Pologne de se retirer de la convention (comme l’a fait la Turquie il y a quelques mois) est toujours en suspens et le pays peut la confirmer à tout moment. Ce n’est évidemment que la première des obligations internationales auxquelles le gouvernement veut renoncer. Il ne faut pas oublier que ce même gouvernement a proposé, en 2018, une loi visant à légaliser les cas « ponctuels » de violence conjugale et prévoyait d’abandonner l’obligation de proposer une assistance téléphonique aux victimes de violences conjugales, ainsi que l’obligation d’enregistrer les cas signalés. Cette proposition a finalement été retirée en raison des obligations de la Pologne au titre de la convention d’Istanbul. Selon moi, il faut s’attendre à des tendances similaires concernant d’autres obligations internationales de la Pologne, telles que la convention de Genève, la convention relative aux droits des personnes handicapées ou la convention des droits de l’enfant. Notre principale crainte est donc que la convention d’Istanbul ne soit pas une exception, mais seulement le début d’une tendance à la régression bien plus conséquente. Par exemple, dans le cadre de la réforme de l’éducation, nous nous attendons à une proposition de loi qui pourrait constituer un considérable retour en arrière pour l’égalité de genre3NDLR : cette proposition, qui suit les mesures prises par la Pologne afin d’interdire l’éducation sexuelle, a été largement critiquée par l’opposition et les médias, qui la perçoivent comme une stratégie politique visant à écarter les enseignants qui ne soutiennent pas le parti conservateur au pouvoir et à resserrer les contrôles sur les programmes d’enseignement.. Si, actuellement, les conseils locaux, les gouvernements locaux et les maires ont un pouvoir discrétionnaire sur les écoles, le but du ministère de l’Éducation est de centraliser cette compétence de nomination des directeurs et des enseignants, afin d’exclure, à terme, les autorités locales.
LT : Qu’est-ce qui vous fait garder l’espoir pour l’avenir, en tant que défenseuse des droits des femmes en Pologne ?
ML: Ce n’est pas une question d’espoir. Je sais juste que cela va fonctionner, lorsque je vois des exemples comme celui de l’Argentine. Le mouvement des droits des femmes argentin a lutté pendant cinquante-neuf longues années pour la légalisation de l’avortement et soumis pas moins de neuf propositions juridiques, jusqu’à fin 2020, moment auquel les femmes argentines ont enfin obtenu le droit de choisir de mettre fin à leur grossesse de manière légale, sûre et libre dans le cadre du système de santé. En Pologne, nous en sommes « seulement » à notre troisième tentative législative. Bien entendu, le chemin est fait de pas en avant et de pas en arrière, ce qui engendre énormément de frustration. Il faudra bien sûr du temps, mais je sais qu’au final, nous y parviendrons, car il n’y a pas d’autre alternative.
Cet entretien a bénéficié des contributions généreuses de Sophia Christodoulou, stagiaire à la FEPS, du PES Women et du comité de rédaction de la FEPS.
La version originale en anglais est disponible ici.
- 1Note de la rédaction : lancé en 2019, ce réseau a, sur sa première année d’existence, reçu 7007 appels de 5237 personnes, aidé 2199 personnes à accéder à une IVG médicamenteuse sûre en Pologne et fourni plus de 67 320 livres sterling à 262 personnes qui devaient se rendre à l’étranger pour subir une IVG. Si le jugement rendu le 22 octobre 2020 par la Cour constitutionnelle polonaise a rendu d’autant plus nécessaire ce service, les nombreuses manifestations qui ont eu lieu après son adoption ont contribué à promouvoir l’organisation et à accroître sa capacité à permettre l’accès à l’avortement.
- 2NDLR : autrice et co-fondatrice de la « grève générale des femmes » en Pologne.
- 3NDLR : cette proposition, qui suit les mesures prises par la Pologne afin d’interdire l’éducation sexuelle, a été largement critiquée par l’opposition et les médias, qui la perçoivent comme une stratégie politique visant à écarter les enseignants qui ne soutiennent pas le parti conservateur au pouvoir et à resserrer les contrôles sur les programmes d’enseignement.