L’an zéro du tourisme. Penser l’avenir après la Grande Pandémie

La pandémie de Covid-19 nous a enfermés chez nous. La société des voyages et du tourisme, de la culture, des loisirs, même, a été comme suspendue. Et après ? Nul ne savait. Allions-nous encore parler de surtourisme, de pollution aérienne, de voyages lointains, de théâtres et de festivals ? Ou allions-nous garder les habitudes acquises de cet espace-temps arrêté ?

Ce livre pose ces questions et esquisse des solutions. Car après un tel choc, un tel temps de réflexion, ne peut-on remettre nos désirs de voyage en route, mais régénérés, renforcés, renouvelés ? Les auteurs de ce livre, nourris de leurs expériences propres mais aussi d’un colloque international à Nantes, suggèrent ainsi de faire de ce dérèglement mondial œuvre créatrice.

Table des matières

Préambule

Introduction

Première partie. Ne pas renoncer aux voyages
1. Le voyage comme philosophie de rencontre des autres
2. L’économie du tourisme fait progresser tout le monde
3. Le tourisme outil du commun culturel mondial

Deuxième partie. Repenser notre façon de voyager
1. L’enjeu environnemental
2. Voies de sortie du surtourisme
3. Vers de nouvelles formes de tourisme

Conclusion. Le tourisme doit être une politique

Les auteurs :
Jean Viard
est sociologue, directeur de recherche associé au Cevipof-CNRS.
David Medioni est fondateur d’Ernest et directeur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès.

Préambule
Jean Viard

Un jour, tout s’est arrêté. Avions, trains, voitures, spectacles, bars, restaurants… Chacun s’est enfermé chez lui, à Nantes comme à Marseille, à Paris comme à NewYork, à Wuhan comme à Saint-Tropez. Fini les voyages, les vacances, les spectacles, les McDo et les boîtes de nuit… Tous ces temples de la civilisation du loisir et du tourisme ont disparu. Chacun s’est retrouvé face à lui-même, ou face à son conjoint, à ses enfants souvent. Heureusement que nous avions inventé internet, la télévision, Amazon et les livreurs de pizzas. Et que 70% d’entre nous ont un jardin, sans compter les 15% qui ont une résidence secondaire. Quatre cent trente mille Parisiens ont ainsi pu quitter la ville pour fuir cet infernal virus.

Nous avions mis plusieurs siècles à construire cette civilisation du tourisme et des loisirs. Il avait fallu en inventer les codes et les plaisirs, les lieux et les saisons. L’amour du passé et de ses traces, de la nature, de la mer et de la neige, des villes, des parcs et des paysages. Il avait fallu érotiser nos vies et entretenir l’apparence de nos corps, soigner nos teints hâlés, apprendre à nager et à skier, à aller au cinéma et à manger « dehors »… La classe rentière avait, au XIXe siècle, inventé les stations puis la Côte d’Azur. Haussmann avait réorganisé les villes autour des lieux de l’éducation, du politique et des spectacles. La Ville Lumière effaça peu à peu la ville des « rencontres hasardeuses » de la nuit. La Grande Guerre télescopa toutes les cultures et tous les savoir-vivre, ouvrant à l’alternance travail/vacances, que vinrent réguler le Front populaire et les congés payés. L’après-Guerre finança le tourisme social. Le gaullisme inventa les parcs et les réserves, les plages du Languedoc et des Landes. Les maisons de la culture, aussi.

Dans cette société que peu à peu gagna la culture télévisuelle – qui vida les rues pour remplir les canapés –, on inventa encore les parcs de loisirs, l’amour de la campagne et, finalement, le tourisme urbain. Partout, alors, on ferma les bistrots pour ouvrir des restaurants, des brasseries et des lieux de culture, des McDo et des kebabs. Et les urbains ressortirent dans la ville, attirés par ce nouvel art de vivre où l’on chauffait même les terrasses extérieures en votant écolo. Les cités devinrent d’immenses Club Med, Paris Plages triompha, le vélo s’imposa. Quatre mille festivals mobilisèrent les bénévoles des villages et des provinces pour le grand bonheur des touristes. Les soixante millions de touristes internationaux de 1968 devinrent milliard en 2019.

Nous avions pris nos habitudes dans ce monde-là. Bien sûr, personne n’en avait conçu en entier le projet. Le « moteur légitime » des changements était à chercher du côté du travail, des luttes sociales, de l’allongement des études et de l’espérance de vie. De progrès en progrès, le temps de non-travail devint dominant sur le temps de travail : il suffit de consacrer à celui-ci 10% de son existence. Alors, nous partîmes en vacances de plus en plus fréquemment, sortîmes dans la cité plusieurs soirs par semaine, construisant une majorité de maisons avec jardin à côté des villes et multipliant les résidences secondaires. Les retraités, par millions, allèrent peupler les régions de vacances. Et ceux qui ne partaient pas se sentirent de plus en plus exclus du mouvement général. Le hors-travail avait commencé à structurer le travail.

Cette société-là, construite de bric et de broc depuis un siècle et demi, s’est brusquement arrêtée au printemps 2020. Partout sur la planète. Et nous avons ainsi pris conscience de l’importance de l’économie des loisirs pour faire société dans la ville pendant le week-end ou durant les vacances. La livraison à domicile des repas comme les drives des McDo connurent un franc succès : les queues de voitures y furent interminables dès leur réouverture. Temporairement, nous adoptâmes de nouvelles habitudes : repli sur la famille, le proche, le numérique, les séries télé et la lecture, la livraison… Pour certains, la livraison du travail à domicile.

Et après ? Quand le temps « normal » reviendra, que ferons-nous ? Allons-nous, chacun, nous préparer pour une nouvelle pandémie, améliorer notre logement, déménager, revoir le sens même de notre existence ? Ces amis que nous n’avons plus vus, étaient-ils bien indispensables ? ces bises rituelles au bureau, vraiment désirées ? ces voyages lointains, ces sorties ciné ou théâtre… ? Et si nous cherchions demain un « essentiel », une vérité de soi et pour soi ? Pour un monde définitivement numérique, aimant la nature, luttant contre le réchauffement climatique ? Et la fête, alors ! dirait Jérémie Peltier1Jérémie Peltier, La fête est finie ?, Paris, L’Observatoire, 2021. !

Peu à peu, nous avons compris que nous étions comme revenus à l’an zéro de la société des loisirs et du tourisme. Le silence de la ville nous obligea à réfléchir. Tout est toujours possible, bien sûr – les avions et les trains sont là, les plages et les salles de spectacle, les bars, les McDo et les restaurants. Mais pour quels usages et quels plaisirs, quelles « expériences », comme on dit aujourd’hui ? Et si nous envisagions un effet long du Covid ? Une libération du sens, de l’autonomie ? Attention ! Certes, les avions vont redécoller, il y aura des baigneurs sur les plages, des spectateurs dans les salles. Mais aussi nombreux ? Pour voir quoi ? Attend-on que tout « redevienne comme avant » ?

Les vacances, les voyages, les spectacles, les brasseries et les restaurants sont des activités essentielles mais fragiles, à l’économie incertaine. La Grande Pandémie, en imposant leur fermeture, a rendu visibles leur importance, nos attentes, nos besoins. Ce secteur mal aimé et peu gouverné doit dorénavant être vu pour ce qu’il est : le cœur du lien social, et un moteur majeur de l’économie. Le temps est à l’invention, à penser la France comme la destination mondiale de la culture, du patrimoine, de la convivialité, de la beauté et de la nature. L’exception française doit enfin faire sens, pilotée par un grand ministère de la Culture, des Vacances, des Voyages et de la Vie urbaine. Le temps de l’économie de cueillette est terminé, celui de l’exigence, de la formation des hommes et des projets commence. Tentons le pari de faire de cette tragédie pandémique œuvre créatrice. Comprenons que c’est grâce à d’innombrables lieux de convivialité que notre société d’individus peut retrouver l’art de bien vivre ensemble.

C’est fort de ces convictions que j’ai accepté la proposition de Jean Blaise, créateur et directeur du Voyage à Nantes, de diriger, en septembre 2021, un colloque international intitulé « Le tourisme du futur » pour évaluer la situation, les tendances d’évolutions déjà là avant la Grande Pandémie, et les enjeux du redémarrage du tourisme après elle. C’est donc à Nantes que ce livre est né, pendant l’été indien. Le Voyage à Nantes est la plus belle invention touristique des vingt dernières années. Réinventer tous les ans – grâce à la célèbre ligne verte – une circulation poétique, touristique et artistique dans la ville est une prouesse magistrale qui a permis à Nantes de présenter une autre image aux yeux des Français, mais aussi, plus largement, du monde : Nantes, la ville où l’art habite la cité.

Dans ce colloque, toutes les questions autour du futur du voyage, de notre façon de nous déplacer et de « consommer » ou non des moments touristiques ont été abordées. Peut-on encore voyager si l’on veut préserver la planète ? Comment éviter qu’un lieu touristique que chacun a envie de découvrir ne devienne une épreuve à cause de la foule qui s’y presse ? Comment les politiques peuvent-ils, ou non, agir sur la question du tourisme ? Et si le tourisme relevait en fait d’une politique culturelle ?

Autant de sujets complexes, passionnants et cruciaux pour penser l’avenir de « l’utopie » touristique alors que la pandémie mondiale de Covid-19 a conduit le milliard et demi d’hommes et de femmes qui chaque année franchissaient une frontière à rester chez eux. Autant de sujets que nous avons eu envie d’explorer plus longuement dans les pages qui suivent. Elles constituent un livre « à partir de » qui n’engage que ses auteurs, même si nous tenons à remercier les organisateurs du colloque et l’ensemble des participants qui ont nourri notre réflexion – on trouvera en annexe le programme du colloque et la liste des intervenants.

Nous sommes donc à « l’an zéro du tourisme ». « An zéro » comme dans le titre du livre d’Edgar Morin L’An zéro de l’Allemagne2Edgar Morin, L’An zéro de l’Allemagne, Paris, La Cité universelle, 1946., c’est-à-dire lorsqu’un secteur, un territoire, a été détruit et que l’on s’interroge sur la marche à suivre pour relancer la vie. La situation du tourisme et du secteur de la culture aujourd’hui est similaire, même si, heureusement, de manière moins dramatique que dans l’Allemagne de 1946. Mais nous vivons avec la Grande Pandémie, une tragédie créatrice qui n’a pas fini de produire ses effets dans nos vies3Jean Viard, La révolution que l’on attendait est arrivée, La Tour d’Aigues, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2021.. A fortiori dans nos vies de voyageurs et de villes touristiques.

Telle est la raison de ce livre. Un livre qui n’existerait pas sans ce colloque nantais de septembre 2021, et qui tente d’en étirer les perspectives afin de brosser ce que pourrait être une véritable politique du tourisme, une politique culturelle et populaire des vacances et des voyages.


Pour commander ce livre directement auprès de la Fondation Jean-Jaurès, contactez l’accueil par téléphone au 01 40 23 24 00 ou envoyez un mail à boutique@jean-jaures.org

  • 1
    Jérémie Peltier, La fête est finie ?, Paris, L’Observatoire, 2021.
  • 2
    Edgar Morin, L’An zéro de l’Allemagne, Paris, La Cité universelle, 1946.
  • 3
    Jean Viard, La révolution que l’on attendait est arrivée, La Tour d’Aigues, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2021.

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