Parcours d’instituteurs socialistes et syndicalistes dans la Résistance

Alors que l’édition 2022-2023 du Concours national de la Résistance et de la déportation (CNRD) a pour thème « L’école et la Résistance. Des jours sombres au lendemain de la Libération (1940-1945)1Voir à ce sujet la page réservée au CNRD sur le site du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. » et afin de compléter les ressources disponibles2Comme la brochure de la Fondation de la Résistance. Le musée de la Résistance nationale propose également une brochure qui évoque davantage le rôle des enseignants syndicalistes dans la Résistance., Benoît Kermoal analyse le parcours d’instituteurs socialistes et syndicalistes au sein de la Résistance. Leur engagement pour la libération de la France et le retour de la République est souvent méconnu, mais l’utilisation de nouvelles archives permet aujourd’hui de leur donner la place qu’ils méritent dans l’histoire et la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et dans l’action des socialistes durant l’Occupation.

Le 18 décembre 1960 s’élance un long cortège rassemblant des syndicalistes et des socialistes, du 10 rue de Solférino à la crypte de la Sorbonne. Il s’agit de rendre un dernier hommage aux dirigeants clandestins du Syndicat national des instituteurs (SNI), Georges Lapierre et Joseph Rollo3Les notices biographiques de Georges Lapierre (1886-1945) et Joseph Rollo (1891-1944) sont consultables dans le « Maitron »., tous deux arrêtés durant l’Occupation pour faits de résistance et décédés en déportation. Après de longues années de recherche, la dépouille de Rollo vient seulement d’être retrouvée quelques mois auparavant, et cette cérémonie permet de se souvenir des deux instituteurs morts pour la France, aux côtés d’autres résistants liés à l’école et l’université4Guy Putfin, « Les 12 enseignants de la Crypte de la Sorbonne », Maitron. Sur les recherches de la dépouille de Joseph Rollo après 1945, voir son dossier de carrière d’instituteur, 889 W, archives départementales du Morbihan..

La disparition de Rollo et Lapierre, qui étaient également membres du Parti socialiste SFIO, a sans aucun doute fragilisé la mémoire de l’action de ces instituteurs syndicalistes et résistants après 1945. Pris dans des luttes de tendances, après la Libération, le SNI a rapidement délaissé cette période. On retrouve un phénomène identique au sein de la SFIO. Comme l’écrit Marc Sadoun : « Le Parti socialiste n’a pas de mémoire chaude, passionnée, de sa résistance5Marc Sadoun, « Le Parti socialiste dans la Résistance », dans Pierre Guidoni et Robert Verdier (dir.), Les Socialistes en Résistance (1940-1944), Paris, Seli Arslan, p. 21. Plus largement, voir Marc Sadoun, Les Socialistes sous l’Occupation. Résistance et collaboration, Paris, PFNSP, 1983, qui demeure la meilleure synthèse sur le sujet.. » Les deux organisations étaient en effet traversées de querelles et de divisions au moment où la guerre a éclaté. Ensuite, les débuts de l’occupation allemande et l’instauration du régime de Vichy ont rapidement entraîné le délitement du SNI et de la SFIO et engendré des difficultés pour reconstruire une structure clandestine. Dans les deux cas, beaucoup de militants se sont enfermés dans le silence durant toute cette période, alors que d’autres s’engageaient dans une collaboration visant à faire entendre une voix de gauche à Vichy. Pourtant, on trouve d’autres militants, que ce soit dans le syndicat ou dans le Parti socialiste, qui se sont opposés au nouveau régime et se sont engagés dans la Résistance.

Deux organisations minées par les divisions et la défaite

Au moment de la défaite de 1940, le syndicat et le parti sont totalement divisés depuis plusieurs mois : une large majorité dans les deux organisations adhère au pacifisme, quitte à accepter la défaite et à se montrer conciliant avec les futurs vainqueurs. L’étude des cadres des deux groupements montre ce soutien. Ainsi, Paul Faure, secrétaire général de la SFIO, regarde avec bienveillance le nouveau régime et une majorité de parlementaires socialistes soutiennent Philippe Pétain lors de la séance du 10 juillet 1940 qui donne les pleins pouvoirs au futur chef de Vichy6Benoît Kermoal, « 10 juillet 1940 : les socialistes et la fin de la République », Fondation Jean-Jaurès, juillet 2020.. Le parti est déjà au bord de la scission au début de la Seconde Guerre mondiale, avec l’affrontement de deux camps : d’un côté, le courant paul-fauriste, de l’autre, les partisans de la fermeté face à la volonté d’expansion du nazisme, autour de Léon Blum7Voir à ce sujet id., « Les socialistes et la drôle de guerre (septembre 1939-mai 1940) », Fondation Jean-Jaurès, octobre 2019.. On trouve une situation identique au sein du Syndicat national des instituteurs.

Le SNI est une organisation syndicale hégémonique dans le champ professionnel des instituteurs : à la fin des années 1930, il compte 112 000 adhérentes et adhérents, soit les deux tiers de la profession. Sa force est évidente et il est un partenaire obligé des pouvoirs publics. Son audience s’est renforcée depuis la naissance du Front populaire : c’est en effet dans les locaux du SNI que l’alliance du Rassemblement populaire a été scellée. Le secrétaire général de l’organisation, André Delmas8Voir sa notice dans le « Maitron ». Voir aussi André Delmas, Mémoires d’un instituteur, Paris, Albatros, 1979., y a joué un rôle essentiel et le syndicat a participé activement à l’élaboration des mesures éducatives du Front populaire, prises sous la direction du ministre Jean Zay. Ainsi, René Paty, responsable de la pédagogie au sein du SNI et membre de la SFIO, est devenu directeur adjoint du cabinet ministériel en 19369Benoît Kermoal, « Le Front populaire et l’école », Fondation Jean-Jaurès, septembre 2016. Sur René Paty (1891-1945), voir sa notice du « Maitron ».. Delmas, lui-même socialiste, incarne le courant pacifiste au sein de son organisation. Toutefois, si ce syndicat, affilié à la CGT, se veut indépendant des partis, dans la tradition de la charte d’Amiens de 1906, il n’échappe pas aux luttes de tendances politiques. On y trouve une majorité réformiste incarnée par André Delmas, très proche de la SFIO, mais aussi un courant minoritaire porté par des militants communistes et un courant d’extrême gauche et libertaire, autour de la revue L’École émancipée. Le congrès de juillet 1939 à Montrouge, quelques semaines avant le début de la guerre, est le théâtre d’affrontements entre les différentes tendances : si la préservation de la paix est sur toutes les lèvres, on perçoit des différences de positionnement à ce sujet10Compte rendu du congrès de Montrouge, juillet 1939, archives du SNI/SE-UNSA, 2011/14/1966, Archives nationales du monde du travail (ANMT) de Roubaix. On pensait n’avoir aucun compte rendu de ce congrès décisif pour l’histoire du syndicat, mais il a été retrouvé il y a quelques années dans les archives internes du syndicat et remis aux ANMT.. Beaucoup d’instituteurs syndiqués au SNI sont également responsables d’une section locale de la SFIO. Parallèlement, un grand nombre de responsables locaux du SNI sont aussi des militants socialistes. Il est donc normal que les divisions du Parti socialiste se retrouvent dans les rangs du syndicat. Si certains dirigeants du syndicat adhèrent à la SFIO sans y avoir de réelle activité, comme Georges Lapierre, responsable du journal L’École libératrice, ou René Bonissel (1898-1978)11Voir sa notice dans le « Maitron »., un des responsables du syndicat dans le département de la Seine, d’autres cumulent publiquement les deux engagements : Joseph Rollo, membre du bureau du SNI et chargé des questions laïques, est en même temps un des responsables de la fédération socialiste du Morbihan et très actif nationalement au sein de la SFIO sur la laïcité. Son cas n’est pas une exception : on trouve un double engagement chez de nombreux militants, et la période de l’Occupation entraîne pour certains une action illégale dans les deux domaines, syndical et politique.

Socialistes, syndicalistes et résistants : un parcours difficile à appréhender

On connaît la typologie adoptée par l’historien Jean-Marie Guillon à propos des socialistes entrés en résistance durant l’occupation allemande : il est possible ainsi de distinguer les « socialistes résistants » des « résistants socialistes », ces derniers étant les plus nombreux12Voir par exemple Jean-Marie Guillon, « Les socialistes en résistance, un comportement politique », dans Laurent Douzou, Robert Frank, Denis Peschanski et Dominique Veillon, La Résistance et les Français. Villes, centres et logiques de décision, Paris, CNRS, 1995, pp. 381-396. Cet article est fondamental pour étudier les socialistes en résistance.. En effet, si la reconstruction de structures socialistes n’était pas la priorité des militants, on les retrouve nombreux dans les réseaux et mouvements de la Résistance, et ce, dès les premiers instants de l’occupation allemande et l’instauration du régime de Vichy. C’est d’ailleurs ce qui rend l’étude historique de leur engagement difficile : comme le souligne encore Jean-Marie Guillon, « pour comprendre cette non-visibilité et le discrédit qui parfois et non sans sectarisme l’accompagne, il convient de tenir compte de la façon particulière que les socialistes ont eue de participer à la Résistance13Ibid., p. 395. ». Cette façon particulière ne peut s’appréhender sans prendre en compte les autres engagements de ces militants socialistes : l’adhésion au SNI se révèle un facteur essentiel, assez minoré dans la recherche historique jusqu’à présent. Il faut dire que l’on ne dispose pas de synthèse sur l’histoire du syndicat des instituteurs dans cette période14On peut toutefois signaler l’ouvrage écrit pour le centenaire du SNI, destiné à un public militant : Nicolas Anoto, avec la collaboration de Benoît Kermoal, 100 ans d’engagement pour l’École publique, Paris, SUDEL, 2022..

C’est pourquoi la tendance minoritaire du SNI, fortement influencée par le communisme, a récupéré après-guerre cette mémoire de la Résistance universitaire : selon elle, seuls les instituteurs communistes ont résisté, alors que la tendance majoritaire, davantage influencée par le socialisme démocratique et le réformisme, n’aurait pas agi, voire aurait tout entière cédé à la tentation de la collaboration. Publié en 1973, le livre de Paul Delanoue, Les Enseignants. La lutte syndicale du Front populaire à la Libération, illustre une telle approche : la résistance de la tendance socialiste et réformiste du SNI est totalement escamotée, et l’auteur a davantage élaboré une hagiographie du communisme qu’un ouvrage historique15Paul Delanoue était avant tout un militant communiste au sein du SNI après la guerre et son ouvrage a été conçu comme un témoignage subjectif, souvent intéressant mais aussi rempli d’erreurs sur l’histoire de la résistance des instituteurs. On peut regretter qu’il demeure une référence encore utilisée sans précaution dans de plus récentes études historiques sur l’école durant la Seconde Guerre mondiale..

Fort heureusement, l’historiographie de la Résistance a considérablement évolué et l’on dispose aujourd’hui de nombreuses études mieux renseignées. Comme l’écrivent Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, depuis une vingtaine d’années, les recherches historiques ont bénéficié de nouvelles archives qui ont amélioré la connaissance des pratiques clandestines et bousculé les certitudes. Ces auteurs précisent aussi : « Pour cerner cette vie menée dans le plus grand secret, il faut rester à l’affût des moindres indices qui se nichent dans les parcours individuels16Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, La Lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance 1940-1944, Paris, Seuil, 2019, p. 9.. » C’est ce que nous nous proposons de faire en retraçant le parcours d’instituteurs résistants, socialistes et syndicalistes.

Des instituteurs militants en résistance

Reconstituer l’itinéraire d’instituteurs socialistes et syndicalistes entre 1940 et 1945 nécessite l’utilisation d’archives souvent éparpillées. On a pu ainsi bénéficier des dossiers individuels du bureau Résistance, visant à l’homologation des personnes ayant participé à des actions clandestines17Nous avons ainsi principalement consulté les dossiers de Georges Lapierre, Joseph Rollo, René Bonissel, René Paty, Marcel Leclerc, Augustin Malroux, Albert Aubry, tous syndicalistes et socialistes. Ces dossiers sont consultables au Service historique de la Défense de Vincennes., mais aussi des dossiers professionnels des instituteurs conservés dans les archives du département d’exercice18Nous avons surtout consulté des dossiers professionnels des inspections d’académie des départements bretons, dans le cadre d’une recherche en cours. Certains dossiers semblent égarés, ainsi nous n’avons pu retrouver le dossier professionnel de Georges Lapierre.. Il existe, de plus, des témoignages postérieurs à la période de l’Occupation. Mais on a pu aussi mobiliser des archives en provenance du syndicat des instituteurs. Trois fonds sont particulièrement intéressants à cet égard : les fonds SNI et FEN, conservés aux Archives nationales du monde du travail de Roubaix, en particulier les dossiers des sections départementales sur les années 1944-1946, où sont répertoriées les actions de résistance des instituteurs et institutrices19Voir l’inventaire en ligne pour les archives du SNI et les archives de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN). Si ces deux fonds n’ont pas réellement d’archives sur la période 1940-1944, on trouve toutefois de nombreuses archives postérieures sur cette période.. Deux autres fonds, conservés jusqu’à présent par l’organisation syndicale SE-UNSA20Syndicat des enseignants – Union nationale des syndicats autonomes., héritière du SNI, sont aussi essentiels. Il s’agit, d’un côté, d’un ensemble de manuscrits et de documents de Georges Lapierre, qui permettent de mieux connaître ses activités durant la Seconde Guerre mondiale21Voir ce premier travail explorant ces nouvelles archives : Benoît Kermoal, « La fabrique d’un héros : Georges Lapierre, entre histoire et mémoire », Revue R, n° 6, Centre Henri-Aigueperse de l’UNSA Éducation, pp. 36-43.. De l’autre, il existe un fonds retraçant les activités de résistance de René Bonissel, qui a reconstitué clandestinement le SNI à Paris. Ce dernier ensemble est primordial, car il apporte des documents originaux permettant de connaître les actes de résistance et les pratiques clandestines des instituteurs syndicalistes22Ces archives sont en cours de classement et d’utilisation et ont vocation à rejoindre le fonds SNI aux ANMT de Roubaix. Cela permettra prochainement un travail de recherche centré sur l’histoire des enseignants syndicalistes et socialistes pendant la Seconde Guerre mondiale..

Mais, avant d’évoquer l’apport de cette documentation nouvelle, on peut partir du vote du 10 juillet 1940, qui symbolise l’éclatement de la SFIO. En effet, dans ce groupe parlementaire, les enseignants sont très nombreux. Parmi les députés socialistes élus en 1936, on dénombre une quinzaine d’instituteurs et une vingtaine de professeurs23Alfred Wahl, « Les députés SFIO de 1924 à 1940, essai de sociologie », Le Mouvement social, n° 106, janvier-mars 1979. Alfred Wahl dénombre 17 instituteurs et 19 professeurs, alors que Georges Lefranc dans Le Mouvement socialiste sous la troisième république, Paris, Payot, 1963, fournit les chiffres de 15 pour les premiers, et 21 pour les seconds. Cette différence s’explique sans aucun doute par le fait que certains d’entre eux ont commencé leur carrière en tant qu’instituteurs pour devenir ensuite professeurs d’école primaire supérieure.. C’est le groupe qui compte le plus grand nombre d’enseignants, et cela illustre l’importance de la SFIO dans ce milieu professionnel, et en particulier parmi les instituteurs. On constate que, ce jour-là, seuls deux députés instituteurs votent contre les pleins pouvoirs à Philippe Pétain : François Camel, député de l’Ariège24François Camel (1893-1941) participait à la publication Agir regroupant les partisans de la fermeté contre le nazisme. Il s’y exprimait sur la question laïque. Voir sa notice dans le « Maitron »., et Augustin Malroux25Sur Augustin Malroux (1900-1945), outre sa notice dans le « Maitron », voir le livre de sa fille, Anny Malroux, Avec mon père Augustin Malroux, Albi, Rives du Temps, 1991. Voir aussi Service historique de la Défense, bureau Résistance, GR16 387724., député du Tarn. Tous deux, en plus de leur engagement socialiste, sont actifs dans le syndicalisme des instituteurs et ils ont gardé des liens importants avec les responsables du SNI. Ainsi, François Camel renoue avec d’anciens socialistes et d’anciens syndicalistes dans son département, mettant en place une structure opposée à Vichy. Cela lui vaut l’hostilité du nouveau pouvoir en place et il est assassiné le 1er mai 1941 – on n’a jamais retrouvé le ou les coupables. L’activité résistante oblige à des actions clandestines et illégales, ce que ces opposants doivent apprendre souvent à leurs dépens.

Les nouvelles autorités organisent en effet la répression contre des syndicalistes instituteurs, perçus comme des agitateurs et des pacifistes responsables de la défaite. De l’été à octobre 1940, une série de mesures excluent bon nombre d’entre eux de leur profession, qu’il s’agisse de la loi sur les sociétés secrètes ou du statut des Juifs, alors que d’autres sont déplacés d’office. Ce sont au total plus de 10 000 instituteurs qui subissent les mesures de Vichy et de l’occupant entre 1940 et 1944.

À Paris, René Bonissel s’oppose à la fin de l’activité de la section du SNI et réussit à protéger la trésorerie de la section. Il entre ensuite en contact avec toutes les victimes des mesures de Vichy, soit pour les aider financièrement avec les fonds conservés, soit pour leur proposer un autre emploi. Il contacte à partir de 1942 tous les anciens adhérents de la section parisienne : « Cher collègue, voulez-vous venir me voir mardi 17 mars à partir de 18 heures, école garçons, rue du pont de Lodi, 6e, René Bonissel26Archives du fonds Bonissel, SE-UNSA. », peut-on lire dans une série de courriers qui ne sont jamais arrivés aux destinataires et que la poste lui a restitués car il indiquait son adresse au dos des enveloppes postées. D’autres destinataires répondent qu’ils s’interrogent sur le rendez-vous proposé par l’ancien syndicaliste. On sait qu’il leur propose de l’aide, mais aussi son concours aux activités clandestines pour reconstituer une section syndicale et participer à la Résistance27Service historique de la Défense, bureau Résistance, GR 16P 70571, dossier René Bonissel.. Il témoigne : « Révoqué par Vichy en octobre 1941, je me suis alors consacré uniquement à la Résistance […] j’ai à peu près parcouru toute la France pour organiser un peu partout la résistance28Ibid.. » Il est en contact avec Georges Lapierre et Joseph Rollo, qui organisent le SNI clandestin au niveau national, avec l’aide de René Paty, François Camel, Augustin Malroux et de nombreux autres militants socialistes et syndicalistes dans tout le pays. Lapierre entre en contact avec le mouvement Organisation civile et militaire (OCM), puis la plupart de ces militants deviennent actifs à Libération-Nord29Alya Aglan, La Résistance sacrifiée. Histoire du mouvement « Libération-Nord », Paris, Flammarion, 1999.. On estime que les cadres de ce dernier mouvement sont pour moitié des enseignants, et avant tout des instituteurs. Bon nombre d’entre eux participent également à des réseaux de résistance, chargés plus particulièrement de recueillir des renseignements militaires. On peut citer Marcel Leclerc (1899-1987), instituteur socialiste de la Manche, responsable avant la guerre du SNI dans son département, actif à Libération-Nord et membre du réseau Shelburn, qui avait pour but le rapatriement des aviateurs alliés tombés sur le sol français30Service historique de la Défense, bureau Résistance, GR16P 349567, dossier Marcel Leclerc et notice du « Maitron ». Sur l’histoire des réseaux de résistance, voir Guillaume Pollack, L’Armée du silence. Histoire des réseaux de résistance en France 1940-1945, Paris, Tallandier, 2022..

La bonne connaissance du milieu des instituteurs permet à ces anciens syndicalistes et socialistes de solliciter d’anciens compagnons de lutte. De plus, la profession d’instituteur, en particulier dans les territoires ruraux, fait d’eux un élément clé de la sociabilité résistante : très souvent secrétaires de mairie, ils peuvent par exemple distribuer clandestinement faux papiers et tickets de rationnement. Habiles à diriger des hommes, ils sont très souvent à la tête des maquis qui se mettent en place à partir de 1943. Pédagogues et aspirant à un monde meilleur après l’Occupation, ils jettent les bases d’un nouveau modèle d’éducation plus démocratique et émancipateur.

Georges Lapierre et Joseph Rollo, dirigeants du SNI clandestin

Avant la défaite de 1940, Georges Lapierre était devenu le représentant officiel du SNI, André Delmas étant mobilisé au front. Antifasciste et pacifiste, éducateur et intellectuel, c’est lui qui assure la publication de L’École libératrice jusqu’en juin 1940. Il n’accepte pas la défaite et redevient directeur d’école à Paris jusqu’à la fin février 1941, date à laquelle il est mis à la retraite d’office. Il se retire à Courtavant dans l’Aube, mais se rend très régulièrement à Paris pour organiser la résistance des instituteurs syndicalistes. Un de ses plus proches compagnons, Georges Vidalenc, professeur et militant de la CGT, a pu témoigner de son action après la guerre : tous deux, en lien avec Joseph Rollo, René Bonissel, René Paty et Claude Bellanger, ancien instituteur et dirigeant de la Ligue de l’enseignement31Sur Claude Bellanger (1910-1978), voir sa notice du « Maitron ». Après la guerre, il fut directeur du Parisien libéré et chercha à entretenir la mémoire de Georges Lapierre et Joseph Rollo dans les milieux militants., « pensent donc à former une organisation en se servant de l’armature, des cadres du syndicat des instituteurs32Témoignage de Georges Vidalenc, Archives nationales : archives du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, 72AJ/79, dossier n° 3. ». Ils agissent spontanément sans recevoir d’instructions et se rendent dans la plupart des départements : c’est le moyen idéal pour reconnaître les anciens militants qui ont toujours des « sentiments démocratiques » afin de leur demander de « rendre service aux alliés en collectant des renseignements militaires ». Ce premier groupe a également des liens avec Pierre Brossolette, qui écrivait avant la guerre dans les revues du SNI et était également membre de la SFIO33Guillaume Piketty, Pierre Brossolette, un héros de la Résistance, Paris, Odile Jacob, 1998.. Tous interviennent pour reconstituer des groupes clandestins du SNI, mais aussi pour participer à la renaissance du Parti socialiste, tout en étant actifs dans la préparation de la Libération. Georges Vidalenc précise en effet que leur action devait permettre « aussi de savoir quels étaient les collaborateurs criminels qu’il faudrait abattre au jour J ».

En dépit de cela, ces groupes de résistants sont souvent imprudents : Georges Lapierre est arrêté en mars 1943 par la police allemande à la suite d’une dénonciation d’un autre instituteur qui a été contacté par les anciens du SNI. C’est Joseph Rollo qui lui succède à la tête du SNI clandestin et qui, d’une part, développe les liens avec la Résistance à Londres et, d’autre part, favorise la constitution de groupes armés partout en France en vue de la Libération. Mais lui aussi est dénoncé par un ancien collègue instituteur, et il est arrêté et torturé fin mars 1944. Les deux dirigeants clandestins sont déportés en Allemagne : Rollo meurt en juillet 1944 et Lapierre en février 1945.

Leur action clandestine a cependant permis le développement de la Résistance parmi les syndicalistes et socialistes : partout, des institutrices et des instituteurs se sont opposés à Vichy et au nazisme en protégeant les victimes de la répression, en organisant des groupes clandestins, en participant les armes à la main à la libération du territoire34Les exemples sont très nombreux et l’on ne peut tous les citer ici faute de place. Un seul exemple complémentaire : l’instituteur Maurice Fonvieille (1896-1945), socialiste et syndicaliste à Toulouse, responsable du groupement des campeurs universitaires, qui participe activement aux actions clandestines avant d’être arrêté et déporté. Le musée de la Résistance et de la déportation de la Haute-Garonne revient sur son parcours dans une brochure pour l’édition 2022-2023 du CNRD.. Mais avec d’autres, Lapierre et Rollo ont aussi durant ces années travaillé à réfléchir à l’avenir et à l’éducation après la victoire. On trouve dans les archives de Georges Lapierre plusieurs manuscrits abordant la réforme de l’éducation, tout comme une lettre de Joseph Rollo qui en janvier 1943 évoque la question de la place des instituteurs dans le monde rural : « L’enseignement pédagogique de demain devra donner aux futurs maîtres, avec un gros bagage pratique, une bonne dose d’idéalisme35Fonds Georges Lapierre, SE-UNSA : lettre de Joseph Rollo du 24 janvier 1943.. » Socialistes et syndicalistes avant 1940, ces instituteurs résistants n’ont jamais oublié les raisons de leur combat : il s’agissait de construire un avenir démocratique, où l’éducation permettrait à toutes et tous de s’émanciper et de participer à un monde plus juste où pourraient régner la liberté et l’égalité. De nos jours, leur parcours est souvent oublié et il est à souhaiter que, dans le cadre de l’édition 2022-2023 du CNRD, on connaisse et mette davantage en valeur l’action de ces institutrices et instituteurs qui ont participé à la Résistance tout en contribuant à la reconstruction du Parti socialiste et à celle du Syndicat national des instituteurs.

  • 1
    Voir à ce sujet la page réservée au CNRD sur le site du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.
  • 2
    Comme la brochure de la Fondation de la Résistance. Le musée de la Résistance nationale propose également une brochure qui évoque davantage le rôle des enseignants syndicalistes dans la Résistance.
  • 3
    Les notices biographiques de Georges Lapierre (1886-1945) et Joseph Rollo (1891-1944) sont consultables dans le « Maitron ».
  • 4
    Guy Putfin, « Les 12 enseignants de la Crypte de la Sorbonne », Maitron. Sur les recherches de la dépouille de Joseph Rollo après 1945, voir son dossier de carrière d’instituteur, 889 W, archives départementales du Morbihan.
  • 5
    Marc Sadoun, « Le Parti socialiste dans la Résistance », dans Pierre Guidoni et Robert Verdier (dir.), Les Socialistes en Résistance (1940-1944), Paris, Seli Arslan, p. 21. Plus largement, voir Marc Sadoun, Les Socialistes sous l’Occupation. Résistance et collaboration, Paris, PFNSP, 1983, qui demeure la meilleure synthèse sur le sujet.
  • 6
    Benoît Kermoal, « 10 juillet 1940 : les socialistes et la fin de la République », Fondation Jean-Jaurès, juillet 2020.
  • 7
    Voir à ce sujet id., « Les socialistes et la drôle de guerre (septembre 1939-mai 1940) », Fondation Jean-Jaurès, octobre 2019.
  • 8
    Voir sa notice dans le « Maitron ». Voir aussi André Delmas, Mémoires d’un instituteur, Paris, Albatros, 1979.
  • 9
    Benoît Kermoal, « Le Front populaire et l’école », Fondation Jean-Jaurès, septembre 2016. Sur René Paty (1891-1945), voir sa notice du « Maitron ».
  • 10
    Compte rendu du congrès de Montrouge, juillet 1939, archives du SNI/SE-UNSA, 2011/14/1966, Archives nationales du monde du travail (ANMT) de Roubaix. On pensait n’avoir aucun compte rendu de ce congrès décisif pour l’histoire du syndicat, mais il a été retrouvé il y a quelques années dans les archives internes du syndicat et remis aux ANMT.
  • 11
    Voir sa notice dans le « Maitron ».
  • 12
    Voir par exemple Jean-Marie Guillon, « Les socialistes en résistance, un comportement politique », dans Laurent Douzou, Robert Frank, Denis Peschanski et Dominique Veillon, La Résistance et les Français. Villes, centres et logiques de décision, Paris, CNRS, 1995, pp. 381-396. Cet article est fondamental pour étudier les socialistes en résistance.
  • 13
    Ibid., p. 395.
  • 14
    On peut toutefois signaler l’ouvrage écrit pour le centenaire du SNI, destiné à un public militant : Nicolas Anoto, avec la collaboration de Benoît Kermoal, 100 ans d’engagement pour l’École publique, Paris, SUDEL, 2022.
  • 15
    Paul Delanoue était avant tout un militant communiste au sein du SNI après la guerre et son ouvrage a été conçu comme un témoignage subjectif, souvent intéressant mais aussi rempli d’erreurs sur l’histoire de la résistance des instituteurs. On peut regretter qu’il demeure une référence encore utilisée sans précaution dans de plus récentes études historiques sur l’école durant la Seconde Guerre mondiale.
  • 16
    Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, La Lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance 1940-1944, Paris, Seuil, 2019, p. 9.
  • 17
    Nous avons ainsi principalement consulté les dossiers de Georges Lapierre, Joseph Rollo, René Bonissel, René Paty, Marcel Leclerc, Augustin Malroux, Albert Aubry, tous syndicalistes et socialistes. Ces dossiers sont consultables au Service historique de la Défense de Vincennes.
  • 18
    Nous avons surtout consulté des dossiers professionnels des inspections d’académie des départements bretons, dans le cadre d’une recherche en cours. Certains dossiers semblent égarés, ainsi nous n’avons pu retrouver le dossier professionnel de Georges Lapierre.
  • 19
    Voir l’inventaire en ligne pour les archives du SNI et les archives de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN). Si ces deux fonds n’ont pas réellement d’archives sur la période 1940-1944, on trouve toutefois de nombreuses archives postérieures sur cette période.
  • 20
    Syndicat des enseignants – Union nationale des syndicats autonomes.
  • 21
    Voir ce premier travail explorant ces nouvelles archives : Benoît Kermoal, « La fabrique d’un héros : Georges Lapierre, entre histoire et mémoire », Revue R, n° 6, Centre Henri-Aigueperse de l’UNSA Éducation, pp. 36-43.
  • 22
    Ces archives sont en cours de classement et d’utilisation et ont vocation à rejoindre le fonds SNI aux ANMT de Roubaix. Cela permettra prochainement un travail de recherche centré sur l’histoire des enseignants syndicalistes et socialistes pendant la Seconde Guerre mondiale.
  • 23
    Alfred Wahl, « Les députés SFIO de 1924 à 1940, essai de sociologie », Le Mouvement social, n° 106, janvier-mars 1979. Alfred Wahl dénombre 17 instituteurs et 19 professeurs, alors que Georges Lefranc dans Le Mouvement socialiste sous la troisième république, Paris, Payot, 1963, fournit les chiffres de 15 pour les premiers, et 21 pour les seconds. Cette différence s’explique sans aucun doute par le fait que certains d’entre eux ont commencé leur carrière en tant qu’instituteurs pour devenir ensuite professeurs d’école primaire supérieure.
  • 24
    François Camel (1893-1941) participait à la publication Agir regroupant les partisans de la fermeté contre le nazisme. Il s’y exprimait sur la question laïque. Voir sa notice dans le « Maitron ».
  • 25
    Sur Augustin Malroux (1900-1945), outre sa notice dans le « Maitron », voir le livre de sa fille, Anny Malroux, Avec mon père Augustin Malroux, Albi, Rives du Temps, 1991. Voir aussi Service historique de la Défense, bureau Résistance, GR16 387724.
  • 26
    Archives du fonds Bonissel, SE-UNSA.
  • 27
    Service historique de la Défense, bureau Résistance, GR 16P 70571, dossier René Bonissel.
  • 28
    Ibid.
  • 29
    Alya Aglan, La Résistance sacrifiée. Histoire du mouvement « Libération-Nord », Paris, Flammarion, 1999.
  • 30
    Service historique de la Défense, bureau Résistance, GR16P 349567, dossier Marcel Leclerc et notice du « Maitron ». Sur l’histoire des réseaux de résistance, voir Guillaume Pollack, L’Armée du silence. Histoire des réseaux de résistance en France 1940-1945, Paris, Tallandier, 2022.
  • 31
    Sur Claude Bellanger (1910-1978), voir sa notice du « Maitron ». Après la guerre, il fut directeur du Parisien libéré et chercha à entretenir la mémoire de Georges Lapierre et Joseph Rollo dans les milieux militants.
  • 32
    Témoignage de Georges Vidalenc, Archives nationales : archives du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, 72AJ/79, dossier n° 3.
  • 33
    Guillaume Piketty, Pierre Brossolette, un héros de la Résistance, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • 34
    Les exemples sont très nombreux et l’on ne peut tous les citer ici faute de place. Un seul exemple complémentaire : l’instituteur Maurice Fonvieille (1896-1945), socialiste et syndicaliste à Toulouse, responsable du groupement des campeurs universitaires, qui participe activement aux actions clandestines avant d’être arrêté et déporté. Le musée de la Résistance et de la déportation de la Haute-Garonne revient sur son parcours dans une brochure pour l’édition 2022-2023 du CNRD.
  • 35
    Fonds Georges Lapierre, SE-UNSA : lettre de Joseph Rollo du 24 janvier 1943.

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