Du mouvement des « gilets jaunes », plusieurs analyses ont été tirées, notamment sur la précarité, au cœur de leurs revendications. Les femmes y sont-elles davantage exposées que les hommes en France aujourd’hui ? Quels critères les y confrontent davantage ? Parents isolés, retraitées… : dans sa note pour la Fondation Jean-Jaurès, Dominique Meurs, professeure à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et chercheure à EconomiX, met en lumière la corrélation entre femmes et précarité.
Une retombée positive du bouillonnement protéiforme des « gilets jaunes » est certainement la rébellion contre la pauvreté, même si ce ne sont pas les plus pauvres qui occupent les ronds-points. La question des niveaux de vie se pose avec violence et urgence. Et ce qui frappe dans ce mouvement, outre le foisonnement des revendications parfois hors-sol et une colère permanente, c’est le caractère concret de l’entrée dans la révolte : le prix de l’essence, le chauffage, les loyers et le coût de la nourriture.
Face à cela, et malgré le rappel que la France est un pays plutôt égalitaire dans l’ensemble européen, l’idée n’accroche pas. Pourtant, la France redistribue près d’un tiers de son PIB. Comme quoi le « pognon de dingue » n’est pas dépensé en vain et se situe dans les plus bas taux de pauvreté en Europe, avec 13,6%, à trois points de l’Allemagne (16,5%) et loin devant la Roumanie, la Bulgarie, l’Espagne, la Lettonie et la Grèce (tous à plus de 20% de la population qui sont pauvres après redistribution). Mais les statistiques sont inaudibles, car la pauvreté ressentie ne s’y retrouve pas : « Ils ont le chiffre, on a le nombre ».
Une raison du rejet des données statistiques tient à l’hétérogénéité des « gilets jaunes », y compris territoriale – les « gilets jaunes » du Sud-Ouest diffèrent de ceux du Nord et, d’un rond-point à l’autre, on ne trouvera pas les mêmes thèmes, ni les mêmes situations –, et à la diversité de leurs situations personnelles. Il est alors difficile de se reconnaître dans les moyennes statistiques, on connaît toujours une exception. Mais de cet ensemble disparate de manifestants ressort une régularité souvent commentée : la forte présence des femmes dans les manifestations (comme s’il était d’ailleurs anormal que des femmes sortent pour exprimer leurs revendications). Cela n’est pas sans rapport avec le fait que la gestion de budgets serrés est souvent dévolue aux femmes, qui sont perçues comme davantage plongées dans des considérations concrètes, et ainsi éloignées des conceptions désincarnées des technocrates. Leur participation massive devient alors un indicateur de l’ampleur et de la vérité des mécontentements. Dans cet ensemble, les femmes isolées avec enfants et les veuves retraitées aux revenus modestes sont mises régulièrement en avant (et à juste titre) comme des figures de la pauvreté en France, aujourd’hui. L’État, malgré ses politiques redistributives généreuses, ne ferait pas assez pour elles et manquerait ses cibles.
Revenons dans cette note aux froids constats statistiques. Il y a beaucoup à dire sur la pauvreté, et les « gilets jaunes » vont fournir aux sciences sociales matière pour les dix prochaines années. Ici, nous nous limiterons à trois thèmes. Les femmes sont-elles plus exposées à la pauvreté que les hommes en France, aujourd’hui ? Qu’est-ce qui fait précisément que certains groupes de femmes sont plus à risque de pauvreté ? Pourquoi les pensions de réversion des retraites sont-elles actuellement débattues, et pourquoi ce thème est important ?
Les bas salaires sont, pour trois quarts, majoritairement des femmes…
Si l’on considère les salaires et les retraites, les femmes sont indéniablement plus nombreuses que les hommes dans le bas de la distribution. Les femmes représentent environ trois quarts des bas salaires (définis comme inférieurs aux deux tiers du salaire médian de l’ensemble de la population, soit 1198 euros net par mois en 2015. Ces bas salaires s’expliquent par le fait que les femmes sont, plus souvent que les hommes, payées aux alentours du smic (62% des « smicards » sont des femmes et souvent à temps partiel (30% des femmes sont à temps partiel en 2017, et 11% occupent au plus un mi-temps). Temps partiel et bas salaires horaires peuvent se cumuler : 21% des emplois à temps partiel sont payés sur la base du smic. Soulignons toutefois que le smic a un rôle protecteur important pour empêcher une dérive des salaires vers le bas et, compte tenu de la structure des emplois, il permet de limiter les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes.
Côté retraite, les femmes vont également être sur-représentées dans le bas de la distribution. Les retraites du secteur privé des femmes sont en moyenne de moitié inférieure à celles des hommes. L’écart est bien moindre pour les retraitées du public, avec une moyenne égale à 80% de la retraite des hommes. Ceci n’est pas étonnant puisque les pensions directes dépendent de la durée de cotisation et du salaire de référence. Dans le secteur privé, les femmes ont davantage recours aux interruptions de carrière, ou au temps partiel, pour élever leurs enfants et ont en moyenne des parcours professionnels moins rémunérateurs que leurs homologues masculins ; alors que la fonction publique permet des carrières plus continues et possède un mode de calcul des retraites qui pénalise moins les interruptions d’activité. Regardons le quart inférieur des retraites : 25% des retraités hommes du régime général perçoivent au plus 988 euros alors que le montant correspondant pour les femmes est de 363 euros (hors minimum vieillesse). Les chiffres correspondant pour le SRE (service des retraites de l’État) sont respectivement 1941 euros et 1611 euros. Le décalage dans le nombre de trimestres validés va expliquer largement ces écarts entre les femmes et les hommes dans le bas de la distribution (cf. graphique 1).
Graphique 1 : Distribution du nombre de trimestres validés des retraités en 2012
Source : EIR 2012. Ensemble des retraités, in Carole Bonnet, Dominique Meurs, Benoît Rapport, Écarts de retraite entre les hommes et les femmes dans le privé et le public, rapport pour UNSA-Éducation/IRES, février 2018.
Mode de lecture : l’axe des x représente les trimestres validés, l’axe des y les proportions respectives d’hommes retraités et de femmes retraitées. On voit que la distribution est concentrée autour de 160 trimestres pour les hommes, au contraire des femmes.
… mais les pauvres sont quasiment autant des hommes que des femmes
Bien que les femmes soient plus souvent à bas salaires que les hommes et que leurs retraites directes soient inférieures, elles ne sont pas tellement plus nombreuses que les hommes parmi les ménages pauvres. Avec un seuil à 60% du revenu médian pour définir la pauvreté, l’Insee décompte 4,7 millions de femmes pauvres en 2015, et 4,2 millions d’hommes pauvres. Il y a donc 53% de femmes parmi les pauvres. Les femmes retraitées, bien qu’elles aient des retraites directes réduites par rapport aux hommes, n’ont en moyenne qu’un écart de 5% en niveau de vie avec les hommes retraités. On note toutefois que les femmes sont en proportion plus pauvres que les hommes avec deux points d’écart parmi les moins de 50 ans, ceci étant très lié aux cas des familles monoparentales, et aussi parmi les plus de 75 ans.
Cette quasi-« égalité » dans la pauvreté entre les femmes et les hommes s’explique parce que le concept de pauvreté fait passer du revenu d’activité perçu par un travailleur à sa configuration familiale, ce qui va jouer sur ses dépenses et sur les revenus de transferts.
Que signifie appartenir à un ménage pauvre ?
On peut être payé un smic à mi-temps et être classé dans les ménages riches ; et de la même manière, on peut percevoir un revenu confortable et être pauvre. Cet apparent paradoxe tient au fait que le salaire ou le revenu d’activité s’observe pour un individu, mais que sa pauvreté (ou richesse) se calcule en fonction de sa situation familiale et des revenus autres que son activité. Si vous gagnez moins que le smic mensuel, mais que votre partenaire est dans les 10% les plus payés, vous êtes à bas salaire, mais vous n’êtes pas pauvre. De même, si vous êtes le seul apporteur de revenu dans une famille nombreuse, vous pourrez être pauvre même si vous êtes bien payé. Notons ici que l’hypothèse implicite est que les revenus du ménage sont mis dans un pot commun, et qu’on ne peut pas être pauvre dans un ménage riche : tous les membres du ménage sont supposés être classés dans une même catégorie.
De plus, vivre dans un même lieu permet d’économiser des coûts ; par exemple, les dépenses de chauffage ou de lumière ne varient pas beaucoup selon le nombre d’occupants. C’est pour cette raison que l’on ne divise pas les revenus du ménage par le nombre de personnes qui le composent pour avoir le revenu par personne, mais bien par une somme pondérée. Suivant l’échelle d’équivalence de l’OCDE qui est la norme actuelle pour permettre des comparaisons dans le temps et au niveau international, le premier adulte vaut 1, le second 0,5 et les enfants de moins de 14 ans 0,3. L’individu devient ainsi une « unité de consommation », ce qui permet de comparer les niveaux de vie de ménages de tailles différentes. Si un ménage composé de deux adultes et un enfant a un revenu mensuel total de 3000 euros, pour avoir le même niveau de vie, un adulte avec un enfant aura besoin selon cette échelle de 2166 euros – et non 2000 si c’était proportionnel au nombre de personnes dans le ménage – et un célibataire de 1667 euros – et non 1000. Enfin, diverses prestations et prélèvements viennent modifier les revenus d’activité du ménage. Sans entrer ici dans le détail, l’OFCE évalue à 12% la part des minimas sociaux dans le niveau de vie des ménages ; les calculs effectués à partir des données de la Drees en 2018 ne prenant pas en compte les mesures de janvier 2019. Peuvent s’y ajouter les allocations logement, les allocations familiales et la prime d’activité, en fonction de la situation du ménage pauvre, ou d’autres allocations en nature.
Comme les ménages sont très souvent composés de femmes et d’hommes, il est donc normal qu’il y ait à peu près autant d’hommes pauvres que de femmes. Mais deux cas ressortent où les femmes vont être plus exposées à la pauvreté que les hommes : d’abord, les familles monoparentales, où un adulte a en charge un ou plusieurs enfants et qui sont très majoritairement des femmes ; et les retraitées isolées.
Les familles monoparentales, doublement perdantes
Avec la montée des divorces et des célibats, le nombre de familles monoparentales a augmenté considérablement ces dernières années. Il est intéressant de noter de fortes variations territoriales de la proportion de familles monoparentales, avec une sur-représentation dans le Sud-Est.
Graphique 2. Part des familles monoparentales avec enfant mineur
Source : Insee, enquêtes annuelles de recensement de 2009 à 2013, in Roger Rabier, « Les familles monoparentales souvent en situation de précarité », Insee Analyses Languedoc-Roussillon, no2, 9 octobre 2014.
En 2016, 2 089 000 individus pauvres vivent en famille monoparentale (au seuil de 60% du revenu médian), ce qui correspond à 24% des individus pauvres, soit plus du double de la proportion de parent isolé dans la population totale (10%). Être une famille monoparentale ne condamne pas automatiquement à la pauvreté. Mais le risque supérieur de pauvreté pour les familles monoparentales provient de la combinaison de deux facteurs mentionnés plus haut : la réduction de la taille du ménage et la faiblesse des revenus d’activité. En premier lieu, la taille réduite du ménage avec un seul adulte augmente mécaniquement les dépenses. Certes, les pensions alimentaires sont censées compenser cet effet, mais toutes les familles monoparentales n’en reçoivent pas, et le mode de calcul du tribunal tient compte des besoins de la famille, mais aussi de la solvabilité du conjoint. Cela n’assure pas le maintien du niveau de vie. En règle générale, les divorces se soldent pour les femmes par un recul du niveau de vie d’environ 20%, contre 3% pour les hommes. En second lieu, les femmes parent isolé monoparentales sont davantage actives que les femmes en couple, mais plus exposées au risque de chômage et de temps partiel. Et les revenus qu’elles tirent d’activité sont donc en moyenne inférieurs.
Est-ce que les mesures prises en janvier 2019 vont affecter positivement ces femmes? Il n’y a pas eu de changement des politiques en fonction des configurations familiales, et les prestations spécifiques pour les parents isolés n’ont pas changé, mais les mesures de revalorisation des primes d’activité vont bénéficier à celles qui ont un emploi à bas salaire. L’Institut des politiques publiques a réalisé une évaluation de l’impact de l’ensemble des mesures fiscales et budgétaires en 2019 et signale une amélioration de 1% du revenu disponible à partir du 9e décile, essentiellement en raison de la prime d’activité et de la suppression des impôts locaux. Ainsi, les perdants sont les personnes qui n’ont pas d’activité, c’est-à-dire les retraités et les parents isolés qui ne travaillent pas. On peut mettre à l’actif du gouvernement la publicité faite autour de ces mesures et qui a probablement réduit le nombre de non-recours. En revanche, on peut regretter que ces mesures ne soient pas renforcées par des programmes spécifiques pour l’emploi, dédiés aux familles monoparentales. Certes, il s’agit de politiques de long terme (formation, aide à la prise en charge des enfants), mais revaloriser les montants de la prime d’activité ne suffira pas pour sortir les femmes monoparentales de la pauvreté.
Graphique 3. Les effets par type de mesures du budget 2019
Source : « Budget 2019 : quels effets pour les ménages ? », Les notes de l’IPP, n°37, janvier 2019.
Femmes retraitées : les pensions de réversion vont-elles disparaître ?
Là encore, comme pour les familles monoparentales, les changements sociétaux des vingt dernières années vont avoir des conséquences chez les retraités plus fortes pour les femmes que pour les hommes. Les femmes retraitées célibataires, ou divorcées, ont des pensions directes en moyenne inférieures à celles des hommes retraitées. Ainsi, le montant moyen du niveau de vie des femmes retraitées divorcées est égal à 77% de celui de retraités en couple, et celui des retraitées célibataires, égal à 84%. Pour les hommes, les divorcés ont une situation un peu plus favorable que leurs homologues féminines (85% du niveau de vie moyen des ménages), alors que les célibataires hommes sont en moyenne dans la même situation que les femmes (83%).
Le cas des veuves mérite une attention particulière. Elles forment 18% de l’ensemble des retraités (les veufs 4%), cet écart tenant aux différences d’espérance de vie et aux écarts d’âge au sein des couples. Leur niveau de vie moyen est de 82% de celui des retraités en couple, alors qu’il est de 100% pour les veufs. Mais ce niveau de vie dépend fondamentalement du mécanisme des pensions de réversion. En effet, l’idée a longtemps prévalu que les petites pensions directes des femmes (cf. supra) étaient compensées au niveau du ménage par la retraite du conjoint – et si la femme lui survivait – par une pension de réversion, censée lui garantir un niveau de vie à peu près équivalent (dont la mise en place pour la toute première fois en France date de 1852). À cela s’ajoutent les droits familiaux, comme la majoration de pensions pour les enfants. Enfin le dispositif est complété par les filets de sécurité des différents minimas : minimum contributif, minimum pour les pensions de droits directs et minimum vieillesse (Aspa) égal à 868 euros mensuels en 2019, pour une personne seule (à comparer avec un RSA socle de 550 euros).
Le problème avec les pensions de réversion, c’est que les configurations familiales ont changé et que le modèle du couple marié, jusqu’à ce que mort s’ensuive, est de moins en moins dominant. Et cela bouscule beaucoup l’application des reversions. D’abord, elle ne concerne pas les unions par Pacs. Ensuite, il a fallu faire entrer dans les dispositifs les divorces et remariages, et cela a abouti à « partager » les droits acquis par le défunt entre les différent.e.s partenaires. Le Conseil d’orientation des retraites a illustré les incohérences actuelles par un exemple où, selon la configuration, la pension de réversion sous le même régime, pour un même total de points (4000), peut être de 276 euros (mariés au moment du décès), 74 euros (dix ans de mariage puis divorce sans remariage) ou 110 euros (dix ans de mariage, puis divorce avec remariage de quinze ans pour l’homme, sans remariage pour la femme).
Outre les complications liées aux écarts dans les modes de calcul selon les régimes et les situations, les pensions de réversion font débat. Les critiques font valoir qu’elles reviennent à une redistribution des célibataires ou non mariés vers les veuves (plus rarement les veufs), diminuant le montant des retraites des actifs. Parmi les femmes retraitées, les pensions de réversion accroissent les inégalités car l’endogamie joue à plein.
Faut-il pour autant supprimer les pensions de réversion ? C’est une grande angoisse exprimée dans les débats et sur les réseaux sociaux, avec des messages alarmistes sur leur abolition imminente, à l’instar de la Suède et de la Grande-Bretagne. Il est effectivement probable que les pensions de réversion seront réformées en France, ne serait-ce que pour en extirper les incohérences. Il n’est toutefois jamais envisagé de supprimer les pensions de réversion pour les retraitées actuelles, ni même pour les personnes actuellement actives. En effet, comme nous l’avons vu, la pension de réversion fait partie de l’histoire de vie de la personne.
Les retraitées qui dépendent des revenus de leur conjoint doivent savoir avec certitude qu’elles pourront compter sur ce complément, si elles deviennent veuves. La réforme de la réversion ne peut être faite que dans une transparence totale, avec un long délai. Par exemple, on peut imaginer que cela ne soit applicable qu’aux entrants sur le marché du travail, autour de l’âge de 30 ans, afin qu’ils puissent faire leurs choix de vie et d’activité en connaissant leurs conséquences à long terme.