Dans sa contribution d’une série réalisée en partenariat avec L’Hétairie, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille et auteur du blog La Constitution décodée, analyse l’importance politique et démocratique du timing d’une utilisation du 49.3.
Le recours au « 49.3 », en référence à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution, est généralement perçu comme une violation des principes démocratiques et une atteinte portée au parlementarisme. Cette perception est à la fois justifiée et erronée : tout dépend de l’instant auquel il est mobilisé, cet instant étant généralement lié à la finalité pour laquelle il est activé.
Rappelons que ce mécanisme puissant de rationalisation du parlementarisme, introduit en 1958 et limité en 2008, peut être actionné à tout instant du débat législatif, à l’initiative du Premier ministre et à la condition que la possibilité d’y recourir ait été préalablement délibérée en Conseil des ministres. Il permet d’interrompre immédiatement tout débat sur le texte en discussion. Le texte est alors considéré comme adopté, sans vote, sauf à ce qu’une motion de censure soit déposée dans les vingt-quatre heures suivant l’activation. Si tel est le cas, la discussion porte alors sur cette motion de censure, dans les conditions prévues à l’article 49, alinéa 2 de la Constitution, à savoir un débat entre les soutiens et les opposants à cette motion, laquelle est mise aux voix au moins quarante-huit heures après son dépôt, seules les voix qui lui sont favorables étant recensées (celles qui sont donc opposées au gouvernement et qui souhaitent son départ). Le gouvernement est renvoyé et, par la même occasion, le texte est rejeté que s’il se présente une majorité absolue des députés (soit 289) pour voter la motion.
Utilisé trop tôt ou trop tard, le 49.3 porte gravement atteinte à notre démocratie
Parce qu’il permet d’interrompre toute discussion sur le texte, donc l’examen de l’ensemble des amendements qui s’y rapporte, plusieurs gouvernements ont été tentés à plusieurs reprises de le mobiliser afin de contrer l’obstruction, en l’activant au début de la discussion, ou peu après. Ce que fit Édouard Philippe, en février 2020, sur le projet de loi sur les retraites. Or cet article n’a pas été imaginé à cette fin et il est parfaitement justifié, dans une telle hypothèse, de dénoncer un déni de démocratie : non que l’obstruction soit l’expression même de la démocratie parlementaire, mais il doit exister d’autres moyens de la contrer que l’interruption pure et simple du débat législatif et l’absence de vote sur un texte.
Ce détournement de la finalité du mécanisme du 49.3 a conduit à la limitation de son activation, par la révision constitutionnelle de 2008, aux seules lois de finances, lois de financement de la sécurité sociale et à un autre texte par session. Une telle limitation, dont on comprend l’objectif de principe, engendre les difficultés que connaît le gouvernement actuel, soutenu par une majorité seulement relative.
Or ce mécanisme a été justement prévu afin de créer une majorité sur un texte lorsque cette dernière n’existe pas ou qu’elle est incertaine. C’est ce qui explique que les gouvernements qui l’ont le plus mobilisé furent ceux de Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy, entre 1988 et 1993 lorsque, déjà, la majorité n’était que relative. Le recours à ce mécanisme est alors pleinement justifié, d’abord parce qu’il répond à sa finalité initiale et, ensuite, parce qu’il n’est pas synonyme de déni de démocratie.
En effet, ces gouvernements avaient généralement soin de laisser le débat parlementaire se faire, pour ne mobiliser le 49.3 qu’à la toute fin, lors du vote final. Il n’était alors destiné qu’à sécuriser l’adoption du texte, non à empêcher les discussions.
C’est la voie dans laquelle s’est engagé le gouvernement jusqu’à présent, renonçant à l’activer immédiatement, en dépit des nombreux amendements déposés. Retarder l’instant de l’usage du 49.3 est sage, dans le respect de la démocratie parlementaire… à la condition toutefois, dans le strict cadre de la loi de finances, que ce retard soit mesuré.
En effet, une stratégie gouvernementale pourrait être, sous couvert de respecter la démocratie parlementaire et de laisser les députés s’exprimer, de laisser traîner l’adoption de la loi de finances, afin d’arriver au terme du délai de soixante-dix jours prévu par l’article 47, alinéa 3 de la Constitution, pour que le Parlement se prononce. En effet, cet alinéa prévoit que, « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance » : ce mécanisme est destiné à surmonter un éventuel blocage parlementaire qui rendrait impossible l’adoption de la loi de finances avant le 31 décembre. Ce délai expire, cette année, le 5 décembre.
Jamais utilisé jusqu’à présent, il porterait une atteinte autrement plus dangereuse à notre démocratie parlementaire : le prélèvement de l’impôt et la ventilation des dépenses publiques, qui sont la justification même de l’existence d’un Parlement – créé pour adopter ces décisions au nom du peuple –, résulteraient de la seule décision de l’exécutif.
Activé au bon moment, le 49.3 permet de préserver l’efficacité de notre démocratie. Utilisé trop tôt ou trop tard, il lui porte gravement atteinte.