Si la question de la sélection à l’université est polémique, c’est un débat bien français : les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) appliquent pratiquement tous un mécanisme de sélection à l’entrée des universités. Mais, finalement, peu d’universitaires français ont donné leur point de vue. Le texte qui suit n’est ni un argumentaire en faveur ou contre la sélection, ni une analyse des mécanismes de formation supérieure, mais un témoignage du vécu quotidien d’une universitaire de la banlieue parisienne et du ressenti de ses collègues.
L’université, le supérieur en dernier recours
Il est bien connu que l’université est devenue, nolens volens, la voiture-balai des études supérieures. Coincée entre d’une part les classes préparatoires et les grandes écoles, hautement sélectives, richement dotées et qui attirent les premiers de classe et, d’autre part, les formations courtes encadrées et sélectives (BTS, DUT) et enfin les écoles privées, plus ou moins chères, plus ou moins de qualité, l’université joue le rôle du supérieur en dernier recours.
Déversoir de générations nombreuses qui ont une piètre idée d’elles-mêmes et une méconnaissance des exigences de la formation supérieure, l’université accueille un grand nombre d’étudiants aux envies floues et aux compétences peu assurées. Le résultat est logique : le taux d’échec en première année tourne autour de 60%. Dès lors, aux amphis bondés de septembre succèdent les amphis vides de novembre, après les premiers contrôles sur lesquels se fracassent les « touristes ».
Une crise des ciseaux entre le niveau des enseignants et celui des étudiants
Le paradoxe est que jamais l’université n’a été aussi sélective dans le recrutement de ses enseignants-chercheurs. Ce premier point est une des raisons profondes et ignorées de l’acuité de la crise ouverte aujourd’hui.
Les nouveaux enseignants-chercheurs sont issus d’un parcours hautement sélectif – avec des variantes selon les disciplines, mais globalement cela est vrai partout. Ainsi, après un passage par l’université ou les grandes écoles via des masters de recherche difficiles d’accès, c’est au plus un ou deux sortants de cinquième année qui poursuit en thèse après obtention d’un financement à l’issue d’un concours où l’on a facilement vingt à trente demandes pour un contrat doctoral.
Les thèses, en moyenne, se font en trois ou quatre ans au sein d’équipes de recherche. Parallèlement, les thésard participent à des conférences internationales, publient et enseignent. À l’issue de leur thèse, beaucoup partent en post-doctorat à l’étranger, pour un à trois ans. Pour être à même de postuler à des postes d’enseignants-chercheurs, il faut passer par la qualification du Conseil national des universités, puis envoyer son dossier aux universités qui recrutent. Avec les tensions budgétaires, de moins en moins de postes sont ouverts : concrètement, tous les départs ne sont pas remplacés, quant aux créations de postes, elles sont rarissimes. Pour un poste offert, il est courant d’avoir une centaine de dossiers, de qualité croissante depuis une dizaine d’années.
Par ailleurs, l’immense majorité des universités a profondément modifié ses méthodes de recrutement dans le sens de l’ouverture et de la fin du localisme et/ou du népotisme. Recruter demande aux enseignants titulaires un temps fou et une énergie considérable. Auxquels se conjuguent la complexité administrative, la nécessité de trouver au moins douze personnes compétentes pour étudier les dossiers et siéger deux fois, gratuitement, en respectant de multiples quotas (par statut, extérieur/intérieur, hommes/femmes). En sus de la procédure elle-même, les recruteurs vont dans les conférences ou les séminaires pour écouter les candidats, dans le but d’évaluer s’il serait opportun de les attirer dans leur équipe, car il en va de la survie des labos, évalués sur leurs recherches et leur attractivité.
Au total, jamais la qualité des nouveaux enseignants-chercheurs n’a été aussi grande. Il faut dire que la France tient encore son rang en recherche, malgré des moyens limités. Les jeunes chercheurs/ses sont parfaitement à l’aise dans le milieu scientifique international et nombre d’entre eux ont déjà acquis de la notoriété et du prestige quand ils/elles se présentent aux concours de recrutement. D’ailleurs, cela pose déjà le problème de leur départ fréquent vers des laboratoires étrangers, sans que l’on ait en retour une venue d’étrangers.
Mais, revenons maintenant à l’université française et à la question de la sélection en première année de licence. Après ce parcours du combattant, les enseignants-chercheurs se retrouvent à enseigner à des étudiants de licence dont beaucoup n’ont pas les prérequis pour suivre. Ces universitaires sont payés moins de 2 000 euros nets par mois pour les trois premières années de carrière, quel que soit le lieu de travail (région parisienne ou province). Les conditions matérielles d’enseignement sont souvent honteuses et les charges administratives énormes et croissantes.
Or, pourquoi font-ils ce métier mal payé et restent-ils en France ? Pour la liberté de la recherche. Certes, pour la plupart, ils aiment enseigner, ont un réel plaisir à travailler avec les jeunes, mais pas dans ces conditions, et pas au prix du sacrifice de leurs travaux en cours. Et c’est pourtant ce qui se passe : le temps consacré à la production scientifique n’est pas sanctuarisé, alors que c’est de lui que dépendent les promotions (motivation externe) ou plus profondément la vocation (motivation interne).
Par conséquent, on se trouve devant une injonction paradoxale à l’adresse des enseignants-chercheurs : leur reprocher les taux d’échecs en licence, sans accroître les moyens matériels nécessaires, et ne tenir compte que de leurs publications pour évaluer leur contribution à l’université. Le résultat est alors le suivant : l’aigreur, l’épuisement pour celles et ceux qui veulent tout faire, mais aussi la recherche de planques pour éviter l’enseignement, ce qui reporte sur des effectifs d’enseignants rétrécis la charge éducative.
La conséquence pour les étudiants en première année de licence ? Malgré toute leur bonne volonté et leurs qualités, les enseignants ne sont pas du tout préparés à faire face à la masse d’étudiants. En réalité, ce n’est pas tant le nombre de sortants du lycée qui pose problème que leurs aptitudes. Un amphithéâtre de deux cents étudiants capable de suivre et de prendre des notes poserait moins de souci que des travaux dirigés de trente étudiants qui n’ont pas les bases nécessaires en français, anglais ou encore mathématiques. Le constat général dans les couloirs des universités est que le niveau des bacheliers correspond à peine à celui d’une fin de collège et que le lycée a glissé sur eux sans laisser de traces – incidemment, il serait intéressant de faire passer les épreuves du brevet aux étudiants en première année de licence pour tester la réalité de cette impression. Le décalage par rapport aux enseignements universitaires est trop grand pour être comblé par quelques travaux dirigés additionnels. Les innovations pédagogiques (travail en groupe, MOOC, jeux sérieux, oral, etc.) ne sont pas tenables face à la marée des inscrits et ne peuvent pas être mises en œuvre au reflux de novembre, car l’administration universitaire continue à calibrer les amphis et les travaux dirigés sur le total des inscrits et non sur les présents, en vertu du principe qu’il faut offrir potentiellement les mêmes services à tous, présents ou disparus. D’ailleurs, les absents des amphis reviennent effectivement pour les examens, que ce soit ceux de la première session ou de la deuxième session. Certes, ce ne sont pas les copies les plus chronophages, au contraire ce sont les plus désespérantes.
Une professionnalisation des formations encore ignorée
Une fois passée la licence, un autre monde commence : celui des masters. Il y avait encore jusqu’à cette année le passage difficile du master 1 où les inscriptions étaient souvent de droit après la licence. Cela reproduisait, avec un peu moins de dégâts, la configuration de l’étudiant de première année de licence. Trop d’inscrits, pour des motivations incertaines, des niveaux trop faibles malgré la barrière de l’obtention de la licence. Résultat : un taux d’échec important en première année de master et des étudiants qui perdaient une année.
La deuxième année de master est en général sélective et propose des spécialités plus ou moins pointues, avec un très grand souci de l’insertion professionnelle des sortants, et ceci pour un prix imbattable (celui d’une inscription universitaire, soit 256 euros pour l’année). C’est probablement le lieu qui a le plus changé dans l’université dans la dernière décennie, tant du point de vue du public que des enseignements. D’abord, ce sont souvent des petites promotions, autour de vingt personnes, et pour lesquelles il est enfin (!) possible d’enseigner ; ensuite s’y mélangent des publics divers comprenant des sortants de master 1, reprises d’études, contrats d’apprentissage… Le mélange des âges et des parcours favorise beaucoup l’esprit coopératif et la formation des esprits. Enfin, les intervenants extérieurs (rémunérés à un tarif indécent de 35 euros de l’heure et qui viennent plus par amitié pour le responsable et intérêt professionnel que par appât du gain…) et les stages permettent une perméabilité entre l’université et le marché du travail. Bref, si quelque chose fonctionne dans l’université aujourd’hui, malgré tous les obstacles, les réformes, les regroupements, les restrictions budgétaires, etc., c’est bien les master 2.
Mais l’université a mauvaise réputation, en raison des échecs en licence. Et les master 2, souvent de grande qualité, ne sont pas reconnus à leur juste valeur et suffisamment appréciés des entreprises pour qui la marque « université » démonétise le diplôme. Les sortants trouve vite un travail, certes, mais pas aux mêmes rémunérations de ceux ayant un diplôme de l’enseignement supérieur privé (sans même parler des grandes écoles).
Les retombées positives d’une sélection explicite
Les masters sont en mutation cette année. Cette dernière correspond à la mise en place de la sélection à partir de la troisième année de licence. Au lieu d’un accès de plein droit, les étudiants doivent désormais remplir un dossier pour le master de leur choix et ne sont plus assurés d’avoir une place dans la formation de leur choix. En contrepartie, une fois entrés et s’ils valident leur master 1, ils/elles vont normalement dans un master 2.
Le changement s’est fait cette année, la période de transition est à haut risque, tant les habitudes sont bousculées. Il faut souligner que dans un temps record ont été mises en place des plateformes informatiques pour déposer les dossiers et que les commissions ont fait face à des montagnes de demandes, avec de grandes incertitudes sur le processus, et malgré tout ont réussi à s’en sortir. Quand on parle de l’absence de réactivité des universités, c’est méconnaître cette remarquable capacité à absorber les chocs institutionnels, au prix des soirées et des week-ends, et à se saisir des opportunités ouvertes.
Pour les responsables de master, c’est enfin l’espoir d’avoir une formation cohérente sur deux ans offerte à des étudiants qui ont fait un choix explicite, et non une inscription automatique à l’issue de la licence, puis sélection ou échec après une année en master. On attend aussi des retombées positives sur les étudiants de troisième année de licence qui ont maintenant un intérêt direct à se renseigner sur leurs possibilités post-licence et à travailler pour présenter le meilleur dossier possible. Sachant que les masters réputés peuvent facilement attirer deux cents à trois cents dossiers pour vingt à trente places, le mur de la sélection s’est déplacé de la fin du master 1 à la fin de la troisième année de licence.
La responsabilité des collèges et lycées
Pour résumer, les master 2 fonctionnent, offrent un rapport qualité/prix imbattable, avec une gamme diversifiée sur tout le territoire qui répond plus ou moins aux emplois offerts. La réforme du master va sans doute aider à rendre plus lisibles les parcours et à améliorer les formations. Mais rappelons que nous parlons ici des 30 à 40% d’étudiants qui ont réussi à valider leur licence et ont passé le cap de la sélection. Que sont devenus les autres ? On le sait mal. Certains se sont réorientés vers des BTS, des formations courtes, des licences qu’ils/elles enchaînent… D’autres disparaissent vers l’enseignement supérieur privé. Enfin, certains sortent complètement de tout système de formation.
Le niveau licence est donc bien le problème, et surtout la première année. Que penser d’un système qui ne réussit à mener au bout d’une formation que 40% des inscrits de première année ? D’un côté, on blâme les universitaires de faire mal leur travail d’enseignement, de ne pas renouveler leurs pratiques pédagogiques, d’éviter au maximum les charges pédagogiques (ce dernier reproche étant assez fondé). De l’autre, les universitaires ont beau jeu de souligner la concurrence inégale face à toutes les autres offres d’enseignement supérieur, public ou privé, et leur impuissance à accueillir dans de bonnes conditions la grande masse des sortants du baccalauréat. Leur cri d’alarme sur « le niveau baisse » est entendu comme une réflexion de vieux grincheux (« c’était mieux avant ») ou la conséquence directe de la massification de l’enseignement secondaire : si le niveau des bacheliers baisse par rapport aux générations passées sélectionnées, le niveau de l’ensemble des jeunes de dix-huit ans augmente, ce qui est un progrès, d’où une illusion d’optique.
Néanmoins, l’impression persistante est que les nouveaux entrants sont pour la plupart incapables de suivre un cours normal et se conduisent comme des grands brûlés par rapport aux mathématiques ou à l’écriture. Dans leur tête, ils/elles ont jeté l’éponge (« moi, les maths, j’y comprends rien ») et leurs copies blanches viennent confirmer la piètre idée qu’ils/elles ont d’eux-mêmes. Les enseignants en lycée et collège avec lesquels nous échangeons confirment d’un air navré qu’ils nous envoient des jeunes qui ne sont pas prêts à suivre nos formations. Et ce ne sont pas des MOOC ou des cours supplémentaires qui peuvent remédier à ces lacunes. Les budgets du plan réussite en licence n’ont servi que de cautères sur des jambes de bois.
Analyser ce qui se passe dans le primaire et le secondaire déborde le cadre de ce témoignage. Mais il est clair que la sélection en première année de licence à l’université sans réforme en profondeur du fonctionnement des écoles, collèges et lycées est une impasse. Cela va améliorer le fonctionnement des universités, certes, et permettre aux jeunes de profiter pleinement de la qualité actuelle des jeunes universitaires. Mais c’est aussi laisser sur le carreau la moitié des sortants du secondaire. Poser comme un dogme que tout bachelier a le droit de s’inscrire à l’université conduit à l’impasse actuelle ; sélectionner sans réformer l’enseignement secondaire et le baccalauréat déplace le gâchis humain à dix-huit ans.
Les parcours linéaires depuis l’école primaire, cela devrait être fini
Terminons en allant encore plus loin. Le schéma de sélection linéaire commençant dès la maternelle, avec Polytechnique en graal de la réussite, est un problème aujourd’hui. Être précoce, travailler dur à seize ans, entrer dans une grande école : votre vie est réussie à vingt-deux ans. L’obsession du concours ou encore de la sélection de l’élite pollue tout le système depuis l’école primaire. Le gain à former précocement des cerveaux puissants pour 5% d’une génération a un coût : les 95% restant perdent confiance en eux et sont laissés sur place.
« Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel : celui de bachotage. […] ‘Bachotage’ : autrement dit : hantise de l’examen et du classement». Cette citation est extraite d’un écrit clandestin de… Marc Bloch, « Sur la réforme de l’enseignement ». N’est-il pas terrifiant que près de quatre-vingt ans plus tard on se cogne aux mêmes défauts ? Que, dans une société qui repose de plus en plus sur l’intelligence et la capacité d’adaptation on continue à figer les hiérarchies et les élites sur la capacité de travail et d’abstraction testée à seize ans ? Ce n’est pas d’une énième réforme dont a besoin l’enseignement en France, mais d’une révolution des pratiques de toutes les parties prenantes : enseignants, enseignés, chercheurs, administrations, entreprises et last but not least… parents.