Une journée à Auschwitz : trois leçons subjectives

Un voyage de mémoire à Auschwitz a rassemblé, le 17 février 2019, plus de 150 femmes ; la Fondation Jean-Jaurès s’y est associée, auprès de l’association Langage de femmes, présidée par Samia Essabaa, professeure d’histoire-géographie à Noisy-le-Sec. Dominique Meurs, économiste, chercheure associée à l’Ined et professeure à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, faisait partie de la délégation de la Fondation Jean-Jaurès lors de ce déplacement et en retire « trois leçons subjectives ».

On ne va jamais à Auschwitz le cœur léger. Dans mon cas, j’avais repoussé le plus longtemps possible ce devoir jusqu’à ce que la Fondation Jean-Jaurès me demande de participer à ce voyage organisé par Langages de femmes avec le Mémorial de la Shoah, où une centaine de femmes de multiples horizons se retrouvaient pour une journée de visite. J’étais libre et je n’ai pas trouvé d’argument pour refuser. La semaine qui précéda fut rude, à l’instar de beaucoup de mes compagnes de voyage. D’avoir comme consigne d’amener son pique-nique ajoutait une touche décalée à ce qui ne pouvait pas être un dimanche ensoleillé à la campagne.

Le rendez-vous à l’aéroport était à 5 heures du matin. J’ai pris un Uber dont le conducteur était un immigré d’un pays d’Afrique non francophone, arrivé en France il y a vingt-deux ans. Très chaleureux, il voulut savoir où j’allais, si c’était pour des vacances. Je lui répondis « une journée à Auschwitz ». Cette phrase m’avait valu régulièrement dans la semaine un regard incrédule et effrayé de mes collègues et de mon entourage. Et là, rien. Ce mot ne lui évoquait rien. J’expliquais : les camps d’extermination, Hitler, dont il découvrit le nom, l’antisémitisme… Son premier mouvement fut l’incrédulité, l’indignation, la colère contre Hitler. Puis soudain une illumination : « j’habite Drancy, mon fils de 12 ans est revenu un jour de l’école en me disant que nous étions à côté d’un ancien camp, que les gens avaient été envoyés dans des wagons pour être tués, je pensais que c’était une histoire qu’il avait inventée, maintenant je comprends que c’est vrai ce qu’il m’a dit ». 

Ce fut la première leçon de la journée. Langages de femmes, en organisant ce voyage avec des femmes adultes et des jeunes, jouait un rôle de fourmi pour transmettre le savoir, pour gagner sur l’ignorance. Plus que les livres, les réseaux sociaux et les émissions, c’est la parole, en direct, venue de multiples horizons qui permet de préserver la mémoire, de se souvenir de l’horreur, peut-être de prévenir sa répétition. 

Nous avions la chance de bénéficier de la présence de Ginette Kolinka qui revenait une fois de plus témoigner de son histoire sur les lieux mêmes de son enfermement. Ce fut un privilège d’entendre cette dame de 94 ans, droite, pleine d’humour et d’humanité. Elle se tenait près d’un wagon similaire à celui qui l’avait transportée avec sa famille et nous reconstitua la scène de son arrivée. Elle évoque son père, son neveu à qui elle conseille de prendre place dans le camion pour leur éviter de la fatigue, sans se douter qu’elle les envoyait directement à la mort. Arrivée dans le camp, on lui dit qu’ils étaient gazés et incinérés. Elle n’y crut pas – « Comment voulez-vous croire à des choses comme ça ? ». Après l’avoir entendue, avoir vécu le silence de la petite centaine d’auditrices autour d’elles, je me suis souvenue de ce débat à la Fondation Jean-Jaurès sur « comment enseigner la Shoah sans grands témoins« . Comment lutter contre le déni alors même que les victimes avaient nié dans un premier mouvement ce qui se passait, tant c’était absurde et au-delà de l’entendement ? Que la dissonance cognitive avait joué à plein dès la publication des articles dans la presse de cette époque ?

Ce fut la deuxième leçon de la journée : les historiens sont là pour nous permettre d’affronter la « chose ». La visite commentée de Birkenau, avec les cartes, les photos, la topographie des lieux, la chronologie de la montée en puissance de ce camp est capitale pour sortir de l’émotion et réaliser la vérité des faits. Il faut entrer dans les détails précis : d’où venaient les victimes ? Quelle était la part des juifs dans le camp ? (90%) Comment sont morts les tziganes ? (enfermés et affamés dans des baraques). Quel était le temps de trajet entre l’arrivée sur le quai et la mort ? (moins de trois quart d’heures, soit moins que le temps que nous allions passer sur ces lieux). On apprend que le tatouage sur le bras n’a concerné qu’une minorité, celle sélectionnée pour le travail. Les gazés n’étaient pas tatoués. Que devenaient les chaussures, les valises, les objets ? Ils étaient récupérés et triés par des prisonniers privilégiés (le Canada), présents sur le quai pour s’emparer immédiatement des valises, les seuls en costume rayé pour être aisément repérés. L’un d’eux sauvera Simone Weil en lui glissant en cachette dans le wagon qu’il fallait qu’elle se souvienne qu’elle avait 18 ans (elle en avait 17), c’était le critère du jour pour ne pas être envoyé à la chambre à gaz. Les trains arrivaient bondés d’hommes, de femmes et d’enfants et repartaient vers l’Allemagne plein de vêtements, de cheveux, de chaussures vendus sur le marché allemand.

Pour que cela devienne une mémoire vivante, transmissible, il faut ainsi reconstituer dans les moindres détails ce qui s’est passé, l’organisation matérielle et humaine, les « médecins » SS qui triaient les victimes, les gardes qui trompaient les détenus en leur promettant une soupe chaude après la douche pour s’assurer de leur docilité. C’était un effort de part et d’autre, poser des questions, entendre des réponses, détailler comme lors d’une autopsie les moindres éraflures et plaies. Beaucoup parmi nous s’interrogeait sur le vécu des bourreaux, on citait Eichmann, Arendt, la « banalité du mal ». Mais le gouffre était trop grand pour que l’on puisse comprendre comment des êtres humains pouvaient à la fois verser les granules mortelles dans la cheminée puis rentrer manger une soupe et dormir chez eux. La photo d’un SS sur le quai, fumant sa cigarette, les jambes écartées, sans un regard pour les familles sur le quai qu’un autre envoie à la mort nous plonge dans le vécu, l’irrécusable.

Les chiffres sont omniprésents dans la visite. Les historiens ont réalisé et exposé un patient décompte des morts, des rescapés (3% des juifs), de leur classification en termes de victimes. Ce sont des chiffres inconcevables : 1,3 million, qui n’ont pas de réalité, contrairement aux trajets, à l’organisation, aux perfectionnements de méthodes d’extermination, aux décomptes des flux, à l’évacuation des cendres, aux calculs de la chaleur humaine nécessaire pour que les cristaux de zyklon B se gazéifient. Petit à petit, on s’approprie cette organisation, son perfectionnement au fil du temps, pour tuer toujours plus vite, toujours davantage. 

Cela suffit-il pour éliminer le négationnisme ? L’accumulation des faits précis, le recoupage méthodique des éléments, la méthode historique ne devraient ne laisser aucune place pour le moindre doute, même avec l’éloignement dans le temps. J’en discutais avec l’historienne qui nous accompagnait, m’étonnant avec naïveté qu’il puisse encore y avoir des négationnistes. Elle me répondit que le négationnisme n’était pas de l’ordre du rationnel, à sa base il y a toujours de l’antisémitisme. Comme pour dans le complotisme, toute preuve serait questionnée. Par exemple, le fait que Ginette Kolinka dise que les baraques en bois ont été reconstituées, qu’en vrai elles étaient en matériel de récupération, sales et puantes suffiraient à discréditer la vérité du camp aux yeux d’un négationnisme. 

La troisième leçon de la visite est alors plus complexe. Oui, former, éduquer, faire prendre conscience à chaque génération nouvelle non seulement de l’horreur de la Shoah mais aussi des mécanismes qui l’ont amenée sont indispensables. Mais ce n’est pas suffisant face à l’antisémitisme dont nous avons toutes évoqué spontanément la résurgence en Europe. Rendre à chaque victime son visage, reconstituer son histoire, comme c’était fait dans les murs de photos qui clôturaient les visites, c’est une démarche essentielle pour remettre de l’humain sous les chiffres. Mais là encore je doute que ce soit suffisant. Le racisme et l’antisémitisme font partie de nos sociétés : la peur de l’autre, la peur de manquer à cause de l’autre, l’attribution à un bouc émissaire de ses malheurs, supposés ou réels, ne seront jamais complétement éradiquées. Les citoyens, les partis politiques, les gouvernements ont la responsabilité immense de ne pas tolérer son expression publique, de la frapper d’opprobre, de la condamner devant les tribunaux. De même que les récents mouvements pour dénoncer les violences faites aux femmes gagnent petit à petit du terrain pour faire changer la peur de camp, notre devoir de mémoire aujourd’hui passe aussi par une reconquête de l’espace public face aux antisémites et racistes. En bref, la troisième leçon est l’urgence de militer.

 

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