Les André, le destin hors du commun d’une famille d’immigrés français en Italie

Immigrés en Italie, les André, une famille de commerçants protestants qui fuient les persécutions en France, s’implantent à Gênes où ils vont concevoir, des décennies plus tard, le mythique « blue jean » aujourd’hui connu aux quatre coins du globe. Simon Clavière-Schiele et Louis Nagot1Ancien élève de l’ENS-Ulm (Lettres 2011), agrégé de lettres classiques, Louis Nagot est lecteur d’échange et enseignant à l’université de Gênes. Également chargé de coopération scientifique et universitaire auprès de l’Institut français en Italie de Rome, il est responsable du carnet d’hypothèses EFMR (Études francophones et franco-italiennes mises en réseau). reviennent sur leur destin atypique2Cet article a été réalisé, sous la coordination des auteurs, avec la participation des étudiantes et étudiants de Master 1 Langues et littératures modernes de l’université de Gênes, dans le cadre du cours de Louis Nagot « Initiation à la recherche documentaire ». Certaines de leurs contributions sont citées en tant que telles. Les auteurs les remercient pour leur participation, et les en félicitent..

L’émigration de populations françaises demeure aujourd’hui un pan de l’histoire peu connu dans notre pays. Pourtant, la première vague massive de migrations de l’époque moderne en Europe est bel et bien partie de France. À la fin du XVIIe siècle, plus de 200 000 protestants ont en effet quitté le territoire pour fuir les persécutions dont ils étaient victimes. Pour la plupart, ils partirent après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 ; d’autres, comme la famille André, anticipèrent ce mouvement en émigrant dès 1677. Le parcours de cette famille d’artisans teinturiers huguenots nîmois originaires du Vivarais est à la fois comparable, par bien des aspects, à ceux de leurs coreligionnaires mais il revêt également des singularités étonnantes.

La première est sans nul doute le choix de la destination. Là où bien des familles optent pour une destination favorable au protestantisme – la Suisse, en particulier Genève, les Provinces-unies, l’Angleterre et le Nouveau-Monde anglais –, les André vont s’installer en terre catholique, la République de Gênes étant alors connue pour la ferveur de ses habitants et la puissance de ses congrégations religieuses. Dans le port italien, la présence des André va se révéler riche en rebondissements et les conduire, pour s’adapter à leur nouvel environnement, à innover, inventer et même à se réinventer, tant d’un point de vue personnel que professionnel. Une histoire de résilience et de transformation qui devait les conduire, au cœur de la « Superbe République », à concevoir le vêtement aujourd’hui le plus porté au monde, le bleu de Gênes, ou blue jeans.

Des protestants en terre catholique : arriver et s’établir… et accueillir les suivants

Depuis le XIe siècle, la République de Gênes est dirigée par des doges élus au sein de quelques familles issues d’une oligarchie financière composée de marchands et de banquiers de foi catholique. Le protestantisme y est mal vu et considéré comme une menace pour cette religion, même s’il ne représentait qu’environ 1% de la population à cette époque. En 1561, la République avait édicté une loi interdisant la pratique de toute autre religion que le catholicisme, renforcée en 1579 par l’obligation aux citoyens de prêter serment de fidélité à la religion catholique. En 1655, la République de Gênes avait même mené une campagne militaire contre les Vaudois dans les Alpes qui refusaient de se convertir. Cela avait entraîné un massacre et l’expulsion de milliers de Vaudois. Des marchands et des marins protestants étaient également présents à Gênes pour commercer, mais leur pratique religieuse en public n’était pas autorisée. Ces protestants faisaient souvent l’objet d’une surveillance étroite et risquaient d’être persécutés s’ils étaient découverts en train de pratiquer leur culte. Ce n’est qu’après la Révolution française et la prise de pouvoir des républicains à Gênes (1794) que la République – qui n’a plus alors plus aucun rapport avec la République historique de Gênes mais se calque sur le modèle jacobin – a finalement accepté la religion protestante. En 1797, un décret a été promulgué pour reconnaître la liberté de culte pour toutes les religions, y compris le protestantisme.

Si ce choix des André, en 1677, n’est pas purement sécuritaire, c’est qu’il correspond très certainement à une autre stratégie. Et de fait, pour cette famille d’habiles commerçants, l’essentiel semble avoir été de choisir une destination où un futur commercial se dessinait. Gênes est, à cet égard, la plus grande plaque tournante commerciale qu’il leur est possible de rejoindre hors du territoire français depuis Nîmes. Au XVIIe siècle, Gênes était une ville majeure du commerce maritime européen grâce à sa situation stratégique sur la Méditerranée, qui en faisait l’un des ports les plus importants d’Europe. Carrefour commercial, elle est au centre des échanges entre la France, l’Espagne, toute l’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Égypte actuelles), ainsi que la Turquie. Elle se situe également sur la route reliant l’Europe à l’Asie, offrant des opportunités avec l’Inde, la Chine et le Japon. La ville disposait d’une flotte commerciale importante et organisée, qui lui permettait de contrôler une grande partie du commerce maritime en Méditerranée. Gênes était également un centre financier important avec de nombreuses banques et sociétés de commerce qui avaient des liens commerciaux avec des villes telles que Venise, Amsterdam, Londres et Lisbonne. Tout un éventail de possibilités pour cette famille d’entrepreneurs.

Les André ne se contentèrent pas de trouver refuge à Gênes : ils jouèrent également un rôle actif dans l’accueil de leurs coreligionnaires en exil. Pour ses nombreux avantages (situation stratégique et activité florissante), Gênes accueillit de nombreux protestants, principalement de France et de Hollande. La famille André tendit la main à ceux qui fuyaient la contre-réforme, se plaçant comme clé de voûte de la communauté protestante à Gênes, réunissant les réfugiés, organisant les rencontres, se chargeant ainsi d’une mission sociale importante et structurante. De ce rôle, nous gardons la trace par une mention du consul de Gênes dans laquelle les André apparaissent comme « animateurs d’une communauté active qui accueille de nombreux réfugiés fuyant les persécutions de la période de la Révocation de l’Édit de Nantes ».

Conserver des liens avec la France, vivre le territoire, se projeter à l’international

Peu de temps après leur installation, leur habileté dans le secteur textile leur permet de se faire une place dans le concert des grandes familles de commerçants génois. Ils participent à la vie économique et sociale de la ville mais également à la sécurité des intérêts de la République en finançant des navires armés pour combattre la piraterie. Leur nom apparaît ainsi dans un registre faisant état des participations des familles à cet effort.

Mais leur situation à Gênes n’est pas simple : d’un côté ils réussissent économiquement, de l’autre ils vivent sans véritable statut, dans une sorte de flou administratif. Le choix de la banque fut-il alors une manière de ne pas rester attachés à un parc industriel difficile à déménager en cas d’expulsion ? Est-ce tout simplement pour copier le modèle génois où les principales familles nobles ont toutes leurs propres banques ? Probablement les deux. Une stratégie qui les a sans doute aidés quand le choix de leur maintien sur place ou de leur départ est devenu inéluctable. 

Après des années de statu quo, le couperet tombe : les André sont sommés de se convertir ou de quitter la République. Au regard de la situation, ils auraient alors pu se convertir, ou quitter la ville sans trop de casse vu la sécurité financière que leur banque et leurs avoirs placés dans leurs filiales de Genève ou Francfort leur assuraient. Pourtant, ils ont choisi une solution pour le moins originale : se faire remplacer par leurs cousins nîmois entre-temps convertis au catholicisme. C’est ainsi que Guillaume I (1685-1746) et Jean III (1689-1764), venus de France, prirent la relève et continuèrent la transformation de la maison de négoce en établissement financier.

Plutôt qu’abandonner le port de Gènes, hautement stratégique pour leurs affaires, les André vont donc une fois de plus faire preuve d’originalité en échafaudant ce plan. En appelant aux affaires leurs cousins restés à Nîmes et ayant abjuré, ils vont contourner l’interdit religieux tout en maintenant leurs intérêts. Mieux, ils vont élargir leur influence en croisant leurs réseaux familiaux et communautaires, permettant aux André de Suisse et d’Allemagne de conserver un accès à la Méditerranée. Cette substitution astucieuse a remarquablement bien fonctionné puisque la maison a continué à prospérer des deux côtés des Alpes.

Le pari était néanmoins audacieux quand on sait à quel point le milieu bancaire est basé sur la confiance et la stabilité, elles-mêmes basées sur la fidélité. Cette décision de confier la réputation et le destin d’une banque à des parents ayant changé trois fois de religion en moins de deux siècles pouvait rétrospectivement paraître osée. « Fluctuants » dans leur foi mais fidèles en affaires, les nouveaux André de Gènes vont s’avérer d’excellents hommes d’affaires et de paroles.

Innover, inventer

Avant d’embrasser la finance et dès leurs premières années en Italie, l’histoire des André de Gênes est dictée par un esprit créatif qui va les amener à faire fortune. Arrivés à Gênes avec dans leurs bagages les métiers à tisser d’origine anglaise qu’ils utilisaient à l’origine pour produire des tissus de laine puis de soie à Nîmes, ils commencent probablement à produire les premiers « bleus de Gênes » en teignant leurs toiles de Nîmes – la serge de Nîmes appelée Denim par les Anglais – avec l’indigo importé d’Orient par les marchands génois. La serge, ou le sergé, est un tissu très résistant dont la trame (le fil horizontal d’un tissu) ne s’entrecroise qu’une fois sur trois avec le fil vertical (la chaîne). C’est ce décalage qui fait que les jeans, quand on les regarde de près, semblent tissés en diagonale – une manière de tisser qui vient d’une technique utilisée pour le travail de la soie : le préfixe ser- de sergé renvoyant étymologiquement au mot soie. La robustesse du jean est ainsi née d’une technique que des huguenots ardéchois, producteurs de soie, ont su développer, améliorer et décliner lors de leurs pérégrinations, bien avant que les chercheurs d’or n’en apprécient la solidité en Californie dans les mines au XIXe siècle et que Levi Strauss n’en brevette un modèle riveté, devenu culte. Mais sans l’accueil des Génois et la diffusion que sa marine a offert aux toiles bleues jusqu’en Angleterre et dans le nouveau monde, ce tissu n’aurait jamais rencontré un tel succès.

S’il est possible que l’indigo fût déjà utilisé à Nîmes avant le départ des André pour Gênes, il est indéniable que le port ligure en était un des principaux importateurs en Europe. Une production significative de serge teinte de bleu, à Gênes, due à la présence du parc industriel des André et de leurs acquisitions massives de d’indigo à moindre frais est, peut-être, la raison cette appellation, plus qu’une invention de but en blanc du produit. La toile « De Nîmes » devient le bleu « De Gênes » avec les André. Une teinte bleu sombre qui répondait alors à un usage précis, celui de cacher les taches qui maculaient les vêtements des marins et des travailleurs du port. La ville offrit donc une clientèle nombreuse qui devint un parfait véhicule publicitaire et commercial en diffusant son « bleu de travail » sur les routes maritimes du monde entier.

Certes, la chronologie n’est pas parfaitement établie, mais les André sont au cœur du processus qui verra naître le blue jeans dont l’étymologie vient donc de Bleu Jennes (orthographe erronée de la ville), que les Anglais transcrivent à leur tour en Blue Jeans. S’ils n’en sont pas (encore) officiellement les inventeurs, ils en sont historiquement les co-inventeurs et sans doute les principaux contributeurs.

L’originalité des André s’est donc exprimée de bien des manières. Au-delà des parcours individuels de ses membres, la famille vit une saga qui ressemble à celles de familles juives, protestantes ou arméniennes qui ont fait fortune en fuyant les persécutions. Elle se distingue néanmoins par une capacité à avoir su conjuguer un activisme communautaire intense et une solidarité familiale indéfectible entre des branches ayant embrassé des religions concurrentes. 

Aujourd’hui, la famille André est surtout connue grâce au musée qui porte son nom, le Musée Jacquemart-André à Paris, dont elle a légué l’hôtel particulier et la collection à l’Institut de France. Un musée bien connu des amateurs d’art et d’un public toujours plus large dont la fama ne pourrait néanmoins être comparée à celle des pantalons bleus qu’ils inventèrent et qu’une majorité des sept milliards d’individus qui peuplent la planète seront statistiquement amenés à porter au moins une fois dans leur vie.

S’il aurait pu s’appeler le bleu André, tout le monde l’appelle pourtant le Blue Jeans, en raison de leur exil génois. L’accueil que la famille a reçu dans la ville a connu des rebondissements mais il ne peut être que salué à l’heure où tant de réfugiés y bénéficient d’un réseau d’entraide séculaire, fruit d’une saine cohabitation entre un militantisme catholique humaniste et une tradition laïque issue des mouvements sociaux. Gênes, avec toutes ses contradictions, est un vieux port, une ville indolente qui semble parfois figée dans le temps mais qui accueille encore aujourd’hui des milliers de réfugiés et dont on doit saluer la population pour son très discret, mais très profond sens de la solidarité.  

Références bibliographiques :

  • Virginie Lehideux-Vernimmen, Du négoce à la banque. Les André, une famille nîmoise protestante 1600-1800, Nîmes, Lacour-Ollé, 1992
  • Virginie Monnier, Édouard André : un homme, une famille, une collection, Paris, Éditions de l’amateur, 2006
  • « Famille André », dans Catherine Bernié-Boissard et Michel Boissard, Figures, personnages et personnalités d’Occitanie : de Théodoric II à Amandine Hesse, de Jaume Ier à Juliette Gréco, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2019
  • Fiche André du Musée protestant
  • Archives Musei di Strada Nuova, avec un remerciement spécial à la conservatrice Loredana Pessa

Les acteurs remercient également Corentin Perrier, de l’Université de Gênes.

Image : Jeanswar, de Simon Clavière-Schiele et Théophile Faure, coton brodé, exposition Trionfon di Virtù, Musei di Strada Nuova (Gênes), 2022.

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    Ancien élève de l’ENS-Ulm (Lettres 2011), agrégé de lettres classiques, Louis Nagot est lecteur d’échange et enseignant à l’université de Gênes. Également chargé de coopération scientifique et universitaire auprès de l’Institut français en Italie de Rome, il est responsable du carnet d’hypothèses EFMR (Études francophones et franco-italiennes mises en réseau).
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    Cet article a été réalisé, sous la coordination des auteurs, avec la participation des étudiantes et étudiants de Master 1 Langues et littératures modernes de l’université de Gênes, dans le cadre du cours de Louis Nagot « Initiation à la recherche documentaire ». Certaines de leurs contributions sont citées en tant que telles. Les auteurs les remercient pour leur participation, et les en félicitent.

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