L’État est-il responsable pour Uber ?

Décidée dans la foulée de la publication des Uber Files, la commission d’enquête parlementaire sur « l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences » commence ses travaux en ce mois de février 2023. À cette occasion, Jérôme Giusti, avocat de travailleurs des plateformes et co-directeur de l’Observatoire Justice et sécurité de la Fondation, analyse la responsabilité juridique, financière et politique que l’État français a décidé de supporter pour défendre le modèle de l’ubérisation en France.

Suite à une enquête journalistique d’envergure mondiale, connue sous le nom des « Uber Files » et dévoilée en juillet 2022 à partir des révélations de Mark MacGann, ancien lobbyiste de la plateforme Uber, l’Assemblée nationale a décidé, sur proposition du groupe LFI, de lancer, à partir de février 2023 et pour six mois, une commission d’enquête parlementaire. Celle-ci comporte trois objectifs majeurs : d’abord, faire la lumière sur les connivences possibles entre Uber et les décideurs publics ayant favorisé l’implantation de l’entreprise américaine dans le secteur français du transport particulier des personnes ; ensuite, étudier les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement de l’ubérisation ; enfin, faire des recommandations pour que la séparation entre les lobbies et l’État soit assurée. 

Sans préjuger des résultats de cette enquête, dont les travaux viennent tout juste de commencer, il nous semble néanmoins utile, au-delà des responsabilités politiques et institutionnelles que les députés pourront pointer, de nous interroger sur la question de savoir si l’État peut être considéré comme responsable pour Uber et ce, d’un point de vue déjà purement juridique. Autrement dit, existe-t-il, dans notre droit positif, des actions possibles, ouvertes aux victimes de la carence de l’État à agir contre Uber, à savoir, principalement, les travailleurs de plateforme dont le statut est, en droit, celui de travailleurs salariés plutôt que de travailleurs indépendants ? 

Car il existe bel et bien une carence de l’État à agir contre la plateforme Uber, ce qui leur ouvre la voie à engager la responsabilité de l’État in personam et ce, pour les principales raisons que nous allons exposer.

La responsabilité de l’État pour délais de justice anormalement longs 

Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Cour de cassation a jugé qu’un chauffeur Uber était un chauffeur salarié, alors qu’Uber refuse depuis dix ans ce statut aux travailleurs qui collaborent avec sa plateforme, les cantonnant de manière discrétionnaire au statut fictif de travailleurs indépendants. Dans le droit fil de cette jurisprudence, divers conseils de Prud’hommes ont requalifié de nombreux chauffeurs en travailleurs salariés, condamnant ainsi Uber à leur payer des heures supplémentaires, des congés payés, des indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en cas de déconnexion définitive et abusive, ainsi qu’à leur rembourser des frais professionnels – à hauteur de centaines de milliers d’euros dans la plupart des cas. Dernière condamnation retentissante : début 2023, le conseil de Prud’hommes de Lyon a condamné Uber à payer à 139 chauffeurs près de 17 millions d’euros de rappels de salaires et d’indemnités cumulés. Par un hasard du calendrier judiciaire, cinq jours plus tard, soit le 25 janvier 2023, la Cour de cassation a réaffirmé sa jurisprudence de 2020 et a cassé un arrêt de la Cour d’appel de Lyon qui, faisant de la résistance, avait refusé cette requalification à un chauffeur. 

Depuis 2020 et encore plus depuis ce second arrêt confirmatif de la Cour de cassation, le gouvernement refuse toujours de tirer les conclusions de cette jurisprudence et persiste à vouloir considérer que les chauffeurs VTC, collaborant avec Uber et les autres plateformes du même type, sont des entrepreneurs indépendants. En Europe, il résiste farouchement contre le projet de directive qui souhaite instaurer une présomption de salariat au profit de tous les travailleurs de plateforme. Pourtant, le 2 février 2023, le Parlement européen a voté en faveur de cette directive, avec 376 voix pour et 212 contre, les négociations devant maintenant se poursuivre au Conseil européen, avec une France clairement opposée au texte.

Ce refus de notre gouvernement de faire qu’Uber applique le droit du travail en France et en Europe, en s’étant notamment opposé à une proposition de loi sénatoriale du 27 mai 2021 – émanant du Groupe socialiste, écologiste et républicain, sur l’initiative du sénateur Olivier Jacquin et dont l’objet était justement d’instituer, dans notre droit positif, avant même d’attendre la directive européenne, une présomption de salariat –, est une décision particulièrement défavorable aux chauffeurs français. Ces derniers peuvent ainsi attendre trois voire cinq ans, s’il y a départage, pour obtenir un jugement du conseil de Prud’hommes, sans compter l’appel et éventuellement le recours en cassation, portant ainsi la durée totale de la procédure, dans bien des cas, à près de dix ans. 

Or ce déni de justice engage la responsabilité des pouvoirs publics dont les chauffeurs peuvent légalement demander réparation en assignant l’État en justice. Selon une jurisprudence bien établie, le préjudice matériel des parties victimes de délais de justice déraisonnables résulte du défaut de disposer, durant la période considérée comme excessive, des sommes objets de la condamnation. Ce préjudice peut également résulter du défaut de disposition d’autres sommes comme les allocations de Pôle Emploi, ou, parfois, de l’obligation de souscrire à un crédit pour pourvoir au défaut de paiement de leurs salaires, ou encore de difficultés de paiement emportant des frais qui n’auraient pas été engagés si elles n’avaient pas été victimes de délais trop longs dans l’administration judiciaire de leur affaire. Le préjudice moral est, quant à lui, caractérisé par les tribunaux par le fait d’avoir dû supporter un délai excessif à l’origine d’un sentiment d’incertitude et d’anxiété, anormalement prolongé, que les victimes ont subi dans l’attente de voir leur situation appréciée. Ce préjudice moral est réparé par le versement d’une indemnité globale, appréciée en fonction du nombre de mois de procédure excédant le délai raisonnable prévu par les textes et des enjeux économiques du contentieux pour les justiciables. 

Certes, il s’agit encore de faire un « procès dans le procès » mais l’État, terriblement conscient de sa responsabilité, transige bien souvent avant que les victimes n’aillent même devant le tribunal judiciaire réclamer leur dû et les chauffeurs se trouvent bien souvent indemnisés par l’État, pour défaut de délais raisonnables, avant même d’avoir obtenu une décision définitive condamnant Uber à les requalifier et donc à leur verser les salaires et indemnités qui en résultent. En effet, dès le jugement du conseil de Prud’hommes qui leur donne raison mais dont Uber fait systématiquement appel, les chauffeurs ont légalement droit à être indemnisés par l’État, sans préjudice de l’indemnisation qu’ils pourront encore demander si la cour d’appel devait également statuer en retard ni, enfin, en cas de délais toujours aussi déraisonnables devant la Cour de cassation. 

Autrement dit, l’État est responsable pour Uber, avant même Uber, pour abandonner les chauffeurs à un système judiciaire français qui ne sait pas rendre la justice, notamment prud’homale, dans les temps. Mais la carence de l’État est encore plus grave et l’État tout autant encore responsable.

La responsabilité de l’État pour avoir refusé d’inspecter le travail chez Uber

À la sortie du premier confinement, alors que les chauffeurs VTC n’avaient plus travaillé pendant plusieurs mois et n’avaient pas pu bénéficier de l’assurance chômage ni du chômage partiel, n’étant pas reconnus a priori comme des chauffeurs salariés et qu’ils devaient reprendre leur travail sans aucune protection sanitaire, le syndicat INV, collectif indépendant de chauffeurs VTC, a saisi l’inspection du travail pour lui demander d’inspecter Uber et voir ainsi constater le travail dissimulé et, en la circonstance particulière, les manquements de la plateforme aux obligations de sécurité qu’elle se devait de prendre à l’égard des chauffeurs exposés au public. 

L’inspection du travail a refusé cette inspection au prétexte que les chauffeurs n’étaient de facto pas salariés puisqu’apparemment des indépendants, préférant ainsi s’appliquer à elle-même une lapalissade plutôt que d’exercer son réel pouvoir de contrôle. Face à ce refus, le syndicat a écrit à Élisabeth Borne, alors ministre du Travail, pour lui demander de demander à l’inspection du travail d’inspecter Uber. La ministre n’a jamais répondu, de sorte que ce refus implicite a été attaqué par le syndicat et 169 chauffeurs VTC devant le tribunal administratif de Paris. 

Le 30 novembre 2022, le tribunal a donné raison aux plaignants et, considérant que l’inspection avait suffisamment d’éléments pour engager, à l’époque, un contrôle, il lui a donc enjoint d’inspecter Uber. L’État, qui soutenait le contraire, n’a pas fait appel. L’inspection doit donc aujourd’hui inspecter Uber dans un délai de quatre mois.

Commentant le jugement du tribunal administratif, Thomas Pasquier, professeur de droit, co-directeur du master Droit social et relations professionnelles, interroge, à propos de cette affaire, la mise en cause de la responsabilité de l’État sur le fondement d’une carence fautive. L’éminent juriste rappelle à cette occasion la jurisprudence du Conseil d’État en la matière, dont une décision du 18 décembre 2020 par laquelle la haute juridiction a jugé que l’absence, au terme d’un certain délai, de contrôle de l’inspection du travail du respect, par une entreprise, de la réglementation destinée à prévenir les risques pour la sécurité et la santé des travailleurs, constituait une carence fautive, susceptible d’engager la responsabilité de l’État

Les chauffeurs VTC pourraient donc vouloir ainsi engager, dans un avenir proche, la responsabilité de l’État sur ce motif. Rappelons que les estimations portent à 30 000 le nombre de chauffeurs travaillant avec Uber en France et que les indemnités, si les demandeurs obtenaient gain de cause, risqueraient de s’élever à un montant particulièrement conséquent pour les finances publiques. 

La responsabilité de l’administration fiscale dans l’absence de recouvrement de la TVA

Un différend fiscal envenime depuis des années les relations entre Uber et ses chauffeurs concernant le paiement de la TVA. 

Se fondant toujours sur la fiction qu’elle ne serait qu’un simple intermédiaire entre les chauffeurs et leurs clients, sans être une entreprise de transport devant au demeurant salarier ses chauffeurs, la plateforme Uber considère qu’elle n’a pas à s’acquitter de la TVA pour ses services rendus en France, bénéficiant ainsi de l’exemption d’une société dont le siège social est établie aux Pays-Bas. Il en résulte que l’administration fiscale, ayant horreur du vide, impose à la TVA les chauffeurs Uber sur l’intégralité de leurs chiffres d’affaires, ce qui inclut injustement la commission de 25% que la plateforme leur prélève d’autorité, alors que cette commission est par définition soustraite de leurs revenus ! Et Uber, pendant ce temps, ne paye rien et fraude le fisc.

Pourtant, Uber est en droit leur employeur et devrait s’acquitter à ce titre de la TVA sur 100% des revenus générés par les courses de ses chauffeurs. L’on voit rarement des employés payer la TVA de leur patron, sauf en France, avec Uber…

Ce prélèvement est inique et l’État français est encore une fois connivent, l’administration fiscale n’ayant jamais choisi de contrôler l’entreprise Uber sur la TVA et de la redresser en conséquence. Certains centres des impôts, alertés par les chauffeurs les plus déterminés, acceptent parfois des dégrèvements à leur profit mais uniquement pour la TVA que les chauffeurs ne doivent pas sur la commission prélevée par Uber, laissant néanmoins à leur charge la TVA sur les 75% restants, qui constituent leur revenu net. Ce faisant, ils en paient trop encore et nous doutons raisonnablement que le fisc demande le solde à Uber, acceptant de facto un manque de recettes qui, au final, privilégie encore à la plateforme.

Excédés par une telle inertie de l’État à leur égard, de nombreux chauffeurs ont décidé d’adresser des réclamations à leurs centres des impôts, pour demander un dégrèvement total de la TVA. Est-ce que l’administration fiscale entendra leur demande ? Elle a six mois pour prendre position. À défaut, les chauffeurs iront de nouveau devant le tribunal administratif puisqu’il est dit qu’en France, les travailleurs de plateforme ne doivent leur salut qu’en recourant à la justice, année après année, tribunal après tribunal, combat après combat. 

Ces chauffeurs pourraient vouloir engager, une nouvelle fois encore, la responsabilité de l’État qui leur a prélevé indûment de l’impôt, ce qui, dans une situation structurellement fragilisée par un défaut de protection juridique et sociale, aggravée par la crise liée à l’épidémie de Covid-19, n’a pas dû manquer de leur causer un préjudice matériel, sinon moral, au moment même où Uber annonçait enfin dégager des bénéfices. Rappelons qu’en 2020 et 2021, les chauffeurs bénéficiaient, quant à eux, de 1 500 euros par mois, au titre du fonds de solidarité, mis en place par l’État pour compenser leur perte de revenus pendant la période de la pandémie. Et là encore, l’État s’est docilement substitué à la carence d’Uber, notre gouvernement le faisant toujours aux frais du contribuable français, alors que la plateforme aurait dû supporter le maintien de dizaines de milliers de travailleurs dans l’emploi. 

Imaginons, pour finir, le montant du manque à gagner des Urssaf par l’absence de cotisations d’Uber en sa qualité d’employeur de droit et nous aurons ainsi une idée de la responsabilité, sinon juridique du moins financière et politique, que l’État français a décidé de supporter pour défendre le modèle de l’ubérisation en France, coûte que coûte.

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