Le tourisme réflexif, un point d’étape

Qu’est-ce que le « tourisme réflexif » et que peut-il apporter à l’heure de la nécessaire adaptation de nos voyages à une transition écologiste juste ? Pour le concepteur de cette notion, le géographe Rémy Knafou, elle induit un renversement de perspectives qui seul, en appréhendant différemment les pratiques et les lieux, permettra une réelle inflexion de l’actuel système touristique mondialisé.

Le « tourisme réflexif » – qui vise à créer une expérience en profondeur de l’ailleurs, porteuse de sens pour celui qui la vit, la crée ou l’organise, en mobilisant les capacités de toute personne à se questionner, à questionner ses pratiques vacancières, ses modes de transports – est un concept que j’ai créé et affiné dans plusieurs publications successives, à partir de l’article fondateur de 2017, paru dans la revue Arbor, publication du Consejo Superior de Investigaciones Científicas (le CNRS espagnol)1Rémy Knafou, « Le tourisme réflexif, un nouveau fondement d’un tourisme durable », Arbor, 8 juin 2017. Le propos contenu de cet article a été ensuite repris et complété dans mes deux ouvrages publiés en 2021 (Réinventer le tourisme. Sauver nos vacances sans détruire le monde, Éditions du Faubourg) et 2023 (Réinventer (vraiment) le tourisme. En finir avec les hypocrisies du tourisme durable, Éditions du Faubourg), ainsi que dans un article publié dans la revue Espaces. Soit quatre sources de première main apparemment ignorées par la publication de l’Alliance France Tourisme (« Destination France : quelle régulation face à la surfréquentation touristique ? », juin 2023), qui, pour évoquer le tourisme réflexif, ne cite comme source que l’ouvrage de Jean Viard et David Medioni (L’an zéro du tourisme. Penser l’avenir après la Grande Pandémie, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2022), lequel ne cite pas de source pour le tourisme réflexif..

Conçu à un moment où l’horizon commençait déjà à s’obscurcir sensiblement, mais où tous les tabous issus de l’après-Deuxième Guerre mondiale n’étaient pas encore tombés, ce concept de tourisme réflexif trouve une utilité renforcée dans le contexte actuel de forte montée des tensions, des clivages, de l’intolérance et de l’antisémitisme au sein de la société française, des sociétés européennes et bien au-delà, pour ne s’en tenir qu’aux sociétés des pays démocratiques. En effet, ces sociétés ont besoin d’outils nouveaux pour faire face au relativisme croissant, au primat de l’émotion, à la concurrence des mémoires, à une dépolitisation souvent décrite comme grandissante, à une guerre de l’information qui ne dit pas son nom, mais structure les relations internationales2David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Éditions Taillandier, 2023..

Dans ce nouveau contexte, le tourisme réflexif peut donc remplir deux fonctions différentes : d’une part, contribuer à la nécessaire adaptation du tourisme à la transition juste en jouant la carte de la compréhension de ce qui s’y joue pour tous les acteurs impliqués ; d’autre part, constituer un maillon de la construction de l’esprit civique dont nous avons besoin pour continuer à faire société dans des conditions plus difficiles. Avec cette double utilité, la démarche réflexive joue pleinement son rôle positif d’intégrateur d’un tourisme lié au fonctionnement de la société, mais à la condition d’être régulé en fonction d’objectifs sociaux, politiques, environnementaux et économiques, car l’actuel système touristique mondialisé, version touristique du fonctionnement du système capitaliste, est généralement aux antipodes de la mise en œuvre d’un tourisme réflexif.

Retour sur la naissance d’un concept

La convergence de deux expériences professionnelles…

Le « tourisme réflexif », qui est autant une démarche qu’un concept, est né de la convergence, dans mon parcours personnel, entre plusieurs décennies d’expériences professionnelles dans le champ de la recherche sur le tourisme et un engagement plus récent sur le terrain de la mémoire, dans le cadre de la mise sur pied du futur Mémorial du Camp des Milles, à Aix-en-Provence. Celui-ci, finalement inauguré en septembre 2012, n’est pas un mémorial comme les autres car, à côté des désormais classiques volets historique et mémoriel, il propose un troisième volet dit réflexif, intitulé « Comprendre pour agir », qui constitue son aspect le plus novateur.

L’objectif de la démarche, conçue et menée à bien par Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS et président-fondateur de la Fondation du Camp des Milles, est d’inciter le visiteur, après l’information acquise lors de la première partie de la visite et l’émotion suscitée par l’état de conservation du lieu d’internement3Entre septembre 1939 et décembre 1942, le Camp des Milles a été, sur le site d’une usine désaffectée pour cet usage, un camp d’internement et de déportation d’étrangers, d’antifascistes, puis de plus de 2 000 Juifs envoyés à Auschwitz., à prendre conscience des mécanismes qui ont mené au crime de masse et, au-delà, à se mobiliser afin de tenter d’éviter que les engrenages identifiés ne conduisent à nouveau à des situations de crise et de catastrophe. L’originalité du projet est de ne pas se contenter d’évoquer classiquement et rhétoriquement les « leçons de l’histoire », mais de chercher à provoquer chez le visiteur une réflexion qui se veut salutaire, porteuse d’une compréhension intime des situations et, partant, d’une prise de conscience, afin d’être ou de demeurer un acteur agissant de son propre destin. Au moment où les derniers témoins de ce qui s’est passé durant la Deuxième Guerre mondiale finissent de disparaître, il était d’autant plus important d’inventer d’autres outils pour porter la mémoire, comprendre ce qui se joue et agir en conséquence.

Ma participation au travail sur ce « volet réflexif » du Camp des Milles a donc constitué un moment fondateur d’une réflexion sur les enjeux et les conditions d’une réflexivité appliquée à différentes pratiques sociales, parmi lesquelles le tourisme, mon champ de recherche conçu lui-même comme un enjeu de société d’importance moins anodine que celle dont beaucoup le créditent4Vincent Coëffé et Philippe Violier, « Géo-graphies du tourisme : la construction d’un objet en quête de légitimité scientifique », L’Information géographique, janvier 2018, Équipe MIT, Tourismes 1. Lieux communs, Paris, Belin, 2002..

… complétée par des visites de lieux de mémoire 

Il s’y est ajouté le résultat de mes visites dans un certain nombre de lieux de mémoire, effectuées dans le cadre de ma mission de chef de projet du futur Mémorial du Camp des Milles : le Mémorial de Caen, le Centro temático de la tolerancia au sein du Castillo de San Jorge à Séville, les camps de concentration d’Auschwitz (Pologne) et de Buchenwald (Allemagne), le musée-mémorial de Jasenovac (Croatie), le camp de concentration du Struthof (France), le Mémorial des Juifs assassinés d’Europe, à Berlin, etc. Je me suis aussi intéressé à Belchite, la ville-ruine d’Aragon, détruite pendant la guerre civile espagnole.

Fig. 1. Belchite, octobre 2010

© R. Knafou. Bourg d’Aragon (3 812 habitants en 1935), détruit en 1937, durant la guerre civile espagnole. Après la guerre, Franco décida d’en faire un symbole des ravages commis par les républicains et de laisser les ruines en l’état, tandis qu’un nouveau village était construit à proximité par les prisonniers républicains. La fin du franquisme en a fait un lieu embarrassant pour toutes les parties et, longtemps très peu touristique, exploité en revanche par le cinéma.

Avant mon engagement au service de la mémoire du Camp des Milles, j’avais déjà commencé, en tant que touriste plus que chercheur – si tant est qu’il soit aisé de faire la distinction chez un spécialiste du tourisme –, d’explorer les méandres des mémoires enfouies, oubliées ou niées en Espagne et au Portugal : mémoire de la présence musulmane dans l’ancien royaume de Grenade, resurgissant à la faveur du renouveau démocratique du pays après la mort de Franco, mémoire juive espagnole, longtemps enfouie, mise en lumière avec éclat lors du discours du roi Juan Carlos, le 31 mars 1992, dans la synagogueBeth Yaacov de Madrid : « Sefarad n’est plus une nostalgie mais un foyer où l’on ne doit pas dire que les Juifs se sentent comme chez eux, car les Hispano-juifs sont chez eux : l’Espagne est la maison de tous les Espagnols, quelle que soit leur croyance ou leur religion5Danielle Rozenberg, L’Espagne contemporaine et la mémoire juive, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006. ».

À la suite de quoi plusieurs communautés autonomes entreprirent de mettre en valeur des juderías, à Cáceres, Cordoue, Gérone, Tarazona, Tolède, etc. En 1995, naquit le réseau des juderías (« Caminos de Sefarad. Red de Juderías de España » ; son siège est à Cordoue) dont l’objectif était de préserver l’héritage architectural, historique, artistique et culturel des Juifs séfarades, expulsés d’Espagne en 1492. Ce réseau produisit une belle et efficace signalétique destinée à repérer dans l’espace ces quartiers juifs : une plaque de laiton représentant la forme de la péninsule ibérique constituée par les lettres hébraïques du mot Sefarad (ספרד).

Fig. 2. Judería de Ségovie, marquage au sol

© R. Knafou.

Au Portugal, je me suis rendu à Belmonte, cette petite ville de moins de 7 000 habitants où une communauté de marranes avait conservé pendant cinq siècles des rites juifs cachés, avant de les reprendre au grand jour dans les années 1970 et d’ouvrir en 1996 une synagogue. Un autre voyage me conduisit, toujours au Portugal, dans une autre petite ville, Castelo de Vide, où le quartier juif était en voie de touristification.

Fig. 3. Castelo de Vide (Alentejo, Portugal), juin 2013

© R. Knafou.

Avec ces lieux d’une mémoire ressuscitée, à des fins identitaires pour les uns, politiques pour d’autres, touristiques pour d’autres encore, j’ai aussi trouvé matière à m’interroger sur le sens et la portée de ces initiatives.

Ainsi, ces expériences professionnelles, ces voyages de terrain, choisis ou fortuits, m’ont permis de prendre conscience du potentiel d’interpellation de certains lieux, au-delà de ce qui est « à voir », selon les guides touristiques. Ces marqueurs territorialisés de la mémoire ont donc été des accélérateurs de compréhension du rôle qu’ils pouvaient aussi jouer, non seulement pour nous intéresser, nous émouvoir, nous permettre de commencer à accéder à des situations du passé, mais aussi pour les actualiser et les intégrer dans une démarche de formation citoyenne aux enjeux communs et, ainsi, dans ce cadre, accéder à une démarche touristique réflexive tournée vers l’avenir.

Comme dans le fonctionnement actuel du Camp des Milles, qui accueille aussi des stages de formation (principalement destinés aux détenteurs d’autorité de la fonction publique ou du secteur privé : policiers, gendarmes, pompiers, élus, chefs d’entreprise, etc.), il s’agit clairement d’une démarche politique, au sens premier du terme, puisque l’objectif est de (re)donner du sens à l’engagement civique, à mettre en avant le rôle-clé et la responsabilité de l’individu au sein de la collectivité, de mettre en valeur la capacité de chacun de nous à résister aux situations difficiles qui appellent le dépassement du conformisme ambiant et de la passivité.

Fig. 4. 13 juin 1936, chantier naval Blohm & Voss, à Hambourg

Un seul homme se distingue des autres : August Landmesser. Il incarne la capacité de l’individu de résister. Cette exceptionnelle photographie illustre le volet réflexif du Camp des Milles.

Un premier exemple du pouvoir d’interpellation des objets se trouve dans les « Stolpersteine » (littéralement, pierres d’achoppement, pierres sur lesquelles on peut trébucher), création de l’artiste berlinois Gunter Demnig, qui ont fait en 1995 leur apparition à Cologne, puis dans de très nombreuses villes européennes grandes et petites (à l’exception de Munich et Paris) : il s’agit de petits dés de béton enfoncés dans le sol, dont la face supérieure, affleurante, est recouverte d’une plaque en laiton qui indique sobrement le nom de la personne, sa date de naissance, la date de son arrestation et la date de son assassinat dans un camp d’extermination nazi. Récemment, j’ai même eu la surprise d’en trouver au nord du cercle polaire, à Tromsø(Norvège). Ces pavés, discrets marqueurs de mémoire – sur lesquels on peut marcher sans les voir –, sont porteurs d’un sens qui dépasse de beaucoup leur petite taille (10 centimètres de côté). Peu de temps après les avoir découverts pour la première fois dans une rue de Fribourg-en-Brisgau, je fis une autre rencontre décisive, celle de la Versunkene Bibliothek(la « Bibliothèque engloutie »), sur la Bebelplatz à Berlin, créée en 1995 par l’artiste israélien Micha Ullmann pour commémorer le premier autodafé nazi, sur cette même place, devant l’université Humboldt, le 10 mai 1933. La force de cette création n’a d’égale que sa discrétion, puisque la dalle de verre qui montre des rayonnages vides affleure au niveau du sol, rien ne la faisant remarquer de loin, si ce n’est le rassemblement fréquent, voire constant, de personnes qui se penchent au-dessus d’elle.

Fig. 5. Stolpersteine, Tromsø, mai 2022

© R. Knafou.

Fig. 6. Versunkene Bibliothek, Bebelplatz, Berlin, décembre 2015

© R. Knafou. À proximité, une plaque de bronze porte une citation de Heinrich Heine (1820) : « C’était seulement un préliminaire : là où les livres sont brûlés, on finira par brûler aussi des hommes. »

Quand on a vu cette installation, on la garde en mémoire et on est obligé de s’interroger sur sa signification car son pouvoir d’interpellation du passant est sans égal, puisque c’est notre curiosité qui est piquée au vif. Par la suite, j’ai nommé « objets urbains furtifs et allusifs » (OUFA) cette catégorie d’objets mettant leur caractère allusif au service de l’interrogation sur leur sens. C’est donc dans l’espace public de villes allemandes, par analogie avec la démarche du Camp des Milles, qu’est né le projet d’une conception du tourisme qui exploiterait le pouvoir d’interpellation des lieux par des objets, créant les conditions d’un tourisme dit réflexif. Ainsi, la boucle était bouclée.

Tous les objets urbains récemment implantés n’ont pas le même pouvoir d’interpellation, même lorsqu’ils illustrent un épisode exceptionnel, comme c’est le cas avec le banc-statue représentant Jan Karski, implanté à Cracovie, devant la synagogue Remuh (XVIe siècle). Jan Karski, diplomate polonais, fut durant la Deuxième Guerre mondiale un résistant, envoyé spécial du gouvernement polonais en exil à Londres, chargé notamment d’enquêter sur le sort des Juifs polonais sous l’occupation allemande ; à ce titre, il fut le témoin exceptionnel de ce qui se passait dans le ghetto de Varsovie, où il pénétra clandestinement ; il rapporta également s’être rendu, sous un uniforme de gardien estonien, dans un camp de concentration (mais le fait est discuté par les historiens). Cette mission à haut risque en Pologne permit au gouvernement polonais d’informer les Alliés, dès décembre 1942, sur la réalité de l’extermination des juifs en Pologne occupée par l’Allemagne nazie. C’est à ce titre que Jan Karski reçut les plus hautes décorations, civile et militaire, polonaises, qu’il a été fait Juste parmi les nations (car « quoiqu’il n’ait pas sauvé de Juifs […] il a risqué sa vie afin d’alerter le monde ») en 1982, citoyen d’honneur de l’État d’Israël en 1994, et que le président Obama lui a décerné en 2012, à titre posthume, la plus haute décoration civile américaine, la Presidential Medal of Freedom. La reconnaissance de ce rôle exceptionnel durant la guerre s’est également traduite par la pose de toute une série de sculptures le représentant, toutes dus au sculpteur Karol Badyna ; sauf à New York, il s’agit de bancs-sculptures, implantés en Pologne, à Łódź (son lieu de naissance), à Varsovie, Kielce et Cracovie, ainsi que sur le campus de l’université catholique de Georgetown à Washington DC et celui de l’université de Tel Aviv.

L’irruption des bancs-sculptures dans les villes et stations touristiques remonte au dernier quart du XXe siècle, avec une nette accélération au XXIe siècle – la statuaire publique, jadis très imposante, étant descendue de son piédestal pour se mêler à la foule des anonymes. C’est ainsi que l’on peut aujourd’hui s’assoir à côté de Picasso, à Málaga, de Brigitte Bardot, à Buzios6Rémy Knafou, « Brigitte Bardot à Buzios (Brésil), les statues et les touristes », Via, 16 mars 2012., de Fernando Pessoa, à Lisbonne, d’Albert Einstein, à Grenade, du poète bulgare Pencho Petkov Slaveykov, à Milan, etc. L’implantation, en 2019, de cette sculpture en hommage à Jan Karski s’accompagna de la pose latérale de deux plaques explicatives, l’une en polonais, l’autre en anglais, qui souffrent d’être à distance et d’un contenu trop long, difficile à lire et, pour les visiteurs qui font l’effort de le lire (selon mes observations, ce n’est pas la majorité), le trait essentiel (« …l’homme qui essaya d’arrêter l’holocauste des juifs polonais ») est perdu au milieu d’autres considérations qui n’aident pas directement à saisir l’exceptionnalité historique de son action. Dès lors, pour la majorité des touristes qui visitent le quartier juif de Cracovie, cette sculpture est surtout le prétexte de se faire photographier à côté d’un inconnu, devant le mur d’enceinte d’un cimetière juif. Pour en juger, on peut se référer aux avis postés sur le site Tripadvisor qui montrent clairement que la majorité de ceux qui ont pris la peine de s’exprimer sur cette « activité » (classée 73e sur 519) à Cracovie n’ont pas compris ce que voulait signifier la pose de cette sculpture réalisée à l’initiative de la Jan Karski Educational Foundation, à l’instar de ce commentaire, très représentatif : « L’occasion pour beaucoup de touristes de prendre une photo sur ce banc ! c’est une œuvre très jolie, elle est située juste à côté de l’entrée de la synagogue Remuh dans le quartier juif. »

Fig. 7. Banc-sculpture représentant Jan Karski, Cracovie, décembre 2023

© R. Knafou.

Avec cet exemple, on voit que les gardiens de la mémoire eux-mêmes ne doivent pas faire l’économie d’une réflexion destinée à créer les conditions pour que le sens de leur démarche soit compris par le public visé. La généralisation des sculptures de personnages plus ou moins célèbres conduit à une certaine banalisation ; la familiarité qu’induit la forme du banc ne crée pas pour autant la compréhension ; de plus, la notoriété des personnages représentés est inégale et évolue, l’oubli pouvant être la sanction du temps qui passe : on se fait encore photographier à Polignano a Mare (Italie) auprès de Domenico Modugno, auteur de la chanson phare Nel blu dipinto di blu (Volare, en anglais), créée en 1958, mais pour combien de temps ?

Fig. 8. Statue de Domenico Modugno, Polignano a Mare (Pouilles, Italie), septembre 2017

© R. Knafou. En carton, Domenico Modugno chantant Nel blu dipinto di blu au concours de l’Eurovision en 1958.

Les lieux de mémoire ont donc été à la fois déclencheurs et application du « tourisme réflexif »

Il est évident que le terrain d’application premier et privilégié du tourisme réflexif est celui-là même qui a permis de le définir. Pour plusieurs raisons : d’abord, parce que la question de la mémoire, par définition, se prête, voire exige une réflexivité car, sauf à se transformer en arme de propagande, on doit à la fois disposer d’une information sérieuse, savoir faire le tri entre les connaissances et chercher à se situer vis-à-vis des enjeux en cause. Ensuite, parce que nos sociétés se trouvent dans une situation paradoxale, de plus en plus amnésiques et en même temps marquées par la multiplication des signes et lieux de mémoire. En fait, ce paradoxe n’est probablement qu’apparent : quand les repères fondamentaux s’effacent ou se diluent, on peut chercher à se raccrocher à quelques signes qui font sens ou, plus exactement, qui sont chargés de faire sens pour une partie d’une population, car nous vivons une concurrence croissante des mémoires. Enfin, la multiplication des signes et lieux de mémoire engage le visiteur, le touriste, le citoyen, à ne pas seulement les recevoir ou les subir.

Le tourisme réflexif est ainsi une inestimable source de valorisation des lieux, encore très peu exploitée, dont la mise en œuvre requiert elle-même une démarche réflexive, condition sine qua non d’une appropriation réussie.

Le tourisme réflexif : une démarche et une boîte à outils au service de l’élaboration d’un nouveau modèle de fonctionnement du tourisme

Dans le système touristique mondialisé qui est le nôtre, un système à la fois sans pilote, ingouvernable et irresponsable, un système dont la logique marchande est le toujours plus (plus de tout, plus souvent, plus vite, plus loin), il est essentiel, pour réorienter notre modèle de développement vers l’incontournable transition juste (la décarbonation et la démocratisation), d’identifier des possibilités d’évolution positive. Pour ma part, j’en vois deux – les destinations et les touristes eux-mêmes –, rejointes par quelques entreprises pionnières ayant réussi à se doter d’une vision de long terme et à mettre des actes concrets derrière l’emploi du mot « durable ».

En effet, le tourisme tarde à entrer dans la « transition juste » pour tout un ensemble de raisons : le système de la concurrence généralisée entre les États, les entreprises, les lieux touristiques, etc. ; la difficulté bien réelle d’envisager d’entrer dans une transition énergétique et climatique et, ce faisant, d’échanger un court terme rentable contre un long terme incertain à beaucoup de points de vue ; la difficulté de passer de la prise de conscience de l’urgence climatique à la mise en acte, c’est-à-dire aux changements de pratiques.

Dans ce contexte, le tourisme réflexif, à la fois démarche et boîte à outils, doit aider à faire bouger aussi bien les destinations que les touristes, en valorisant la symbiose qui unit touristes et lieux touristiques à travers l’interaction qui se produit constamment, une interaction qui est à la fois adéquation et mutualisation des initiatives et des prises de conscience.

Aider les touristes à passer de la prise de conscience au changement de leurs pratiques

Dans les pays riches, la prise de conscience de l’urgence climatique est désormais établie de façon très majoritaire, mais l’action a du mal à suivre. C’est particulièrement vrai dans le cas du tourisme : les quelques enquêtes qui existent dans le contexte du tourisme « de la dernière chance » (en Antarctique, dans le Manitoba canadien pour voir les ours polaires7Jamie D’Souza, Jackie Dawson et Mark Groulx, « Last chance tourism: a decade review of a case study on Churchill, Manitoba’s polar bear viewing industry », Journal of Sustainable Tourism, 8 avril 2021., dans la Grande Barrière de Corail, en Australie8Annah E. Piggott-McKellar et Karen E. McNamara, « Last chance tourism and the Great Barrier Reef », Journal of Sustainable Tourism, 9 août 2016.) montrent que les touristes qui se rendent sur ces lieux sont bien informés du dérèglement climatique et des transformations qui affectent la biosphère, mais qu’ils ne pensent pas pour autant que leur décision d’y aller voir contribue à aggraver le problème. On peut l’interpréter comme du cynisme doublé d’un égoïsme (« après moi, le déluge »), mais ce type d’explication ne permet pas de rendre compte du décalage qui existe en particulier chez les jeunes entre une prise de conscience plus élevée que la moyenne de la population et une propension plus élevée à prendre l’avion que leurs parents9Les jeunes et le tourisme, Étude Ipsos Digital pour Alliance France Tourisme, 4 mai 2023.. Car il y a une difficulté intrinsèque à opérer un lien entre deux échelles très éloignées : celle de l’individu et celle de la planète ; s’y ajoutent les arguments cyniques ou défaitistes qui conduisent à dévaluer complètement la décision individuelle face à un ordre établi présenté comme inévitable : « si vous ne prenez pas cet avion, il partira quand même » ; ou encore la justification d’un ancien directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor, interrogé sur la question de savoir si des scientifiques devaient accepter des cabines offertes par les armateurs pour se rendre en Antarctique  et, ainsi, servir de caution à une entreprise marchande qui constitue une aberration environnementale : « Soyons pragmatiques, dit-il à Reporterre. Le Commandant Charcot naviguera vers les pôles avec ou sans scientifiques. Sa clientèle aisée est le cœur de cible et elle s’y rendra de toute façon. Alors, tant que la science ne devient pas le prétexte pour organiser des expéditions avec des touristes, utilisons ce vecteur10Alexandre-Reza Kokabi, « Étudier les pôles sur un paquebot de luxe ? Le malaise des scientifiques », Reporterre.net, 2 septembre 2022. » Heureusement, le comité d’éthique du CNRS (COMETS) a récemment (septembre 2023) pris le contrepied de cet avis : « le COMETS exprime une profonde réserve à l’égard des campagnes d’opportunité actuellement proposées par la Compagnie du Ponant sur le navire brise-glace Commandant Charcot en Arctique et en Antarctique11« Les campagnes d’opportunité : des partenariats éthiques pour la recherche scientifique ? », COMETS, CNRS, avis n° 2023-45, 14 septembre 2023. » ; en outre, il invite « le CNRS à réfléchir aux cas de figure dans lesquels des personnels de recherche, certes à titre individuel et dans le respect des règles de cumul d’activité, interviennent comme guides naturalistes ou culturels dans le cadre d’activités de tourisme en milieu fragile. S’il est conscient des motivations pédagogiques légitimes de ces médiateurs scientifiques, le COMETS recommande néanmoins à ces personnels et au CNRS de s’interroger en conscience sur le bien-fondé de leur participation12Ibid. ».

Tous ces raisonnements, très humains, se comprennent, mais leur acceptation nous conduit dans le mur. Il est donc essentiel de changer de perspective, en donnant aux touristes, qui sont aussi des citoyens, des outils destinés à préparer et faciliter le passage de la prise de conscience aux changements de pratiques : et, dans ce processus visant à surmonter une dissonance cognitive très répandue, les territoires touristiques disposent d’une carte à jouer en mobilisant les différents leviers de réflexivité à disposition (objets urbains furtifs et allusifs, objets localisants, objets intrigants, œuvres d’art destinées à interpeller, etc.).

Aider les destinations à devenir des « territoires accueillants »

Tout lieu a une capacité d’interpellation de ses habitants comme de ses visiteurs, qu’il faut identifier à partir d’un diagnostic spécifique, au service d’un objectif : mieux comprendre les lieux qu’on visite, mais aussi mieux se penser et se responsabiliser en tant que touriste ayant conscience de faire partie du système-monde et d’habiter la Terre. On engage ainsi le processus d’un autre tourisme. Il y a là une source de renouvellement de la pédagogie des lieux, au bénéfice de l’esprit civique, de la mémoire collective et d’un tourisme différent que toute destination aurait intérêt à cultiver, même si les villes constituent un terrain d’application privilégié.

Dans l’esprit de ce projet, il s’agit d’imaginer, créer et/ou mobiliser des leviers de réflexivité que sont les diverses catégories d’objets urbains. Pour en imaginer de nouveaux, les artistes sont évidemment à solliciter en premier. Certaines villes ont particulièrement misé sur la création artistique pour transformer l’espace urbain, pour ses habitants comme pour les visiteurs, à l’instar de Nantes. Certains artistes ont su produire des œuvres suffisamment fortes pour intriguer, voire interpeller : c’est le cas, en particulier, des sculptures de Bruno Catalano, avec ses voyageurs qui flottent dans le paysage qui les traverse. C’est également le cas de « Freedom » de Zenos Frudakis, à Philadelphie.

Fig. 9. Bruno Catalano – Les voyageurs

© Bruno Catalano.

Fig. 10. « Freedom » (Sortez du moule) de Zenos Frudakis (2001), Philadelphie

À la différence de la sculpture de Jan Karski qui montre assis un homme d’action, cette sculpture présente le double intérêt, d’une part, d’être immédiatement porteuse de sens et, d’autre part, de permettre aux visiteurs de se faire photographier dans le moule dont la statue vient de s’affranchir (ce qui est désormais une pratique touristique incontournable).

Avec ces nouveaux objets urbains, il se joue aussi un potentiel renversement des approches du tourisme. En effet, le touriste ne se rend que rarement, voire exceptionnellement dans des lieux qui lui seraient totalement inconnus. Très généralement, il vient voir ce dont il a entendu parler ou ce qu’il a déjà vu (au cinéma, à la télévision, sur Internet, dans les romans, etc.) et c’est du reste ce à quoi s’emploient les politiques de communication touristique, directe et indirecte, en produisant des images que le touriste voudra retrouver sur le terrain, le voyage prenant une forme de validation qu’attestera le selfie.

En revanche, ces nouveaux objets urbains qui surprennent le visiteur rebattent les cartes en lui proposant des objets déconcertants, imprévus au point d’être parfois quasi invisibles mais qui, une fois approchés, libèrent leur potentiel de surprise et d’interpellation. Ainsi, les villes touristiques renforcent leur potentiel de sérendipité (le fait de « trouver autre chose que ce que l’on cherchait ») et peuvent mettre en avant un tourisme qui s’appuie sur une logique nouvelle permettant une lecture différente du lieu à visiter et à découvrir au sens plein du terme.

Cependant, ce processus de réelle découverte de ce à quoi on ne s’attend pas est tout de même tendanciellement destiné à laisser la place à une découverte de confirmation de ce qu’on a déjà vu virtuellement en raison de l’efficacité croissante des différents canaux par lesquels transite l’information touristique ; car, dès qu’une nouveauté, à plus forte raison une étrangeté apparaît quelque part, il y a désormais toujours un touriste pour la filmer et la mettre en ligne. TikTok, Instagram, YouTube, etc. sont de redoutables tueurs de sérendipité, même si, de fait, nous finissons presque toujours par trouver dans les lieux visités autre chose que ce pour quoi nous y étions allés : il y a donc là une situation que le tourisme réflexif peut chercher à mettre en valeur à travers des dispositifs destinés à faire naître des questionnements, à être des sources de culture et d’éventuelles remises en cause.

Si les destinations touristiques veulent jouer leur rôle d’accélérateur d’entrée dans la transition juste, leurs structures organisationnelles comme les entreprises qui s’y trouvent doivent commencer par reconsidérer leur rôle, leurs conceptions et leurs manières d’agir, afin de passer du marketing à la création de valeurs partagées (recherche d’un profit pour l’entreprise et de bénéfices pour la société). Y parvenir nécessite pour les entreprises un changement de logique et de méthode13Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichvili, L’entreprise contributive Concilier monde des affaires et limites planétaires, Editions Dunod, mai 2022. et, pour les territoires, un changement de perspective qui induit un changement de vocabulaire, plus signifiant et plus adapté aux temps qui viennent. D’où la proposition de substituer « destination accueillante » ou « territoire accueillant » à « destination attractive », proposition qui porte en elle la conception positive d’un touriste qui choisit un lieu (ou plusieurs) plutôt que de céder à son (leur) attraction.

Je définis le « territoire accueillant » comme un lieu organisé pour être ouvert au plus grand nombre, pour donner du sens à ceux qui y vivent comme à ceux qui le visitent et y séjournent temporairement, pour redonner du sens au mot « hospitalité » et, au total, pour se garantir un avenir plus assuré que les lieux spécialisés à fonctionnement saisonnier, dépourvus de la complexité qui fait la vie et sa pérennité. Plus inclusive, la destination accueillante est aussi un territoire engagé dans la décarbonation : en se préoccupant de l’origine géographique de ses clientèles et de la manière dont elles se déplacent jusqu’à lui, mais aussi en incitant les entreprises à inclure dans leur bilan comptable la valorisation financière des effets de leur activité sur la société et sur l’environnement, que ces effets soient positifs ou négatifs (comptabilité triple capital). À partir de cette double dynamique, sociale et environnementale, le territoire accueillant peut construire un nouveau discours en interaction avec les populations qui y vivent et y passent et peut, ainsi, créer les conditions de son adaptation aux temps qui viennent.

Réception du concept

Sept ans après le premier exposé du concept, la diffusion du tourisme réflexif est encore limitée. Il est vrai que la première publication, dans une revue scientifique espagnole, n’a que peu touché le monde du tourisme. En revanche, le succès de l’ouvrage publié en 2021 (Réinventer le tourisme, déjà cité) a permis de commencer à faire passer le message aussi bien du côté de chercheurs que du côté de professionnels du tourisme.

On en prendra deux exemples, dans chacun des deux champs concernés : la recherche en amont, la mise en œuvre en aval. Pour le premier, ce sont les travaux d’Emmanuel Salim, maître de conférences à l’université Jean Jaurès à Toulouse, avec deux articles publiés en 2023. Dans le premier, « Le tourisme réflexif, une opportunité pour repenser le rôle des destinations vulnérables », publié le 28 juin 2023, Emmanuel Salim applique le concept à l’approche du sort des glaciers alpins dans le contexte du dérèglement climatique : « Le tourisme réflexif semble donc porter en lui des outils pertinents pour proposer une nouvelle approche scénographique pour les sites glaciaires. Au-delà des classiques volets historiques et scientifiques habituellement présents dans les centres d’interprétations glaciaires, le volet réflexif pourrait permettre de mettre en avant les travaux liés aux habituels arguments climato-sceptiques, aux biais psychologiques menant à l’inaction ou encore aux enjeux politiques et économiques liés à la résolution du problème climatique. À travers ce volet, les sites glaciaires deviendraient des lieux à même de donner à leur visiteur l’ensemble des clés pour comprendre le problème et agir aujourd’hui pour préserver demain. »

Dans le second article, « Le tourisme réflexif en montagne à l’heure de l’Anthropocène, discussion autour du projet de réhabilitation du Montenvers, Chamonix »14Emmanuel Salim, Camille Girault et Kalpana Nesur, « Le tourisme réflexif en montagne à l’heure de l’Anthropocène : discussion autour du projet de réhabilitation du Montenvers, Chamonix », Mondes du tourisme, 26 septembre 2023.,  publié dans la revue en ligne Mondes du tourisme (septembre 2023), il est écrit en particulier : « … le développement du tourisme réflexif pourrait entraîner un renversement de l’imaginaire du tourisme de la dernière chance – perçu plutôt négativement comme une exploitation d’un objet en voie de disparition – vers l’imaginaire de la réflexivité où ces objets sont utilisés comme supports au développement d’un discours incitant à l’introspection et à la réflexion. Le développement du tourisme réflexif à propos de l’Anthropocène semble aujourd’hui nécessaire pour participer au changement de paradigme requis à sa résolution. Il devrait donc porter en lui les pistes de solutions que nos comportements peuvent apporter, et de la nécessité qu’ils soient accompagnés d’un changement de paradigme plus global en matière de gouvernance territoriale et notamment vis-à-vis de la vision néolibérale du développement touristique. » Les auteurs de cet article montrent ainsi qu’ils ont bien saisi l’opportunité d’un changement de perspective et de paradigme que recèle l’approche par le tourisme réflexif.

Un podcast, Xpérientiel-Le tourisme positif, vient de consacrer l’un de ses épisodes à une « exploration du tourisme réflexif », Emmanuel Salim dialoguant avec Caroline Le Roy et François Huet.

Dans le champ des professionnels du tourisme, on retiendra la publication de l’Alliance France Tourisme, déjà citée, qui intègre le tourisme réflexif dans l’une de ses dix propositions : « Proposition 10. Sensibiliser les touristes, les réseaux sociaux et leurs acteurs aux impasses du surtourisme, ainsi qu’aux traditions locales et réglementations par des campagnes de communication, des chartes de bonne conduite ou le développement d’un tourisme réflexif. »

On ne sera pas étonné, compte tenu du faible niveau d’information et d’approfondissement de ce concept dans cette publication, de constater que cet emploi du « tourisme réflexif » relève davantage du désir de capter un mot nouveau glané dans le surabondant répertoire de la sémantique touristique que de se donner les moyens d’imaginer son adaptation dans une démarche volontaire ; sans compter qu’il est gênant d’associer dans la même proposition le « tourisme réflexif » aux supposées « impasses du surtourisme », auxquelles précisément il aurait été profitable d’appliquer une approche plus réflexive15Rémy Knafou, La surmédiatisation du surtourisme : ce qu’elle nous dit du tourisme (et de ceux qui en parlent), Fondation Jean-Jaurès, 27 septembre 2023..

En revanche, d’autres professionnels du tourisme, plus précisément une grande chaîne hôtelière, ont su se donner les moyens de comprendre l’intérêt de la démarche dans une opération de repositionnement de l’un de leurs grands hôtels, autour d’une problématique : « renforcer l’ancrage [de l’hôtel] autour des enjeux sociaux et environnementaux du territoire et traduire cette contribution dans l’expérience client et pour les collaborateurs. » Les solutions mises en œuvre, actuellement à titre expérimental, témoignent d’une intéressante utilisation du tourisme réflexif par ceux qui se sont attelés à cette tâche, en se donnant la peine de construire une vraie problématique à partir d’une compréhension de l’outil.

Conclusion. Le tourisme réflexif, accélérateur de mises en œuvre des grands principes proclamés

En 1999, l’Organisation mondiale du tourisme avait approuvé un intéressant « Code mondial d’éthique du tourisme », sous-titré « Pour un tourisme responsable », qui exprime tout un tas de bons sentiments, met en avant des pratiques touristiques durables et responsables, afin d’y orienter l’ensemble des acteurs du tourisme, professionnels et touristes. Mais, tout comme le tourisme durable dont ce code est l’une des composantes, ce n’est pas l’énoncé des grands principes qui est en cause – encore qu’on y trouve les mêmes contradictions fondamentales que dans le tourisme durable –, mais la mise en œuvre. Or, l’observation du fonctionnement du tourisme dans les lieux touristiques montre que le chemin à parcourir pour pouvoir parler de tourisme éthique est encore très long. Tout comme est laborieuse l’entrée du tourisme dans la transition juste, faute à la fois de détermination et de démarches adéquates.

En provoquant et stimulant la réflexion, l’approfondissement d’une compréhension, d’une prise de conscience, l’approche par le tourisme réflexif s’appuie sur un renouvellement des perspectives généralement mises en œuvre pour aborder le tourisme et, ainsi, crée les conditions d’une appropriation et d’un changement réel des pratiques et des lieux dans lesquels elles se développent. Car là est l’un des nœuds du problème à résoudre : les lieux sont en effet des synergies d’acteurs qui ne demandent qu’à se dynamiser dès lors que du sens et un objectif sont définis et affichés, car ils constituent la bonne échelle pour affronter les défis qui nous attendent, afin de ne pas subir ce qui finira par nous être imposé dans des conditions plus difficiles.

On en trouvera un exemple privilégié dans les communes de haute montagne qui vivent encore – bien, voire très bien – du ski, mais qui auront dans un avenir pas si lointain à se reconvertir, lorsque l’enneigement sera devenu insuffisant. Certes, il est très difficile d’avoir à envisager la fin d’un système aussi lucratif, qui a enrayé le déclin des hautes vallées et enrichi ceux qui étaient restés comme ceux qui ont décidé de s’y installer, mais introduire de la réflexivité signifie ici voir plus loin que le bout de son nez pour les sociétés montagnardes et, pour le reste de la société, se préoccuper de n’avoir pas à financer in fine les conséquences de l’imprévoyance des montagnards, lorsque les vaches étaient encore suffisamment grasses pour ne pas faire porter à l’ensemble de la collectivité le coût social, économique et environnemental de l’attachement à un modèle sur la pente descendante. Et, pour les sociétés montagnardes, l’alternative est bien de savoir si elles prendront le risque de subir un choc terrible lorsque celui-ci surviendra ou bien si elles préfèreront être les acteurs agissants de leur destin en faisant le choix, pendant qu’il en est encore temps et qu’elles en ont les moyens, de conduire un projet nouveau d’adaptation à un contexte différent.

De nombreux indicateurs nous montrent que, dans bien des domaines fondamentaux, nous sommes arrivés à un niveau de basculement qui appelle une élévation de notre niveau de conscience afin de mettre en œuvre des (ré)actions appropriées.

Avec le tourisme réflexif, se joue donc une autre vision du monde et de nous-mêmes, de l’avenir, de notre rôle dans une succession de générations, d’aide à la mise en conformité de nos attentes et de nos décisions, bref des leviers qui contribueront à un changement de modèle de fonctionnement dont la nécessité est urgente. C’est à cette condition que le tourisme aura un avenir dans le monde qui vient.

  • 1
    Rémy Knafou, « Le tourisme réflexif, un nouveau fondement d’un tourisme durable », Arbor, 8 juin 2017. Le propos contenu de cet article a été ensuite repris et complété dans mes deux ouvrages publiés en 2021 (Réinventer le tourisme. Sauver nos vacances sans détruire le monde, Éditions du Faubourg) et 2023 (Réinventer (vraiment) le tourisme. En finir avec les hypocrisies du tourisme durable, Éditions du Faubourg), ainsi que dans un article publié dans la revue Espaces. Soit quatre sources de première main apparemment ignorées par la publication de l’Alliance France Tourisme (« Destination France : quelle régulation face à la surfréquentation touristique ? », juin 2023), qui, pour évoquer le tourisme réflexif, ne cite comme source que l’ouvrage de Jean Viard et David Medioni (L’an zéro du tourisme. Penser l’avenir après la Grande Pandémie, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2022), lequel ne cite pas de source pour le tourisme réflexif.
  • 2
    David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Éditions Taillandier, 2023.
  • 3
    Entre septembre 1939 et décembre 1942, le Camp des Milles a été, sur le site d’une usine désaffectée pour cet usage, un camp d’internement et de déportation d’étrangers, d’antifascistes, puis de plus de 2 000 Juifs envoyés à Auschwitz.
  • 4
    Vincent Coëffé et Philippe Violier, « Géo-graphies du tourisme : la construction d’un objet en quête de légitimité scientifique », L’Information géographique, janvier 2018, Équipe MIT, Tourismes 1. Lieux communs, Paris, Belin, 2002.
  • 5
    Danielle Rozenberg, L’Espagne contemporaine et la mémoire juive, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006.
  • 6
    Rémy Knafou, « Brigitte Bardot à Buzios (Brésil), les statues et les touristes », Via, 16 mars 2012.
  • 7
    Jamie D’Souza, Jackie Dawson et Mark Groulx, « Last chance tourism: a decade review of a case study on Churchill, Manitoba’s polar bear viewing industry », Journal of Sustainable Tourism, 8 avril 2021.
  • 8
    Annah E. Piggott-McKellar et Karen E. McNamara, « Last chance tourism and the Great Barrier Reef », Journal of Sustainable Tourism, 9 août 2016.
  • 9
    Les jeunes et le tourisme, Étude Ipsos Digital pour Alliance France Tourisme, 4 mai 2023.
  • 10
    Alexandre-Reza Kokabi, « Étudier les pôles sur un paquebot de luxe ? Le malaise des scientifiques », Reporterre.net, 2 septembre 2022.
  • 11
    « Les campagnes d’opportunité : des partenariats éthiques pour la recherche scientifique ? », COMETS, CNRS, avis n° 2023-45, 14 septembre 2023.
  • 12
    Ibid.
  • 13
    Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichvili, L’entreprise contributive Concilier monde des affaires et limites planétaires, Editions Dunod, mai 2022.
  • 14
    Emmanuel Salim, Camille Girault et Kalpana Nesur, « Le tourisme réflexif en montagne à l’heure de l’Anthropocène : discussion autour du projet de réhabilitation du Montenvers, Chamonix », Mondes du tourisme, 26 septembre 2023.
  • 15
    Rémy Knafou, La surmédiatisation du surtourisme : ce qu’elle nous dit du tourisme (et de ceux qui en parlent), Fondation Jean-Jaurès, 27 septembre 2023.

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