Le distributeur majoritaire de la presse hexagonale, Presstalis, a été mis en redressement judiciaire. Résultat : de nombreux journaux (notamment les plus fragiles) sont en péril. Pis, ce redressement judiciaire était prévisible et porté par la longue histoire de la coopérative. Entre symboles politiques pesants et intérêts divergents, David Medioni revient sur l’histoire de ce fiasco et alerte sur les dangers, pour notre démocratie, d’une disparition d’une partie des titres de presse.
« Presstalis, c’est un paquebot qui n’a jamais vraiment fonctionné et qui, dès sa création, courait déjà au naufrage », confie, désabusé, un patron de magazines. Il attend que Presstalis règle les sommes qu’il lui doit. Le 14 mai 2020, le tribunal de commerce de Paris a placé l’entreprise en redressement judiciaire avec période d’observation de deux mois et liquidé plusieurs filiales régionales du distributeur de presse (les sociétés de diffusion SAD). Cette situation abracadabrantesque, comme dirait l’autre, met en péril nombre de titres de presse. Encore une fois, Presstalis, l’entité qui assure la distribution de la presse en France sur le mode d’une coopérative dans laquelle les journaux sont à la fois clients et actionnaires, est donc en difficulté. Encore une fois, Presstalis est critiqué de toutes parts. Encore une fois, la crise qui touche cette entreprise, si elle n’est pas imputable à ses seuls dirigeants et actionnaires, interpelle et, surtout, met à mal une grande quantité de journaux indépendants. Pour bien comprendre les choses, il faut se rappeler que Presstalis est une société privée. Elle a pour mission de collecter, trier et distribuer partout en France les quotidiens nationaux et les magazines. Pour cela, elle fait appel à des camions, des dépôts de presse, des cadres commerciaux et des ouvriers affiliés historiquement à la CGT du livre. Presstalis est détenue par deux coopératives, celle des quotidiens (25% du capital) et celle des magazines (75%), et assure environ 75% de la distribution de presse en France. Chaque jour, Presstalis achemine environ 4000 titres dans 25 000 points de vente. Une vraie industrie.
« Presstalis, c’est encore pire que le Titanic », s’agace encore notre patron de presse. Difficile de lui donner tort. Cependant, si l’analogie entre le célèbre paquebot naufragé et le distributeur de presse tient, il y a tout de même une différence de taille entre l’équipage du Titanic et l’ensemble des acteurs gestionnaires de Presstalis. Quand l’équipage du Titanic se rendit compte que l’obstacle approchait, il n’eut pas assez de temps pour manœuvrer, il heurta donc l’iceberg et s’en alla par le fond. L’histoire est connue. En cause : le peu de temps pour manœuvrer et l’inertie du paquebot qui, bien qu’ultramoderne pour son époque, était bien trop gros et volumineux pour les manœuvres d’urgence. Les dirigeants de Presstalis, eux, ne peuvent par arguer de la dernière minute pour expliquer leur peu d’habileté dans les manœuvres de sauvetage. Pour bien comprendre pourquoi Presstalis est devenu « pire que le Titanic », il convient de voir ce qui vient de précipiter les choses, avant de se plonger dans cettte longue histoire, riche en symboles politiques, souvent privilégiés au détriment des solutions efficaces, et, enfin, de tenter de brosser quelques éléments pour sortir durablement de la crise qui fait deux victimes principales : les journaux indépendants et les marchands de journaux.
Presstalis, chronique d’un naufrage annoncé
« La crise, c’est quand l’ancien peine à mourir et que le nouveau ne parvient pas à naître », écrivait dans ses cahiers de prisons (publiés chez Gallimard) le philosophe italien Antonio Gramsci. Évidemment, cette maxime concerne le monde politique et la possibilité d’émergence d’un monde nouveau, toutefois elle s’applique à merveille dans le cas de Presstalis. Le 14 mai dernier, le tribunal de commerce a donc acté la mise en redressement judiciaire de Presstalis et la liquidation totale de ses filiales régionales. Au total, ce sont environ cinq cents emplois qui sont concernés par cette liquidation et le redressement judiciaire ne peut tenir qu’à la condition que l’offre de reprise proposée par les titres de presse quotidienne ne soit pas une énième tentative désespérée de sauvegarder un modèle de distribution usé, vieilli et fatigué.
En effet, l’iceberg de ce redressement judiciaire, voire de cette liquidation, était en vue depuis bien longtemps. Pour en prendre la mesure, il faut commencer par remonter deux ans en arrière. En mars 2018 déjà, Presstalis est au bord du gouffre. Arguant du contexte délétère de la vente au numéro (la vente au numéro de la presse a chuté de 50% en dix ans), les dirigeants font appel à l’État. C’est l’urgence. Résultat : une opération de sauvetage est mise en place. Elle prévoit un renflouement à hauteur de 190 millions d’euros, impliquant de lourds versements des éditeurs de presse et de l’État. Ainsi, à partir de ce moment-là, 2,25% sont prélevés sur les ventes des journaux clients de Presstalis jusqu’en 2022. Vient s’ajouter un prêt sous la tutelle du ministère de la Culture qui s’élève à 90 millions d’euros.
Problème : ce nouveau plan succédait au plan de la « dernière chance » concocté en 2012 alors que la faillite (déjà, encore et toujours) était proche. Faillite, mais surtout grosse interrogation sur la capacité de cette entreprise à faire les bons choix. En effet, comment une entreprise privée renflouée en 2012 qui affichait un équilibre retrouvé en 2013 peut-elle se retrouver avec un trou de 300 millions d’euros cinq ans plus tard ?
En 2018, en obligeant l’État et les éditeurs de presse, y compris les plus indépendants, donc les plus fragiles, à compenser le déficit, Presstalis a, de fait, accentué le hiatus global de son fonctionnement et a surtout creusé les différences de traitement entre les grands éditeurs et les petits, mais aussi entre les quotidiens et les magazines. Dans cette histoire, le contexte général de la chute des ventes de la presse ne suffit pas à expliquer la catastrophe, et c’est là que commence une forme de scandale. Remis à flot en 2013, Presstalis démarre alors dans une politique étonnante de développement. Rachat de sociétés mal portantes pour des expertises déjà prises en charge par les éditeurs sur l’acquisition d’audience numérique, sur la distribution de magazines à l’étranger, ou encore sur le réglage (c’est-à-dire le nombre de titres mis en place dans chaque point de vente, NDLR) et le merchandising pour les éditeurs : échec. Développement d’une application censée aider les jeunes à géolocaliser un marchand de journaux : nouvel échec. Rachat d’entrepôts pour créer des plateformes régionales suréquipées dont les camions repartent à moitié vides parce que le volume d’activité chute de 30% en cinq ans : nouvel échec.
Échec qui n’est rien par rapport à la mise en place d’un nouveau système informatique, inspiré de la grande distribution, pour mieux gérer en outre le flot des invendus qu’il faut réacheminer. Non seulement ce sera un marasme mais, en plus, au lieu des économies estimées, il faudra encaisser un surcoût. Passons sur les petits avantages en nature consentis aux plus gros clients et lissés sur les factures de tous, le barème des prix qui ne tient pas compte de l’effondrement systémique de la trésorerie, les frais bancaires et un plan de départ ultracoûteux, accordé lors de la crise de 2012. Bref, ce qui se passe aujourd’hui n’est que la suite logique de vingt ans de mauvaises décisions et de petits arrangements qui mettent en péril toute la filière de la presse, mais, plus gravement encore, les petits éditeurs indépendants.
C’est d’ailleurs ce que déplore Éric Fottorino, patron de presse fondateur du 1, d’America, de Zadig et de Légende, ancien directeur du Monde, dans un éditorial récent : « Alors qu’un plan de relance d’une nouvelle structure tente difficilement d’aboutir, les conséquences de cette décision sont très lourdes pour nos publications. Ce sont à ce jour quelque 800 000 euros de créances qui sont gelées dans les “tuyaux” de Presstalis, correspondant aux recettes attendues de nos trois publications, Le 1, America et Zadig, ainsi qu’aux financements “forcés” [Les fameux 2,25% prélevés sur les ventes des clients de Presstalis décidés en 2018, NDLR.] que nos sociétés ont dû consentir au diffuseur sur les trois dernières années ». Et Éric Fottorino de poursuivre et d’alerter : « Comme la quasi-totalité des éditeurs indépendants, de Society à We Demain, en passant par L’Éléphant, Polka et tant d’autres, nous n’avons jamais été associés à la gestion désastreuse – et frauduleuse par bien des aspects – de Presstalis. Nous demander, encore une fois, de remettre au pot dans une nouvelle structure alors que nos trésoreries sont rendues exsangues est inenvisageable, et avant tout indécent. »
Éric Fottorino va encore plus loin et détaille comment la situation actuelle de Presstalis est synonyme de grave danger pour les éditeurs indépendants, non rattachés à un grand groupe de presse, ou non possédés par de riches mécènes. « Je le rappelle une fois encore, avant qu’il ne soit trop tard. Si nos recettes ne nous sont pas rapidement versées, nous disparaîtrons dans les semaines ou dans les mois qui viennent. Si tel était le cas, si nos titres, caractérisés par leur indépendance, étaient amenés à cesser leur parution, ce ne serait pas seulement une atteinte grave au pluralisme de l’information, à sa diversité, à la capacité d’innover et de questionner les modèles dominants qu’incarnent nos publications. Pareille hécatombe signifierait qu’en France, désormais, l’information est le monopole des grands groupes industriels. Une situation indigne d’une démocratie, où les chiffres – l’argent – auraient le dernier mot. En toute impunité. »
On ne saurait être plus clair. Si cette situation de faillite de Presstalis et de non-paiement des encours aux éditeurs indépendants notamment perdurait, alors une immense hécatombe aurait lieu dans le paysage de la presse écrite hexagonale. Ces indépendants, ce sont environ 214 titres en France auxquels Presstalis doit verser, selon nos informations, pas moins de 30 millions d’euros d’encours, c’est-à-dire d’argent déjà gagné par ces éditeurs. Là se situe l’un des autres points d’achoppement de la situation actuelle. Nombre de ces titres indépendants, pour pouvoir être à nouveau distribués, ont quitté Presstalis pour aller vers les Messageries lyonnaises de presse (MLP), l’autre distributeur en France. L’Arcep les y a d’ailleurs autorisés dès la mise en redressement judiciaire de Presstalis actée. Reste que, pour l’instant, les encours ne sont pas versés et que la crainte est grande pour ces indépendants de ne jamais voir la couleur de cet argent.
214 titres menacés, donc. Ce sont aussi des emplois de journalistes, de graphistes, etc. qui sont également en péril. Voilà qui serait évidemment une atteinte à la liberté d’informer et au droit de savoir des citoyens. Cela viendrait aussi accentuer encore plus la baisse du nombre de journalistes en France. En 2005, 36 503 cartes de presse avaient été distribuées contre 35 200 en 2018, une diminution de près de 4% du nombre de journalistes titulaires de la carte de presse en quasiment quinze ans. Une situation préoccupante également pour les journalistes pigistes qui ont vécu trois mois très difficiles avec la crise sanitaire puisque de nombreux journaux ont coupé les budgets destinés à ces collaborateurs extérieurs.
Une histoire mouvementée, riche en symboles politiques, qui pèse sur la situation actuelle
Pour les quotidiens et les grands groupes de presse magazine qui ont présenté une offre de reprise, la situation est un peu différente. Leur façon d’envisager le problème est aussi issue d’un héritage de l’histoire. Une histoire mouvementée, riche en symboles politiques, qui pèse sur la situation actuelle.
Le premier des symboles est celui de l’architecture même de Presstalis, anciennement Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP). Alors que la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore terminée, le général de Gaulle confie à la CGT du livre le monopole de l’embauche des salariés de l’imprimerie. Moyen de s’assurer le soutien des journaux à la Libération. Inventée après la Seconde Guerre mondiale, l’architecture de Presstalis permet de réaliser le rêve de l’après-guerre de diffusion de tous les titres de presse, partout en France, avec le même tarif et dans les mêmes conditions.
Porté par les idéaux généreux et démocratiques ainsi que par la soif d’information et de liberté issus de la Libération et des idées du Conseil national de la Résistance (CNR), le Parlement adopte, en 1947, la loi « relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques », dite loi Bichet. Dans ses principes fondateurs, celle-ci assure la liberté de choix de l’éditeur, l’égalité des éditeurs face à la distribution et la solidarité entre éditeurs et coopérateurs. Les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP) sont créées. La loi Bichet a, en effet, acté le principe de la constitution en coopératives pour les éditeurs souhaitant distribuer leurs journaux. Le capital des NMPP est détenu à 51% par les éditeurs regroupés en coopératives et à 49% par le groupe Hachette, qui assurera le rôle d’opérateur pendant plus de soixante ans. Il existe alors 203 quotidiens et seulement une vingtaine de magazines. En parallèle de l’émergence des NMPP sont créées les Messageries lyonnaises de presse (MLP). Les salariés ne sont pas encartés à la CGT et sont plutôt proches de la CFDT. Surtout, les MLP ne s’occupent pas de la distribution des quotidiens mais seulement des magazines.
Cette séparation initiale aura des conséquences plus tard, puisqu’en 2013, alors que Presstalis connaît de grandes difficultés financières et que des magazines veulent sortir du système pour rallier les MLP, l’autorité de la concurrence invente la péréquation. En gros, l’ensemble des coopératives doivent mettre la main au porte-monnaie pour assurer la distribution des quotidiens. Le fossé entre magazines et quotidiens qui existait déjà s’accentue encore un peu plus. Il est aussi l’une des causes de la crise actuelle puisque là où les magazines veulent assouplir le système, les quotidiens, eux, veulent conserver l’architecture de Presstalis pour assurer leur distribution. C’est le sens de l’offre de reprise qu’ils ont déposée. « En tout cas, c’est le sens affiché », enrage notre patron de presse. Sens affiché ? Il développe : « Au fond, tout cela est une mascarade car on se rend compte que les quotidiens sont dans une stratégie de passer de plus en plus au numérique, ce qui n’est pas le cas des magazines. » Et d’ajouter : « De guerre lasse et en toute logique, les magazines pourraient être fortement tentés de lâcher une bonne fois pour toutes le paquebot Presstalis, confronté depuis sa création à de nombreuses tempêtes, pour rejoindre la messagerie concurrente MLP. » Cela serait évidemment très contradictoire avec l’intérêt des quotidiens qui voudraient garder les magazines dans une structure commune afin qu’ils continuent à supporter les coûts de distribution. La fameuse péréquation…
Mais revenons à l’histoire chargée d’autres symboles politiques. Durant toutes les années 1950, 1960 et 1970, la presse quotidienne est florissante, avec, pour donner un exemple, 13 millions d’exemplaires vendus (quotidiens régionaux inclus) par jour en 1968. Les magazines sont, eux aussi, en pleine expansion, de même que la presse spécialisée et professionnelle. Cette idée de distribution coopérative fonctionne à plein. Tous les acteurs y trouvent leur compte. Portées par la bonne santé de la presse, les NMPP modernisent la distribution, en renouvelant leurs techniques de gestion (mécanographie puis informatique), de vente (marketing, information directe aux marchands) et en développant leur réseau en région ainsi que leurs infrastructures (imprimeries notamment). Vient l’année 1975 qui est la première d’une longue série de crises. Émilien Amaury (propriétaire de L’Équipe et du Parisien libéré) tente de retirer ses titres des NMPP pour en assurer la distribution. Cette initiative déclenche les foudres du puissant Syndicat du livre, dont il voulait briser le monopole d’embauche. Après une grève de vingt-huit mois et nombre d’actions (parfois violentes) pour empêcher la distribution du Parisien libéré, le conflit se termine à la mort accidentelle du patron de presse, qui n’aura jamais obtenu gain de cause.
Alors que les années 1980 démarrent, c’est un début de retournement de situation économique pour la presse. Le tirage global des quotidiens nationaux passe ainsi entre 1970 et 1980 de 4,2 millions d’exemplaires à moins de 3 millions. Les journaux augmentent leur prix (multiplié par huit entre 1970 et 1988) et les recettes publicitaires continuent d’affluer. Les magazines poursuivent, eux, leur progression. L’entrée dans les années 1990 tend encore plus la situation. En 1989, c’est la première défaite pour le Syndicat du livre. Les éditeurs des NMPP font alors bloc face aux ouvriers qui réclament des augmentations de salaires. Dans ce conflit, la distribution fut pour la première fois assurée malgré la grève. Confrontées à d’importantes difficultés économiques, les NMPP doivent aussi faire face à une concurrence accrue des MLP. Entre 1990 et 2000, ces dernières passent de 2% à 15% de la distribution hors quotidiens, attirant notamment des titres comme Marianne, Nous Deux ou Point de vue. En 1995, la filière distribution est affectée par le changement de modèle de la presse. Les dépositaires, qui étaient 4000 en 1980, sont ainsi 700 quinze ans plus tard. En 2017, ils ne seront plus que 64.
Des questions urgentes à traiter
On le voit, l’histoire de la distribution de la presse en France n’a jamais été un long fleuve tranquille. Seulement voilà, la situation actuelle est d’une telle gravité qu’il s’agit d’un enjeu démocratique fort. Il est de trois ordres. D’abord, des journaux indépendants sans actionnaire puissant pourront-ils continuer d’exister ? Les titres d’Éric Fottorino ou ceux de Franck Annese (Society, So Foot, etc.) sont des journaux qui marchent bien, les lecteurs sont au rendez-vous. Ils n’ont pas besoin de subventions, seulement d’être réglés des encours qui leur sont dus. Pour le moment, rien n’est moins sûr. Sans cette manne financière, ils sont en péril, faute d’actionnaire puissant derrière. Est-ce vraiment le modèle que l’on doit encourager pour la presse de demain, dans une France qui a toujours plus besoin de s’informer avec des regards divers et variés ?
L’autre enjeu démocratique tient en la distribution des quotidiens. Évidemment, le système imaginé à la Libération qui permet à chaque titre d’être distribué partout doit être maintenu. Toutefois, cela doit-il coûte que coûte peser sur toute la filière presse ? De même, loi Bichet oblige, certains marchands de journaux reçoivent des titres dans leurs magasins qu’ils ne vendent jamais et qu’ils ne peuvent pas refuser. De même, le fait que les magazines doivent assumer une part de la distribution de ces journaux d’information politique et générale est logique et plutôt sain. Reste que, désormais, ce ne sont plus seulement les quotidiens qui sont en danger, mais aussi les titres indépendants, sans surface financière industrielle. Cela pose aussi une question démocratique.
S’il est démocratique, l’enjeu est aussi économique et social. En effet, la liquidation des filiales régionales SAD menace l’emploi de 500 personnes environ. Ces filiales sont au nombre de dix partout en France. Dans huit d’entre elles, des systèmes d’urgence sous forme de régie ont été créés pour continuer de livrer les journaux aux marchands de presse. Problème : les filiales de la région lyonnaise et de la région marseillaise ne sont pas dans ce cas. Résultat : depuis le 12 mai dernier, aucun quotidien national n’est arrivé ni à Lyon ni à Marseille, mais aussi dans les villes alentours. De nombreux magazines non plus ne sont pas arrivés. « Si on voulait désapprendre aux gens à lire des journaux, on ne s’y prendrait pas autrement », enragent, dépités, plusieurs marchands de presse de Marseille, qui pour certains accusent une perte de 80% de leur chiffre d’affaires. Au-delà du problème démocratique que pose le non-acheminement des journaux en période électorale, cela pose aussi un problème économique et social majeur. Les marchands de presse dans certains villages ou dans certains quartiers sont des lieux de lien social. S’ils venaient à disparaître à cause de la crise de Presstalis, ce serait l’accentuation d’une forme de désertification de villages, petites villes et quartiers entiers.
Enfin, il convient aussi de poser la question de la place du Syndicat du livre CGT dans cette architecture. Loin de la poser de manière caricaturale, il est peut-être temps de se demander s’il est logique que les éditeurs de presse ne puissent pas choisir quels salariés ils embauchent dans leurs imprimeries et leurs dépôts. Au-delà d’un droit salarial, on est peut-être ici plutôt en présence d’une rente de situation qui contribue comme tout un tas d’autres facteurs à mettre à mal la situation de la filière presse.
Dans un rapport récent publié en septembre 2019 et intitulé Ces journaux qui n’arrivent jamais, l’ONG Reporters sans frontières mettait d’ailleurs en garde sur cette atteinte à la liberté d’informer que constitue la non-distribution d’un journal. Dans le rapport, Reporters sans frontières pointait la façon dont les gouvernements ou les mafias empêchent les journaux jugés gênants d’être acheminés. Au chapitre de la France, le rapport s’intéressait notamment au blocage des journaux par des actions de grève de la CGT du livre qui ne voulait pas entendre parler d’une réforme de l’architecture actuelle de Presstalis.
Maintenant que Presstalis est en redressement judiciaire, il est urgent que l’État, les éditeurs et les syndicats se mettent autour d’une table pour penser, sans tabou, et sans éluder les questions qui fâchent, quel serait le système de distribution idoine du XXIe siècle. Celui du XXe siècle a vécu. Le paquebot a pris l’iceberg, il a coulé. Reste à inventer le paquebot du monde d’après.