Les Français veulent-ils constitutionnaliser le droit à l’avortement en France ?

La récente décision de la Cour suprême américaine de ne plus considérer le droit à l’avortement comme un droit irrévocable a rouvert le débat, en France, sur l’opportunité de le constitutionnaliser afin qu’il soit plus difficilement remis en cause. François Kraus, directeur du pôle Politique/actualités de l’Ifop, revient sur le très large attachement de la population française à ce droit.

La décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit constitutionnel à l’avortement a relancé en France une proposition portée jusque-là par la gauche : inscrire nominalement le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution française afin de « graver dans le marbre » ce droit acquis il y a près de cinquante ans. Le dépôt de quatre propositions de loi (PPL) allant dans ce sens – soutenues séparément à l’Assemblée (intergroupe Nupes, groupe Renaissance) et au Sénat (groupe socialiste, groupe communiste) – a alors suscité, au centre (François Bayrou) et à droite (Bruno Retailleau, Marine Le Pen) de l’échiquier politique, un vent de critiques sur le caractère « utile » ou « politicien » d’une telle démarche. Dans la perspective des débats parlementaires à venir, la Fondation Jean-Jaurès a donc souhaité mesurer l’état de l’opinion aussi bien sur le fond du sujet – le droit des femmes à avorter librement – que sur la démarche de constitutionnalisation impulsée par la gauche et la majorité présidentielle. Réalisée par l’Ifop, cette étude montre que le droit à l’avortement fait plus que jamais l’objet d’un véritable consensus dans la société française et que, si l’opinion publique ne craint pas vraiment une remise en cause de l’IVG dans les années à venir, elle n’en soutient pas moins massivement l’idée d’en constitutionnaliser l’accès.

Près de cinquante ans après sa légalisation, le droit à l’avortement fait l’objet d’un véritable consensus

Tout comme dans d’autres domaines relatifs aux droits humains (par exemple l’homosexualité, la parentalité, la sexualité, le divorce…), il s’affirme aujourd’hui dans l’opinion un consensus très large autour de ce qui constitue un des principaux droits sexuels et reproductifs : 83% des Français jugent positivement l’autorisation de l’IVG par la loi française, soit un degré d’adhésion qui n’a fait que se renforcer au cours des trente dernières années (+16 points depuis 1995). 

Mais si l’opinion est massivement acquise au principe de l’IVG, une minorité non négligeable (17% en moyenne) s’avère contre l’avortement, principalement dans les strates de la population les moins aisées (25% chez les catégories populaires), surtout parmi celles les plus imprégnées d’une morale religieuse – 30% des personnes se disant religieuses sont opposées à l’IVG – qui favorise généralement un attachement au modèle familial traditionnel et à une assignation des femmes à leur fonction maternelle.

De même, ce droit sexuel suscite un consensus très large de la gauche à la droite de l’échiquier politique, y compris dans les électorats les plus conservateurs qui ont pu se cristalliser à l’élection présidentielle autour des candidatures de Valérie Pécresse (79%) ou d’Éric Zemmour (79%). Quant à l’électorat lepéniste, qui a vu sa frange la plus réactionnaire le quitter pour Éric Zemmour, il exprime désormais un attachement à l’IVG aussi fort (88%) que les électorats mélenchoniste (85%) ou macroniste (93%), symptôme d’un changement que l’on retrouve aussi dans ses rangs sur d’autres sujets (par exemple la PMA, l’euthanasie, la cause animale…) alors même qu’il est aux antipodes du conservatisme sociétal traditionnellement associé à l’extrême droite.

La société française apparaît aujourd’hui comme une des sociétés occidentales les plus attachées à une législation « libérale » de l’avortement

La tendance structurelle à une montée de la liberté de choix observée en France depuis une cinquantaine d’années place la société française parmi les plus ouvertes en matière d’accès à l’IVG.

Alors qu’en septembre 1974, à quelques mois du vote de la loi Veil (29 novembre), moins de la moitié des Français (48%1Étude Ifop pour la Délégation générale à l’information et le ministère de la Santé réalisée en face-à-face du 19 au 23 novembre 1974 auprès d’un échantillon de 824 personnes, représentatif de la population française âgée de dix-huit ans et plus.) étaient favorables à ce que l’on autorise l’IVG sans restriction, cette position « ouverte » est aujourd’hui partagée par près de huit Français sur dix : 78% des personnes interrogées en métropole estiment qu’« une femme doit avoir le droit d’avorter librement », contre 13% qui pensent que ce droit doit être soumis à certaines circonstances (par exemple si la grossesse résulte d’un viol), 3% qu’il doit être autorisé seulement en cas de risque pour la vie de la mère et à 1% qui y sont opposés par principe.

La perception des Françaises et des Français sur les questions liées notamment à l’accès à l’IVG les situe parmi les Occidentaux estimant le plus qu’il faut poser le moins de limites au droit à l’avortement dans leur pays. En effet, si l’on en juge par une étude internationale menée en 2020 sur le sujet2Étude Ipsos Global Advisor réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 22 mai au 5 juin 2020 auprès d’un échantillon national représentatif de 500 à 1 000 personnes âgées de seize à soixante-quatorze ans dans chaque pays. Aux États-Unis, au Canada et en Turquie, le champ de l’étude était les personnes âgées de dix-huit à soixante-quatorze ans. En raison des différences de cible et de constitution de l’échantillon, la comparaison des résultats de l’Ifop avec cette enquête est à interpréter avec prudence., les Français forment un des peuples les plus attachés à une législation libérale de l’avortement (« à la libre demande de la patiente ») : l’idée selon laquelle une « femme doit avoir le droit d’avorter librement » était alors partagée par les deux tiers des Français âgés de seize à soixante-quatorze ans (66%), soit le taux le plus élevé après la Suède (76%) et le Royaume-Uni (67%) de la vingtaine de pays investigués. À titre de comparaison, cette position en faveur d’une législation « libérale » de l’avortement n’était partagée que par une personne sur deux en Italie (51%) et en Allemagne (49%) et à peine plus d’un Américain sur trois (35%).

Si les craintes d’une possible remise en cause de l’IVG en France restent limitées, un large consensus se dégage dans l’opinion autour de l’idée de constitutionnaliser ce droit

Alors que la remise en cause récente du droit à l’IVG aux États-Unis a montré que ce droit n’a rien d’irréversible, les Français sont toujours une majorité (56%) à penser que ce droit est définitivement acquis. Certes, la proportion de répondants se croyant pas à sa « remise en cause dans un avenir proche en France » a sensiblement baissé par rapport au passé (-8 points depuis 1995). Mais le nombre de sondés jugeant « possible » sa révocation reste toujours limité (31%), y compris chez les femmes (33%), les électeurs de gauche et du centre ou les personnes se sentant très féministes (37%).

Malgré cela, il se dégage un très net consensus autour du projet – porté par des députés macronistes et les différents groupes parlementaires de gauche – de constitutionnaliser le droit à l’avortement : 81% des Français sont favorables à l’inscription de l’accès à l’IVG dans la Constitution française. Et politiquement, tous les électeurs représentés à l’Assemblée nationale soutiennent massivement cette idée, que ce soit les sympathisants de la gauche (94% des sympathisants EE-LV, 91% des sympathisants socialistes, 83% des sympathisants LFI) et du centre (84%), mais aussi ceux situés plus à la droite de l’échiquier politique (76% des sympathisants LR, 73% des sympathisants RN).

Au regard du quasi-consensus autour de la démarche constitutionnelle soutenue par la majorité présidentielle et le gouvernement, les réserves sur son « utilité » exprimées par certains responsables politiques suscitent assez peu d’écho dans l’opinion : 77% des Français jugent « utile » l’inscription de l’accès à l’IVG dans la Constitution française. Et sur ce dernier point, il est intéressant de noter que les réserves exprimées sur le sujet par les leaders politiques situés à la droite du président sont loin d’être partagées par leurs électorats respectifs : 70% des sympathisants MoDem, 66% des sympathisants LR et 70% des sympathisants RN jugent « utile » l’inscription de l’IVG dans la Constitution française.

Conclusion 

En France, la décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit constitutionnel à l’IVG a constitué un choc rappelant à toutes et tous qu’un « retour vers le passé » est possible alors même que le paysage contraceptif français est à des années-lumière des débats états-uniens. Après une forte perturbation des conditions d’accès à l’IVG durant la crise sanitaire3Amandine Clavaud, Droits des femmes : le grand recul ? À l’épreuve de la crise sanitaire en Europe, La Tour d’Aigues/Paris, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, FEPS, 2022., l’enjeu dans l’Hexagone est, au contraire, au renforcement des droits via notamment l’allongement du délai de recours à l’IVG à quatorze semaines (loi du 3 mars 2022).

Dans ce contexte, la résurgence du débat sur la constitutionnalisation de l’IVG met bien en exergue le « gap » culturel entre les deux nations : la société française est tellement sécularisée que les discours « pro-life » n’impriment pas vraiment au-delà des milieux religieux. Contrairement aux États-Unis où les partisans du droit à avorter librement sont minoritaires, l’opinion publique française reste une des plus attachées à l’avortement, et ceci aussi bien dans son principe que dans le détail de ses conditions d’application.

Ce consensus autour d’un des principaux droits sexuels et reproductifs des femmes explique sans doute un des paradoxes de l’enquête, à savoir que si les Français désavouent les leaders politiques ayant critiqué l’utilité d’une telle constitutionalisation, ils ne craignent pas pour autant sa remise en cause dans l’Hexagone d’autant plus aisément qu’une telle révocation ne dispose quasiment pas d’assise dans l’opinion, et ceci y compris au sein des électorats les plus conservateurs.

La volonté des Français de graver le droit à l’avortement dans le marbre de la Constitution n’est donc pas qu’une réaction à l’actualité internationale mais bien le fruit d’une tendance structurelle à la liberté de choix, tendance inhérente aux sociétés industrielles avancées affectées par la progression des valeurs « post-matérialistes »4Ronald Inglehart, The Silent Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977.. Ainsi, même s’ils ne discernent pas un danger immédiat, les Français semblent bien conscients de l’enjeu démocratique crucial que constitue un droit qui garantit à toutes et tous un des principaux acquis de la « révolution sexuelle » du XXe siècle : la dissociation entre sexualité et procréation.

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    Étude Ifop pour la Délégation générale à l’information et le ministère de la Santé réalisée en face-à-face du 19 au 23 novembre 1974 auprès d’un échantillon de 824 personnes, représentatif de la population française âgée de dix-huit ans et plus.
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    Étude Ipsos Global Advisor réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 22 mai au 5 juin 2020 auprès d’un échantillon national représentatif de 500 à 1 000 personnes âgées de seize à soixante-quatorze ans dans chaque pays. Aux États-Unis, au Canada et en Turquie, le champ de l’étude était les personnes âgées de dix-huit à soixante-quatorze ans. En raison des différences de cible et de constitution de l’échantillon, la comparaison des résultats de l’Ifop avec cette enquête est à interpréter avec prudence.
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    Amandine Clavaud, Droits des femmes : le grand recul ? À l’épreuve de la crise sanitaire en Europe, La Tour d’Aigues/Paris, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, FEPS, 2022.
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    Ronald Inglehart, The Silent Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977.

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