À l’approche des élections européennes, Renaud Bellais, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, revient sur les crises que l’Union européenne a traversées depuis sa création et s’interroge sur les causes du désamour progressif et croissant des citoyens européens envers le projet européen. Comment y remédier ? En faisant le pari d’une Union européenne solidaire, selon Renaud Bellais.
L’Union européenne traverse indéniablement une crise. La montée des populismes et des mouvements anti-européens en est le révélateur, ce qui conduit à un risque non négligeable que les forces anti-Union européenne détiennent un poids important dans le futur Parlement européen après les élections de mai 2019. Cependant, cette montée populiste n’est que le symptôme d’une crise plus ancienne et plus profonde : celle du désamour progressif et croissant des citoyens européens pour la construction européenne incarnée par l’Union et, plus encore, la Commission. Cette crise prend certainement ses racines dans les années 1990, quand l’Union européenne est devenue paradoxalement plus intégrée et plus démocratique…
Quelles peuvent être les causes d’un tel désamour ? Faut-il renoncer à l’Union européenne en sortant des traités, comme certains le souhaiteraient ? En aucun cas : un tel choix serait contreproductif, ne résolvant rien, tout en générant de nombreuses difficultés. La fuite en avant n’est jamais une solution et il faut éviter de tomber dans le piège d’un prétendu « âge d’or » où les peuples pouvaient « être maîtres de leur destin ». Le choc de la réalité risque d’être violent si nous n’y prenons pas garde, même si, au Royaume-Uni, les Brexiters les plus radicaux sont prêts à payer n’importe quel prix pour couper les liens avec l’Union européenne.
Un tel choix de désintégration de l’Union européenne est non seulement un « miroir aux alouettes », mais il aurait un coût économique et social important. Ce sont les citoyens les plus modestes qui en payeraient le prix le plus fort.
Tout n’est pas parfait – loin de là – dans l’Union européenne. Des marges de progrès existent mais cela ne veut pas dire que les institutions sont viciées. Il faut, au contraire, prendre le mal à la racine et réformer l’Union européenne – qui reste une construction méritoire et utile – pour en faire ce qu’elle devrait être : l’union des Européens autour d’un projet commun et de valeurs partagées. Le renforcement de la construction européenne est une nécessité pour bâtir une société plus juste et plus prospère en Europe et pour être en mesure de peser au niveau international plutôt que de subir les décisions des États-Unis ou de la Chine. Il faut donc transformer l’Union européenne pour la rendre plus démocratique et plus proche des citoyens.
L’Union européenne, une Arlésienne pour les citoyens
L’Union européenne est à la fois très, trop présente pour les citoyens européens tout en étant furieusement absente. Elle est présente lorsqu’elle impose des normes et des contraintes. Elle est indéniablement absente, car elle apparaît comme trop éloignée de leur réalité quotidienne et trop distante en raison d’un déficit ressenti de représentativité et de processus démocratique. En ce sens, il est possible de la comparer à l’Arlésienne de Bizet : tout le monde en parle, mais on ne la voit jamais vraiment… Tous les ingrédients sont donc réunis pour l’accabler de tous les maux.
Or les citoyens ont besoin de sentir une proximité avec les centres de décision pour adhérer aux politiques et pour en accepter les conséquences, en particulier lorsque les décisions supposent des efforts et des sacrifices, tout du moins à court terme. Ceci n’est pas nouveau. Déjà au XVe siècle par exemple, ainsi que le montre Bertrand Schnerb, la Flandre se révolte régulièrement car son comte, qui est aussi duc de Bourgogne, n’est pas suffisamment présent sur ses terres flamandes… Ce besoin de proximité entre le pouvoir et les citoyens se retrouve régulièrement depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, de l’Écosse à la Hongrie. L’histoire de l’Europe est riche en enseignements concernant les attentes des sujets ou citoyens. Les négliger conduit souvent à répéter les mêmes erreurs et aboutit aux mêmes révoltes.
Pourtant, l’enthousiasme vis-à-vis du projet européen était palpable jusqu’au début du XXIe siècle. Comment est-il possible qu’un tel désamour se soit développé ? Pour quelles raisons les citoyens se sont-ils détournés de l’Union européenne ?
La beauté du projet européen constitue en fait également sa limite. Universalisme et prédominance de l’économie pourraient être les deux idées permettant de qualifier l’Union européenne aujourd’hui. Or comment construire un projet politique auquel adhèrent les Européens uniquement au travers de ces deux idées ? Bien entendu, il est noble de chercher une approche universelle et cosmopolite qui s’oppose à un repli sur soi favorisant une vision belliqueuse du monde. Toutefois, l’universalisme ne crée pas un sentiment de bien commun ou d’unité entre des populations séparées par des différences culturelles, économiques, sociétales, historiques… et très éloignés géographiquement d’un bout à l’autre du continent.
La dimension économique de la construction européenne n’est pas non plus suffisante. Elle est même un facteur de tension et de dissension plus que d’unité. En effet, il est pertinent de souligner que la création d’un marché unique a permis d’abaisser le coût de la vie pour la très grande majorité des Européens par une plus forte concurrence au bénéfice des consommateurs. Cependant, le citoyen-consommateur, si cher à la Commission européenne, est aussi un citoyen-salarié qui subit les mêmes conséquences des pressions concurrentielles en termes de chômage et de baisse de revenus. Or les coûts de l’ouverture plus grande des marchés sont plus facilement perceptibles que les bénéfices en l’absence d’une explication appropriée autour d’un projet collectif.
De plus, il est évident que l’Union européenne ne met pas suffisamment en valeur ses actions positives auprès des citoyens alors même que beaucoup de financements européens ou même de règles sont très bénéfiques à tous dans notre vie quotidienne. Qui voudrait manger du bœuf aux hormones ou du poulet traité au chlore ? Combien de routes ou d’écoles auraient été construites sans un soutien financier de la Commission européenne ? Le problème est qu’aujourd’hui, cette contribution utile de l’Union est souvent invisible pour les citoyens. Beaucoup de citoyens n’ont même pas conscience que l’Europe, c’est aussi cela.
Couplée à l’universalisme du projet européen et à la mondialisation, l’approche principalement économique qui constitue le cœur du fonctionnement de l’Union européenne crée un sentiment de perte de contrôle, voire d’abandon des citoyens qui souffrent des conséquences d’une concurrence internationale accrue en termes de sécurité de l’emploi, de revenus ou de perspectives d’avenir. Faut-il alors s’étonner que les Britanniques aient voté pour sortir d’une Union européenne qui apparaît comme la source de tous leurs maux ? L’analyse des résultats de ce référendum montre une forte propension à voter en faveur du Brexit dans les territoires qui ont le plus souffert de la violence de l’économie ouverte et de la désindustrialisation depuis les années 1970.
Il n’est donc pas étonnant que le désarroi des citoyens – face à un Commission européenne imposant la soupe amère de la mondialisation ressentie comme sans entraves – fasse le lit des populistes. La Commission européenne n’est d’ailleurs pas la seule coupable par ses prises de position. De nombreux gouvernements ont trouvé des coupables idéaux avec la Commission et l’Union européenne pour se dédouaner des décisions impopulaires et de leurs conséquences. À force de montrer l’Union européenne du doigt année après année, décennie après décennie, en martelant que les décideurs nationaux ne pouvaient plus rien faire ou décider, la perception du projet européen est devenue de plus en plus négative, malheureusement, et les décideurs politiques qui s’en étonnent devraient avoir l’honnêteté de reconnaître leur faute.
Brexit, Frexit… une fausse bonne idée
Face à une Union européenne en crise dans ses fondements mêmes, il peut être tentant de vouloir en sortir afin de retrouver une pleine souveraineté, comme l’ont espéré les Britanniques, pour être de nouveau maîtres de notre destin. Mais quelle peut être la réalité d’une telle démarche ? En quoi quitter l’Union européenne permettra-t-il de résoudre les problèmes et, qui plus est, d’affronter les défis d’aujourd’hui ? Le vote au référendum pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne apporte beaucoup d’enseignements sur les illusions d’une telle sortie, mais aussi sur les lignes de fracture non pas entre le niveau national et européen, mais au sein même des pays.
Sortir de l’Union européenne n’est pas facile, non pas parce que les institutions européennes s’y opposent, mais parce que nous avons construit ensemble un univers depuis de décennies. Sortir de l’Union européenne n’est pas un simple divorce mais plutôt la délicate séparation de siamois… Rien ne garantit que l’opération ne sera pas dangereuse. L’exercice de sortie révèle à quel point les avantages d’être dans l’Union européenne sont importants et les coûts d’une sortie élevés. L’impossibilité des députés britanniques à choisir la voie de sortie est éclairante. Il n’est pas possible de conserver des bénéfices qui apparaissaient acquis, mais liés à l’Union européenne, tout en se débarrassant de coûts, parfois supposés, liés à la présence dans cette Union.
Nous pourrions dire qu’il s’agit là d’un reflet de la réussite du projet européen. Ce dernier a été tellement efficace que nous n’avons même plus conscience de ce que nous lui devons. Il faut en être privés pour s’en rendre compte ! Dans une Lettre du CEPII de juin 2018, Thierry Mayer, Vincent Vicard et Soledad Zignago notaient qu’en raison de l’intégration économique des pays de l’Union européenne, le commerce entre eux est deux fois plus important et leur PIB est 4,4% plus élevé. Une désintégration de l’Union conduirait à faire le chemin inverse… Et encore, leur calcul ne tient compte que des échanges internationaux et non des coûts structurels d’une désunion sur l’économie et la société.
Même le discours sur la souveraineté meurtrie apparaît illusoire. La souveraineté n’est qu’un concept juridique. Ce qui compte, c’est d’avoir les moyens de la mettre en œuvre, de l’affirmer. Bien entendu, ne plus être dans l’Union européenne permettrait de reprendre la main sur certaines politiques publiques, en particulier concernant les négociations commerciales internationales ou la monnaie. Mais à quoi bon pouvoir négocier isolément en tant que pays si l’on doit le faire avec des géants économiques et politiques comme les États-Unis ou la Chine face auxquels même des pays comme la France ou le Royaume-Uni pèsent bien peu ?
À quoi bon avoir une monnaie nationale si sa petite taille (en termes de masse monétaire ou de réserves de change) ne permet pas de contrebalancer la violence des marchés financiers ? Un seul chiffre peut donner le vertige : chaque jour, les flux sur le marché des changes s’élèvent à 5100 milliards de dollars, soit près de deux fois le PIB annuel de la France (soit 2600 milliards de dollars) ! Est-il nécessaire de se rappeler à quel point les gouvernements nationaux ont pu être démunis face aux crises des changes qui ont fait tant de mal à la France ou au Royaume-Uni dans les dernières décennies du XXe siècle ? D’ailleurs, une étude sur le marché des changes montre que la livre sterling pourrait perdre son statut de monnaie de réserve après le Brexit.
Quand nous sommes confrontés à des difficultés et des défis, la solution n’est pas de se replier sur soi, mais de faire front ensemble pour les surmonter. D’ailleurs, le repli sur soi peut être un processus sans fin. À la crise du Brexit entre le niveau communautaire et niveau national fait écho la crise catalane entre le niveau national et le niveau régional. Nous pouvons même identifier une « crise multi-niveaux » au Royaume-Uni : si les Britanniques veulent sortir de l’Union européenne, ceci entraîne, comme le montre Philip Stephens dans une tribune du Financial Times, un retour des velléités indépendantistes de l’Écosse (où 62% des électeurs ont voté en faveur du maintien dans l’Union européenne en juin 2016) qui, à son tour, pourrait susciter une demande de divorce de la part des îles Orkney (de peuplement historiquement norvégien)…
Ces exemples montrent que la crise résulte moins d’un problème entre l’Union européenne et ses pays membres, comme le laisseraient supposer beaucoup d’anti-Européens, que d’un sentiment de dépossession par rapport à des centres de décision trop éloignés – à quelque niveau que ce soit. Cependant, une telle réappropriation n’est pas en soi une réponse aux défis ou aux problèmes.
Ne vaut-il mieux pas un peu de contraintes dans un rapport de forces favorable plutôt qu’une indépendance nous laissant seuls face aux tempêtes ? Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il faut accepter tout et n’importe quoi. Et c’est bien là le problème : on place les citoyens face à un choix binaire, « accepter le diktat de Bruxelles » ou « restaurer notre souveraineté », qui n’est en aucun cas la seule option. Il faut arrêter de penser l’Union européenne dans une logique « eux et nous ». L’Union européenne, c’est nous ! Encore faut-il vouloir participer aux décisions et faire évoluer les institutions européennes pour que nous puissions le faire le mieux et le plus efficacement possible.
Comme le souligne le personnage de François Gensac dans Un taxi pour Tobrouk (1961) : « Je crois, docteur, que l’homme de Néandertal est en train de nous le mettre dans l’os. Deux intellectuels assis vont moins loin qu’une brute qui marche ». Il est temps d’infirmer cette idée, malheureusement vraie bien trop souvent, en ce qui concerne l’Union européenne. Plutôt que de laisser le système partir à la dérive et donner le champ libre aux populistes et aux anti-Européens, il faut reprendre en main le projet européen pour lui donner une valeur sociale à laquelle les citoyens pourront adhérer. Encore faut-il avoir un projet d’Europe solidaire pour cela.
Une solidarité absente, faute de projet fédérateur
Si les citoyens ne perçoivent pas une proximité avec l’Union européenne, il n’y a rien d’étonnant à cela. Son nom même est une contradiction dans les termes. En quoi est-ce une union ? Pour quelle Europe ? En effet, le déterminisme géographique ne fait pas tout. Jamais il n’y a eu une seule et unique Europe au cours de l’histoire, mais une multitude d’Europes liées par des dimensions sociales, économiques, linguistiques, culturelles… plus ou moins étroites. Peut-on parler, par exemple, d’« Europe chrétienne » quand rien n’a été fait pour sauver la Hongrie de l’invasion ottomane au XVIe siècle ou si peu, du côté des États, pour aider les Grecs à retrouver leur indépendance au début du XIXe siècle ?
Faut-il rappeler que la participation à l’Union européenne est initialement un choix ? Certes, la géographie a aidé, mais très vite la notion spatiale est devenue secondaire en raison de l’élargissement à partir des années 1980. L’adhésion de la Grèce en 1981 ne se justifiait pas par une proximité géographique mais par le partage de valeurs politiques, sociales et économiques, tout comme l’adhésion en 1985 de l’Espagne et du Portugal sortis, comme elle, d’un régime dictatorial.
Pourtant, cette idée de projet commun semble s’être perdue au fil du temps. Nous pourrions même aller plus loin en soulignant que le passage politique de la Communauté économique européenne (CEE) à l’Union européenne ne s’est pas accompagné d’un projet commun qui puisse servir à construire un avenir ensemble, à fédérer les Européens.
Depuis ses origines, l’Union européenne ne se pense pas dans une unicité d’un projet partagé, mais par une unification de marchés, d’États et de territoires. Il n’y a pas de dimension unique qui lie de manière automatique ou évidente les Européens au sein de l’Union européenne. Par contre, le projet européen vise à créer une unité par l’instauration d’un espace économique unifié qui, tel le « doux commerce » de Montesquieu – « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. », ainsi que celui-ci l’écrivait dans De l’esprit des lois en 1758 –, devrait conduire les Européens à ne plus se faire la guerre en raison d’intérêts économiques toujours plus entrelacés.
Cette dimension économique est nécessaire et utile, mais elle est loin d’être suffisante. Il suffit de se souvenir que les pays européens étaient très interdépendants économiquement avant la Première guerre mondiale et que cela ne les a pas empêchés de s’entretuer… alors que beaucoup des économistes pensaient le contraire en 1913.
L’échange est au cœur de ce projet européen. Les pères fondateurs que furent Jean Monnet et Robert Schuman mettaient d’ailleurs très explicitement cette dimension en avant. Il n’y a rien de problématique en cela, mais est-ce suffisant pour faire une Union européenne ? Des intérêts économiques partagés sont certainement une condition nécessaire mais certainement pas suffisante. De plus, si seuls les intérêts économiques prédominent, alors les forces centrifuges risquent d’être plus importantes que les facteurs favorisant la convergence et l’union dans un réel projet commun. L’absence de sentiment de communauté est très clairement palpable quand nous observons le comportement des Européens vis-à-vis du budget de l’Union européenne.
Il faut cesser de voir le budget de l’Union européenne comme un guichet dont il faut tirer le plus grand profit tout en minimisant la contribution que chacun apporte au pot commun. Si Margaret Thatcher a proclamé « I want my money back! », elle n’a fait qu’exprimer tout haut ce que la plupart des Européens et des gouvernements des pays membres de l’Union pensent. L’Union européenne apparaît comme « une vache à traire » – comme le met bien en évident le film espagnol El Reino sorti en avril 2019 –, sans idée de bien commun ou de solidarité. Cela ne peut pas fonctionner tant qu’un tel état d’esprit persiste…
L’Union européenne est, sous cet angle, le parfait reflet de ce que le philosophe britannique Zygmunt Bauman appelle la « modernité liquide ». Le sens du collectif et du bien social a disparu au profit d’une logique prédominante de consommation et d’intérêt personnel conçus dans une vision de court terme. C’est exactement l’opposé de ce dont a besoin l’Union européenne. Or, comme le souligne Zygmunt Bauman, la distance favorise la déshumanisation. Cette liquéfaction du monde est la raison même pour laquelle nous avons vraiment besoin d’une Union européenne porteuse d’un projet politique : sans cela, le coût social sera élevé à terme et les Européens seront désarmés pour défendre leurs intérêts dans le monde. Ceci suppose toutefois une logique de l’engagement, où nous ne sommes pas gagnants à tous les coups du point de vue national ou individuel.
Sans même parler d’Europe des solidarités (qui reste en grande partie à bâtir, comme le montre Philippe Herzog dans ses Mémoires), la gestion des affaires communes montre à quel point les pays et les citoyens sont davantage intéressés par les bénéfices qu’ils pourraient tirer des ressources communautaires que par la volonté de bâtir un avenir durable pour une communauté de destin entre Européens. Nous sommes bien loin de ce que pourrait être une « République européenne » ou res publica europensis au sens étymologique du concept, à savoir une gestion commune des biens collectifs pour l’intérêt commun. Ceci est toutefois possible si nous nous engageons dans une refondation politique du projet européen. L’objectif est de sortir d’un désordre mortifère entre les décideurs et le projet politique.
Une nécessaire refondation politique
Dans son ouvrage J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu, Philippe de Villiers dénonce la manipulation américaine dans la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, puis de la CEE en 1957 (devenue l’Union européenne en 1993). Il y a certainement un fondement à son analyse et les États-Unis ont indéniablement souhaité structurer les institutions européennes tant par intérêts économiques que pour éviter d’être embarqués dans une nouvelle guerre en cas de nouvelles dissensions entre Européens après 1945. Mais est-ce là l’important ? Ne faut-il pas s’attacher plus à ce que nous ferons de l’Union européenne qu’à ses origines ? Comme le disait Deng Xiaoping, « qu’importe qu’un chat soit noir ou blanc, à partir du moment où il attrape des souris. »
Peut-être que les États-Unis n’étaient pas sans arrière-pensées en soutenant les projets de Robert Schuman et Jean Monnet. Il est certain que l’ancrage aux États-Unis dans la défense est extrêmement fort au travers de l’OTAN. Les Britanniques (mais d’autres pays également, il ne faut pas se le cacher) ont souhaité un grand marché mais pas une construction politique de l’UE. Pour autant, les institutions ont bien évolué depuis la CECA. L’Union européenne est bien plus qu’un grand marché, comme le démontre le Brexit. Depuis le traité de Maastricht en 1991, elle est plus démocratique et plus intégrée institutionnellement – même si nous ne sommes pas au bout du chemin.
Pour autant, la dynamique de la construction européenne ouvre la voie à d’autres possibles et les développer est avant tout un choix ouvert aux citoyens. L’Union européenne peut être plus qu’un espace géographique, plus qu’un marché. Et le moment est propice pour changer l’orientation de la construction européenne.
Dans son ouvrage Alarums and Excursions: Improvising Politics on the European Stage, Luuk van Middelaar montre que l’improvisation prédomine aujourd’hui sur la scène politique de l’Union européenne. Son point de vue est bien informé, puisqu’il a été conseiller de Herman Van Rompuy quand celui-ci était président du Conseil européen. Cependant, le point important qu’il soulève est que, de la crise financière de 2007 à la crise ukrainienne en passant par le Brexit, les récentes crises qui ont frappé l’Union européenne ont fait prendre conscience aux institutions du besoin de se protéger et de protéger les citoyens.
Il est aujourd’hui évident que l’Union doit mieux défendre ses intérêts et qu’elle doit le faire par elle-même, comme le montre d’ailleurs son évolution majeure sur les questions de défense depuis 2016-2017. Luuk van Middelaar parle de « moment machiavélien ». Il reprend ici une expression de l’historien britannique John Pocock dans son ouvrage Le moment machiavélien à propos de la Renaissance, lorsque les cités italiennes ont compris, face aux multiples guerres et à la possibilité de leur mortalité, qu’elles devaient se battre pour défendre leur indépendance et leur souveraineté.
Un réel agenda politique européen commence à émerger même si cela reste très parcellaire. Sommes-nous à ce « moment machiavélien » comme le croit Luuk van Middelaar ? Nous pouvons l’espérer. L’urgence de mettre en place un projet réellement fédérateur est indéniable. L’objectif est de contribuer à définir cet agenda en y associant pleinement les citoyens.
Le titre du nouvel ouvrage de Niklaus Nuspliger, correspondant à Bruxelles Neue Zürcher Zeitung (journal suisse) résume bien le piège qui existe pour l’Union européenne : L’Europe entre la dictature populiste et la domination bureaucratique. Nous ne pouvons pas laisser l’administration européenne en autogestion, ni laisser les institutions européennes se déliter sous les coups de boutoir des anti-européens.
Certains n’hésitent pas à dire que l’Union européenne ne fonctionne plus, car elle serait trop démocratique. En fait, la dynamique communautaire d’intégration et de solidarité est à l’arrêt, car l’UE n’est pas assez démocratique dans la réalité. Certes, le Parlement européen a plus de poids qu’au XXe siècle ; lorsqu’il était plus facile de faire progresser le projet européen entre « sachants » sans que des représentants du peuple s’en mêlent. Cependant, cette approche a montré ses limites quand il a fallu faire valider par les citoyens le changement des traités au début du XXIe siècle : une Union européenne construite sans les citoyens est nécessairement une construction qui manque de légitimité populaire.
Le paradoxe est que l’UE est à la fois trop et trop peu démocratique pour porter cette légitimité qui est pourtant indispensable. Les citoyens sont certes représentés au Parlement européen mais sans qu’ils se sentent vraiment impliqués, faute de comprendre le fonctionnement et la place des institutions européennes, et sans que les partis politiques jouent le jeu, puisqu’ils gardent toujours en tête un agenda politique national même lors des élections européennes.
Le pari d’une Union européenne solidaire
Il ne faut pas confondre la valeur et la morale, le discours sur la civilisation et le projet collectif créant une unité tout en respectant la diversité. Le discours de droite sur la civilisation chrétienne oublie à quel point le christianisme a été autant un facteur d’unité que de profondes divisions entre Européens. Faut-il rappeler que l’affrontement entre catholiques et protestants a ravagé l’Europe pendant trente ans au début du XVIIe siècle ? Il en est de même de beaucoup de dimensions qui sont supposées être le ferment d’une unité rêvée de l’Europe sui generis. L’Europe n’existe pas en tant que telle, comme nous l’avons déjà souligné, mais nous pouvons la créer au travers de l’Union européenne.
Chercher des racines partagées est une chose mais cela ne doit pas être la seule base de notre unité. La diversité est une source d’enrichissement quand elle contribue à construire un avenir ensemble tout comme elle constitue un facteur de résilience des institutions, de l’économie et de la société. Si civilisation européenne il y a, ce sera la civilisation commune que nous construirons au travers de l’Union européenne.
Après la Première Guerre mondiale, Paul Valéry dans « La crise de l’esprit« , soulignait que nous avions pris conscience que notre civilisation pouvait être mortelle. Ce n’est cependant pas en mettant la civilisation européenne sous cloche (ou plutôt les bases de notre mode de vie) dans un conservatisme défensif qu’elle pourra être préservée mais en la nourrissant en permanence, à partir d’un socle robuste, de nouveaux éléments qui lui donneront la vitalité nécessaire.
Puisque le terme de « progressiste » est aujourd’hui utilisé un peu à tort et à travers, il faut certainement plutôt parler d’un projet socialiste, social et démocrate pour l’Union européenne. L’UE doit devenir le cadre pour le développement des aspirations nationales et non un outil de nivellement. L’Union européenne se renforcera en sachant mobiliser la richesse des pays qui la composent. Il s’agit de la contrepartie nécessaire à l’acceptation par les citoyens des efforts pour vivre ensemble et construire ensemble un avenir.
La légitimité de l’UE doit reposer sur une représentation appropriée des citoyens et un système d’institutions qui assure une responsabilisation des choix et des politiques. Or le fonctionnement actuel de la Commission européenne peut apparaître comme un déni de représentation et de responsabilité. Malgré le traité de Lisbonne, nous sommes plus un remake de la série britannique de la BBC Yes, Minister! – dans laquelle l’administration impose son point de vue au politique, sous couvert de répondre à ses demandes, dans chaque épisode – que dans un bon équilibre des institutions…
Cependant, ceci ne doit pas amener les citoyens à rejeter les institutions européennes mais à les transformer pour les rendre plus démocratiques et plus compatibles avec les attentes de représentation et de transparence que souhaitent les Européens (même de manière implicite).
Une solution pour aller dans cette direction pourrait notamment être de transformer les commissaires européens, aujourd’hui désignés par les États, en sénateurs de l’Union européenne. Ils pourraient être élus pour représenter leur pays d’origine. Leur collège pourrait être plus nombreux et seul un bureau élu en leur sein constituerait l’exécutif de la Commission européenne.
La difficulté aujourd’hui est que les Européens n’ont pas de représentation partagée du monde et de la place de l’UE dans le monde. L’Union européenne reste toujours bloquée dans la vision centrée sur l’économie (certainement par défaut) de Leon Brittan et de Pascal Lamy d’un grand marché unifié et ouvert sur le monde. Grâce à des commissaires européens élus directement par les citoyens, il serait possible de construire un projet politique commun au travers des débats qui ne manqueraient pas d’émerger au sein d’un Sénat de l’Union.
En renforçant la légitimité démocratique d’une Union refondée, il est possible de donner un sens politique et donc un agenda de politiques publiques ambitieux. D’une certaine manière, ceci revient à construire une souveraineté européenne qui lie les citoyens entre eux par-delà leur attachement à un État de l’Union européenne, comme le fait déjà l’euro pour les nations partageant cette monnaie. Cette souveraineté ne doit pas venir en concurrence avec la souveraineté nationale mais, au contraire, la compléter pour la renforcer au niveau international.
De même, contrairement à la vision centrée sur l’économie qui vise un marché unique et un jeu à armes égales entre les acteurs économiques, l’objectif n’est pas une uniformisation ou une unicité de l’ensemble de l’Union. Au contraire, la diversité est une force des Européens et il faut la préserver. Cependant, ce sera possible que si nous partageons un socle commun qui permette aux diversités de fleurir et de s’épanouir – quelle que soit la dimension concernée des activités économiques, sociales ou politiques au sein de l’Union européenne.
L’Europe est à nous ! Construisons-la pour nous et ensemble.