Pendant le Grenelle, les féminicides continuent !

Alors que le Grenelle contre les violences conjugales a été lancé le 3 septembre 2019 face à l’ampleur des féminicides en France, Michel Debout, professeur émérite de médecine légale et du droit de la santé, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental et membre fondateur de la Fondation Jean-Jaurès, plaide pour une plus grande prise en compte du rôle joué par les services de médecine légale dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes et nous présente plusieurs propositions pour y remédier.

Le président de la République a déclaré faire des violences conjugales et sexistes la grande cause de son quinquennat ; cependant, le nombre de féminicides a déjà atteint pour les huit premiers mois de l’année le nombre effrayant de 110 victimes, certaines mères ayant été tuées devant leurs enfants !

Le Grenelle contre les violences conjugales, organisé par le gouvernement sur proposition de Marlène Schiappa, secrétaire d’État pour l’égalité femmes-hommes, doit faire le point sur cette situation intolérable, par la rencontre de tous les acteurs concernés. On peut pourtant s’étonner que la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, n’ait pas été présente aux côtés du Premier ministre, des ministres de la Justice, de l’Intérieur, du Logement et de l’Éducation à l’ouverture de ce Grenelle alors que les soignants, médecins, psychologues, infirmiers et travailleurs sociaux sont des acteurs décisifs pour la prévention de ces violences et pour la prise en charge des victimes.

De plus, la question du rôle des services de médecine légale et des unités médico-judiciaires dans le cadre des violences sexistes et conjugales n’a jusqu’ici pas été abordée au niveau gouvernemental. Pourtant, c’est dans ces structures – certaines existant depuis plusieurs décennies – que les victimes sont nécessairement accueillies et orientées. 

Le rôle de la médecine légale

Si les médecins généralistes ont un rôle indiscutable dans le repérage de ces violences et dans la facilitation de la parole de leurs patientes, si les services d’urgences interviennent lorsque la gravité des blessures physiques exigeune réparation chirurgicale, les services de médecine légale sont, eux, indispensables pour certifier l’état de la victime, constater les lésions physiques qu’elles présentent et le traumatisme psychologique qu’elles ont subi ; ces certificats constituent une pièce indispensable au dépôt de plainte.

Alors que l’on explique aujourd’hui que le dépôt de plainte est la démarche indispensable pour résoudreces violences, j’ai rencontré à ma consultation de trop nombreuses femmes souhaitant que je constate et décrive les effets des violences subies sur leur corps, leur psychisme, leur vie intime, et repartir, le certificat médical en poche, sans aller porter plainte, malgré les conseils en ce sens que j’avais pu leur prodiguer avec insistance. J’ai pu comprendre ainsi – ce qui reste trop souvent ignoré – combien la parole est difficile lorsqu’il s’agit d’évoquer devant un tiers, même compréhensif et sensibilisé, sa vie personnelle et intime. La honte et la culpabilité paradoxales pour celle qui est une victime restent un frein à toute démarche auprès de la police et de la justice. Bien plus, ce sont les conséquences de cette plainte qui la rendent trop souvent redoutée : le coût, la longueur de la procédure et lavie d’après ! Pour une mère, accepter que l’homme qu’elle a aimé, le père de ses propres enfants, soit un agresseur, parfois un violeur, c’est-à-dire un délinquant,voire un criminel, est particulièrement difficile à reconnaître, surtout dans les situations d’emprise où elle se trouve souvent enfermée. Si elle s’est trompée à ce point sur lui, c’est peut-être qu’elle a manqué de discernement, ainsi s’ajoute à son malheur sa propre dévalorisation.

Le dépôt de plainte n’est pas le début du processus de reconstruction, il en est une étape essentielle, mais qui ne peut être franchie que si la victime ressent un climat d’écoute bienveillante et de solidarité active. La victime sait, de plus, que sa parole sera confrontée à celle de l’auteur présumé qui fera valoir – et c’est bien qu’il en soit ainsi dans un État de droit – son interprétation de la situation. Combien d’agresseurs, combien de harceleurs ont pu poursuivre leurs manœuvres avec un sentiment d’impunité au point qu’ils finissaient par considérer que leur comportement était somme toute acceptable, c’est ainsi que s’est installé depuis des millénaires un climat de violences sexistes dans les rapports hommes-femmes, et ce, dans tous les pays du monde.

Il y a quarante ans, lorsque j’ai mis en place, à Saint-Étienne, l’unité d’accueil dédiée aux victimes de violences, la consultation était ouverte à toutes les femmes : celles qui s’étaient déjà rendues au commissariat pour porter plainte ou signer une main courante, mais aussi celles qui souhaitaient trouver une première écoute à leur souffrance. C’est bien au médecin et au psychologue qu’il revient d’écouter cette parole. Si l’on manque de psychologues, c’est dans les services de médecine légale qu’il faut les nommer ; c’est dans ces services qu’ils peuvent suivre les victimes – après leur première rencontre en urgence –, apprécier l’évolution de leur état psychique et les menaces qu’elles peuvent encore subir. Ce suivi trouve sa pleine efficacité s’il se développe en lien avec les associations qui accompagnent les victimes. Aujourd’hui, les services de médecine légale restent les parents pauvres des établissements hospitaliers, ils manquent, eux aussi, de personnels qualifiés.

À partir des observations de milliers de victimes, les services de médecine légale ont pu approfondir la connaissance humaine et sociale de leurs situations ; ils ont pu saisir les mécanismes psychiques et relationnels complexes qui font qu’il n’est jamais facile pour une femme de partir. Il lui faut parfois attendre que ses propres enfants deviennent à leur tour les victimes directes de leurs bourreaux pour échapper à l’intolérable.

Quelle action vis-à-vis des auteurs ?

Beaucoup d’intervenants du Grenelle ainsi que les responsables publicsont évoqué la nécessité « de prendre en charge les auteurs ». Il s’agit là, de mon point de vue, d’une erreur d’énoncé : la prise en charge concerne les victimes ; les auteurs, eux, doivent être sanctionnés. Une autre chose est de les confronter à leur comportement violent, qu’ils vivent souvent comme la marque de leur virilité ! Nous avons organisé dans notre service, en accord avec le procureur de la République, des groupes d’échanges de paroles, entre auteurs de violences, en présence du psychologue duservice et de la responsable de l’association SOS violences conjugales (un homme et une femme), avec pour but de mettre ces hommes face à leurs responsabilités de conjoint, de parent et de citoyen. Ce type d’approche pourrait être développé et ouvert à tous les suspects de violences conjugales avant même le prononcé des sanctions.

Les acteurs du Grenelle évoquent, aussi, la dangerosité des conjoints qui réitèrent les passages à l’acte violent, au risque de tuer leur victime. La procédure pénale prévoit l’expertise psychiatrique des mis en cause de faits criminels, des examens de personnalité qui obligent l’expert à évaluer la dangerosité clinique de ces auteurs présumés. Cette expertise intervient longtemps après la commission des faits, souvent pendant la période de détention provisoire. Pourquoi ne pas envisager que le parquet puisse requérir le psychiatre ou le psychologue du service de médecine légale aux fins de l’examen en urgence des auteurs présumés de violences conjugales ? Ce serait une façon demieux apprécier leur dangerosité, avec des arguments cliniques qui dépassent les seules réactions émotionnelles, et prendre les décisions qui s’imposent, d’éloignement ou de mise en détention provisoire des auteurs présumés. Un tel dispositif suppose la mobilisation d’experts psychiatres ou de psychologues compétents ; leur formation devrait constituer une des priorités de la politique de santé.

Une meilleure prise en compte du suicide comme « féminicide caché »

C’est dans les services de médecine légale que sont accueillis les corps des victimes de féminicides. L’autopsie, dont les résultats renseignent sur les actes violents qui ont provoqué la mort, pourrait être complétée par une enquête psychosociale pour mieux saisir le parcours humain, familial et social de la victime jusqu’à son décès ; pour repérer ses appels à l’aide parfois sans réponses. Ces drames ont encore beaucoup à nous apprendre, même après la mort de la victime, pour la mise en œuvre des mesures préventives qui s’imposent face à ces faits intolérables.

Dans nos services, on accueille aussi le corps des femmes suicidées qui ne font l’objet d’aucune enquête approfondie, puisque, comme le Code pénal le prévoit, le suicide éteint les enquêtes pénales. Pourquoi, dans ces cas, ne pas rechercher, au-delà des causes physiques ou biologiques de la mort, les éléments biographiques et médicaux de ces femmes ? Ce qui permettrait de découvrir que, parfois, bien avant leur mort, elles ont été victimes de violences sexistes. Ces violences subies, même de très nombreuses années plus tôt, provoquées par un père, beau-père ou ami, ont été enfouies dans la mémoire et réapparaissent à l’occasion d’une épreuve pour envahir la pensée de leurs effets mortifères. L’enquête que la Fondation Jean-Jaurès a menée en février 2018, intitulée « Viols et violences sexistes : un problème majeur de santé publique », a montré que les antécédents de viols multiplient par quatre le risque suicidaire chez les victimes.

Ce qui est vrai du suicide des victimes l’est aussi du suicide après leur crime des auteurs de féminicides. Il ne faut pas que l’enquête pénale s’arrête, car avant d’être un suicidé l’auteur est un meurtrier. Il faut reconstituer les étapes précédant l’homicide : les violences répétées, les failles dans la protection des femmes avant leur mise à mort. Le féminicide n’est pas le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, c’est le meurtre de « sa » femme parce que l’homme la possède ! Ce qu’il ne supporte pas, c’est de perdre son pouvoir sur sa victime, d’être dépossédé d’elle, parce qu’il est convaincu (ce qu’on lui a appris dès son enfance) que le rapport normal entre un homme et une femme est un rapport de possession. C’est pourquoi les périodes de séparation du couple – pourtant nécessaires pour que la femme échappe à une vie de menaces, de contraintes, d’humiliations – sont celles qui exposent le plus à cette violence assassine. 

Il faut que les pouvoirs publics, à l’occasion de ce Grenelle, confirment le rôle majeur des services de médecine légale et les unités médico-judiciaires, à côté de tous les autres acteurs, en tant que vigies des violences conjugales et sexistes et des féminicides. À côté de la réponse pénale, la réponse de la police et celle des associations indispensables pour la reconstruction des victimes, l’écoute des spécialistes de médecine légale permet aux victimes de se libérer de toute honte et de culpabilité, de se relever alors que, pendant de trop nombreuses années, leur conjoint a voulu qu’elles restent soumises comme doivent l’être les femmes, parce qu’elles sont des femmes ! 

Du même auteur

Sur le même thème