Qu’a révélé le sommet du Conseil européen à Bratislava ? Gabriel Richard-Molard pointe les failles des institutions européennes et en appelle à la mobilisation de la gauche européenne, seule à même de mettre en œuvre un projet européen fédéraliste et social.
Les traités de Nice et de Lisbonne et les nouvelles règles institutionnelles qu’ils introduisaient étaient pourtant clairs. Les sommets du Conseil européen, conseil qui rassemble les chefs d’État ou de gouvernement des États membres de l’Union européenne, devaient se tenir à Bruxelles sous l’égide de son président élu et non dans la capitale de l’État membre exerçant la présidence tournante de l’Union européenne, comme ce fut le cas à Bratislava en septembre 2016. Le fondement de cette démarche centralisatrice était évident : renforcer l’idée que le Conseil européen s’inscrit dans une logique institutionnelle, travaillant et coopérant avec les autres institutions que sont la Commission européenne et le Parlement européen. Les crises à répétition que l’Union traverse depuis 2009 ont eu pour effet de favoriser, non pas une réponse ordonnée des institutions, mais bien le leadership des États membres aujourd’hui seuls maîtres de l’Union européenne et qui, à cause des échéances électorales nationales, rendent l’Union responsables de leurs échecs nationaux et tentent de s’attribuer les quelques maigres succès collectifs.
Grand soir socialiste
Pour les gauches européennes, l’heure du bilan a sonné. Depuis plus de trente ans maintenant, plongeant leurs racines dans l’internationalisme européen de Willy Brandt, Olof Palme, Enrico Berlinguer et dans une certaine mesure François Mitterrand, les gauches européennes n’ont pas cessé d’affirmer leur volonté d’établir une Union sociale, pour faire contrepoids à l’unique projet économique proposé par les Communautés européennes. D’occasions manquées en manœuvres diplomatiques, ce projet a fait long feu et peut se résumer aujourd’hui à un mantra répété à l’envi en amont des campagnes européennes, pour rappeler une affiliation politique depuis longtemps oubliée.
2015 et 2016 sont deux années où les gauches européennes n’ont jamais été aussi bien représentées dans les institutions européennes. Le Conseil européen, au-delà de la nomenclature des partis européens institutionnalisés, compte dans ses rangs neuf chefs d’États de gauche, neuf de droite, sept libéraux et trois indépendants. Le Parlement européen est dirigé par un socialiste, Martin Schulz, appuyé par une grande coalition socialistes-conservateurs, et la Commission européenne, gouvernement exécutif de l’Union, présidée par un homme politique de centre-droit, Jean-Claude Juncker, entouré d’un collège de commissaires à parité, composé de socialistes-sociaux-démocrates et de conservateurs ou libéraux. Parler, dans cette mesure, d’une dominance des conservateurs et des libéraux sur le projet européen paraît donc erroné.
Impasse européenne
L’inexistence de l’Europe sociale et d’une construction européenne de gauche ne repose donc pas, comme certains aiment le répéter, sur l’inexistence d’une majorité de gauche en Europe mais plutôt sur les failles institutionnelles et politiques de l’Union européenne. Plusieurs facteurs font que le système ne peut pas fonctionner en l’état.
D’une part, le rôle du Conseil européen. Tant que ses membres sont élus dans un cadre national, leur objectif ne sera jamais de trouver une solution de long terme satisfaisante pour le collectif des États mais toujours d’atteindre le résultat qui permette de satisfaire, de manière optimale, l’électorat national. À l’évidence, plus la population d’un État soutient le projet européen et plus le chef d’État ou de gouvernement est soutenu par sa population et plus ce dernier a de marges de manœuvre dans sa position et peut éventuellement tendre vers un compromis moins favorable à son État. Nous sommes là classiquement devant ce que la macro-économie a appelé dans les années 1990 une situation d’équilibre (et ici, de déséquilibre) de Nash, où aucun des acteurs n’a intérêt à faire évoluer son comportement car le coût d’un tel changement serait bien supérieur au gain d’une action collective. Appliqué à la situation actuelle où des partis démagogues viennent bousculer les gouvernements des États membres, le repli vers les intérêts nationaux est déplorable, mais somme toute logique.
D’autre part, il ne peut y avoir d’Europe sociale sans socialistes européens. Ces socialistes n’existent pas pour le moment ou du moins pas encore totalement. Que cela signifierait-il que d’être socialiste européen ? Un socialiste européen devrait logiquement s’engager pour une redistribution de la richesse dans la société et une amélioration de ses conditions de vie et d’évolution. Cela sous-entend : l’harmonisation de la politique sociale vers le haut (avec une série de mesures telles qu’un salaire minimum européen, une retraite européenne, un système de sécurité sociale européenne, etc.) mais aussi et surtout, afin d’éviter le dumping social, une fiscalité du travail, des entreprises, des capitaux qui soit uniforme au sein de l’Union. Cela déboucherait immanquablement sur la nécessité de transférer plus de compétences vers l’Union européenne afin que celle-ci puisse, par le biais de ses élus au Parlement européen, acter démocratiquement des grandes lignes de sa politique sociale. Cependant qui est prêt dans les partis socialistes européens à se départir volontairement de ses compétences ? Et à appauvrir des institutions politiques nationales ? Qui est prêt à faire confiance à une prise de décision qui pourrait éventuellement aplanir les différences de culture politique et sociale des États membres ? La réponse est évidente. Personne dans la situation actuelle n’est disposé à se départir de ses compétences, même si chacun sait que l’optimum social et la pose effective des jalons vers une véritable Europe sociale ne peuvent se faire uniquement que sous ces conditions.
Le serpent continue donc à se mordre la queue et les moulins à prière socialistes continuent à tourner dans le vide car jamais l’Europe sociale ne verra le jour tant que les partis de gauche en Europe ne seront pas disposés à s’unir autour d’un programme commun ambitieux, où toute possibilité de dérogation serait impossible et qui aboutirait clairement au transfert de l’ensemble des compétences sociales et fiscales, du moins pour la fixation du cadre règlementaire, au niveau européen.
Que reste-t-il de nos amours (socialistes) ?
Les bases de la communication politique sont les suivantes : si un électeur ne vote pas pour vous, c’est que 1. le contenu et la forme de votre message politique étaient inadaptés ou peu convaincants ; 2. il ne vous fait plus confiance. L’antienne post-moderne qui consiste à ajouter un troisième point qui serait « L’électeur est trop bête pour comprendre ce qui est bon pour lui » pèche par facilité et met surtout en lumière l’incapacité de certains de prendre leurs responsabilités politiques et d’en tirer toutes les conséquences (notamment en termes de renouvellement générationnel dans les partis).
Le message que les gauches européennes ont développé depuis trente ans n’est clairement plus adapté. N’aurait-il pas plutôt fallu écouter Pierre Mendès France qui en 1957, prophétique, expliquant les raisons de son refus de voter la ratification du traité de Rome, traité fondateur des Communautés européennes, rappelait qu’un marché commun sans droit commun des travailleurs équivalait à donner les clés du poulailler au renard en offrant aux poules un cure-dent pour toute défense ? Notre message, au gré des renoncements européens et face à l’incapacité de l’Union à défendre efficacement ses citoyens, a profondément déçu. Trois générations de citoyens de l’Union cohabitent maintenant et l’on peut suivre aisément les mouvements d’euphorie des anciens, de stabilité dorée des baby-boomers et la déception des millennials. Les populations attendent du politique une main protectrice et un fanal rassembleur autour d’une grande idée qui peut être celle d’un projet politique collectif. Faisons fi une seconde des rengaines nationalistes sur une crainte supposée de la population de perdre de la souveraineté. C’est un mensonge. Les populations veulent de la stabilité et qui peut nier que dans le monde globalisé dans lequel nous sommes, les enjeux stratégiques, sociaux ou encore économiques peuvent uniquement être maîtrisés à un niveau supranational ? 70% des Français seraient en faveur d’une armée européenne. A-t-on entendu des voix se plaignant de la dissolution de l’esprit militaire français dans une soupe européenne ? Non, car les populations ont conscience que l’État-nation n’est plus le cadre de résolution de certains grands défis majeurs de notre temps.
Il en va certainement de même pour les gauches en Europe. Elles sont les seules à pouvoir donner à l’Union européenne une stabilité et une continuité digne de l’enjeu historique qui leur font face. Si la gauche rassure et surtout fait ce qu’elle promet, c’est-à-dire une Europe sociale, pas un mantra, mais bien une Europe de la stabilité sociale, alors l’Europe en tant que « projet politique » pourra fonctionner et être pérenne. Si à l’inverse les gauches européennes pensent toutes détenir une vérité révélée et refusent d’unir leurs forces, empêchant ainsi de mutualiser leurs efforts dans une construction politique et démocratique, dans un cadre institutionnel européen qui permettrait enfin d’en finir avec tous les effets négatifs du marché unique sur les citoyens et leur situation sociale, alors le projet européen s’écroulera sous les coups de boutoir de ses contempteurs. Ces derniers auront finalement eu raison, et nous aurions mieux fait de les écouter dire que l’Europe ne protège pas et détruit les peuples. Nous aurions mieux fait de ne pas nous murer dans une forme d’aveuglement où, pétris de la conviction que les choses arriveront par elles-mêmes, sans les provoquer et surtout sans prendre sur nous la responsabilité de faire plutôt que de subir, nous aurons été les exécuteurs du projet que nous appelions tous sincèrement de nos vœux. Arrêtons donc d’invoquer l’Europe sociale, construisons-la.