Le « green gap » : comment les marques peuvent-elles réduire l’écart entre conscience écologique et comportements de consommation ?

L’écart entre nos intentions écologiques et nos actions réelles se creuse : un « green gap » qui témoigne des ambivalences de nos pratiques de consommation à l’heure de la crise écologique. Laurène Yung, consultante en stratégie de communication, analyse les freins psychologiques, économiques et structurels qui entravent la transition vers des comportements plus durables et propose des pistes d’action à destination des acteurs publics et privés afin d’encourager des choix plus respectueux de l’environnement.

Introduction

Entre injonction à consommer et idéal de déconsommation à atteindre, la période de transition(s) dans laquelle nous sommes est moralement inconfortable.

L’année dernière, la marque de vêtements outdoor Patagonia dénonçait les dérives de la surconsommation dans un documentaire The Shitthropocene1The Shitthropocene, David Byars, Patagonia, 2024. ou « l’ère de la camelote ». On comprend la dissonance cognitive à laquelle la marque est confrontée, bien qu’étant considérée comme pionnière en termes de responsabilité sociale des entreprises : « Notre travail consiste à vivre dans la tension de tenter de sauver la planète en fabriquant et en vendant des choses2Ibid. », explique Matt Dwyer, responsable de l’impact et de l’innovation des produits chez Patagonia.

Ce tiraillement moral est bien étudié par l’ObSoCo : en 2023, l’une de leurs enquêtes montrait par exemple que « la proportion de Français exprimant leur désir de consommer autrement ne cesse de progresser (jusqu’à atteindre 60%), de même qu’en parallèle, ils sont nombreux à être en accord avec la proposition consistant à dire que « le moment est venu de donner la priorité à la promotion de modes de vie moins portés sur la consommation ». Pourtant, dans le même temps, alors que l’inflation pèse sur les dépenses des ménages, les mêmes interrogés sont également 61% à dire que « dans le contexte actuel, heureusement qu’il y a la consommation pour compenser et se faire plaisir3La consommation responsable survit à l’inflation, Observatoire de la consommation responsable 2023 Citeo x L’ObSoCo, 23 mai 2023. ».

En conséquence, l’écart entre nos valeurs écologiques et nos pratiques de consommation se creuse : la montée en puissance des considérations écologiques ne se traduit pas forcément par des comportements de consommation écoresponsables. Il y a une vraie inertie des pratiques, alors que la prise de conscience écologique se généralise. En psychologie sociale, on parle du « value-action gap » pour désigner l’écart entre les valeurs déclarées et les actions réelles des consommateurs.

Ce phénomène étudié depuis les années 1970 est repris sous le terme de « green gap4Adeline Ochs, « Chapitre 5. Des utopies aux comportements de consommation : le green gap », Utopies et consommation, EMS Éditions, 2020, pp. 77-92. » par la docteure en sciences de gestion Adeline Ochs, en 2020, pour mettre en avant les ambivalences de nos pratiques de consommation à l’heure de la crise écologique. Surtout, il permet de nuancer l’idée reçue selon laquelle il y aurait d’un côté les consommateurs éclairés et sobres et, de l’autre, les consommateurs ignorants et polluants.

Car les marques ne sont pas neutres et participent de ce phénomène en proposant des alternatives pour tenter de réduire ce « green gap » ou, au contraire, en cherchant à l’ignorer pour continuer leur business as usual. En outre, la question du « green gap », et plus largement du discours écoresponsable, s’est jusqu’ici cantonnée au registre moral. Sous couvert d’une « doxa sensibilisatrice5Jean-Baptiste Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015. », les journalistes, scientifiques, politiques et les marques ont participé à construire un lifestyle écocitoyen dans lequel ne se retrouve pas la majeure partie de la population aujourd’hui.

Dès lors, comment le discours écoresponsable porté par les marques peut-il devenir un levier d’action de la transition écologique auprès de tous ?

À l’heure où les classes moyennes et populaires se sentent de plus en plus « dépossédées6Christophe Guilluy, Les dépossédés. L’instinct de survie des classes populaires, Paris, Champs actuel, 2023. », « empêchées », « figées7Agathe Cagé, Classes figées. Comprendre la France empêchée, Paris, Flammarion, 2024. », comment leurs aspirations et modes de vie peuvent-ils être mieux représentés dans la question écologique ?

C’est à ces interrogations que nous tenterons de répondre en observant comment les marques tentent – ou pas – de réduire le « green gap », à partir de l’analyse de campagnes de communication récentes. Nous nous appuierons sur l’enquête « Style de vie et environnement8Ivaylo Petev, « Styles de vie et Environnement (ELIPSS 2017) », Sciences Po, Centre de données socio-politiques (CDSP), CNRS, 2020. » proposée par le sociologue Ivaylo Petev qui met en correspondance les représentations et attitudes des Français vis-à-vis des questions environnementales, d’une part, et l’impact environnemental de leurs modes de vie, d’autre part. Cette enquête apporte un éclairage sur la diversité des pratiques de transitions des Français et leurs contradictions, permettant de mieux comprendre les écarts entre motivations écologiques et pratiques écoresponsables chez les consommateurs.

Nous repartirons des quatre idéaux types développés dans l’enquête qui présentent différents degrés possibles du « green gap », en croisant l’existence d’une conscience environnementale (CE) à celle de pratiques de sobriété (S).

  • « Le consumériste assumé (CE – ; S -) serait plutôt aisé, habitant du pavillonnaire et marqué par un suréquipement automobile et informatique ainsi qu’un usage intensif des modes de transport polluants.
  • L’écoconsumériste (CE + ; S -) consomme bio et local. Il a un penchant pour la sobriété, mais son mode de vie est polluant : il est très équipé, se déplace en voiture. Il est tendanciellement âgé, voire retraité, et se tient à distance du numérique.
  • L’écocosmopolite (CE + ; S +) est fortement diplômé, urbain et souvent Parisien. Il a des pratiques de consommation plutôt frugales et imprégnées d’une orientation environnementale. Il est peu équipé, utilise peu la voiture et est économe en énergie et porté sur le tri, mais son bilan carbone est très affecté par ses déplacements en avion.
  • Le frugal sans intention (CE – ; S +) est souvent jeune, locataire de HLM et appartient aux catégories populaires. Il a des pratiques très sobres, mais peu orientées vers la protection de l’environnement, car d’abord motivées économiquement9Gaëtan Mangin, « Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger, Ivaylo Petev, La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023 », Écologie & politique, 66, 2023, pp. 174-177. ».

À cette diversité des représentations et comportements des Français vis-à-vis de la transition écologique, nous ajouterons une analyse des différentes postures de marque qui y répondent. Nous tenterons de mieux comprendre les leviers mobilisés par nos enseignes de consommation, pour réduire ou ignorer le « green gap » grâce à quatre profils de marques : les marques responsables, alternatives, individualistes et populaires.

Nous chercherons à illustrer dans un premier temps comment les marques alternatives et responsables façonnent un idéal écocitoyen et des normes de consommation pour s’y conformer, de manière plus ou moins radicale et systémique. Dans un deuxième temps, nous étudierons comment les marques individualistes et populaires se construisent en opposition à une norme écocitoyenne jugée moralisatrice, pour dépolitiser la consommation et conserver sa dimension « plaisir » avant tout, ou pour valoriser une autre vision de la sobriété et d’autres modes de vie.

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Les marques alternatives ou responsables : la diffusion d’un lifestyle écoresponsable

L’écocosmopolite et les marques alternatives : la transition, oui, mais réservée à une certaine élite éclairée

Pour les « écocosmopolites », il s’agit de trouver des alternatives à un système qu’ils jugent dépassé et destructeur, en s’alignant avec leur forte conscience écologique. Engagés dans des pratiques de déconsommation, ils sont particulièrement sensibles aux campagnes de communication qui cherchent à armer le consommateur en l’informant, pour lui donner le pouvoir de faire des choix en pleine conscience.

Les marques alternatives qui se positionnent à contre-courant de la société de consommation et proposent d’autres voies à la consommation résonnent particulièrement avec ces publics. Néanmoins, le nombre limité de marques alternatives est révélateur de la difficulté pour les marques de proposer des contre-modèles efficaces et durables à la société de consommation.

« La Ruche qui dit Oui ! » propose une alternative aux acteurs classiques de la grande distribution par un réseau de points de collecte de produits alimentaires en circuit court qui vise à rémunérer plus justement les producteurs et à faciliter l’accès à des produits sains pour les consommateurs.
Une initiative vertueuse, mais qui reste à petite échelle et ne concurrence pas réellement le secteur de la grande distribution – au risque de ne parler qu’à un cercle d’adeptes convaincus du projet de la marque.

Cette quête d’alternatives devient en effet tellement valorisée au sein des populations critiques de la société de consommation qu’elle participe à créer une rupture entre les consommateurs « responsables » et les autres. C’est ce que le sociologue Julien Damon appelle la « sobriété ostentatoire10Julien Damon, « Quand la sobriété devient un marqueur de catégorie sociale », Le Point, 1er mars 2024. », en référence au concept de consommation ostentatoire proposé par Veblen. En effet, le geste écologique reste encore traité comme une caractéristique des catégories supérieures, qui repose sur la responsabilité individuelle. Être sobre devient une manière de se distinguer et d’affirmer sa supériorité morale.

La posture d’« entrepreneur moral » des classes supérieures peut créer du rejet chez les catégories populaires qui se sentent prises de haut et incomprises. La polémique lancée à la fin de l’année dernière par la campagne de l’Ademe « Le dévendeur » illustre bien la difficulté à faire se rencontrer les différents intérêts des consommateurs, entre préservation de l’environnement et pouvoir d’achat, à un moment aussi ambivalent que le « Black Friday ».

Cette campagne visait à sensibiliser les Français à une consommation responsable par le prisme d’un conseiller « dévendeur » qui questionne les besoins réels de ses clients et les incite à ne pas acheter un vêtement, à louer une ponceuse, à acquérir un smartphone d’occasion ou à faire réparer une machine à laver, avec un mot d’ordre : « posons-nous les bonnes questions avant d’acheter ». Le débat est lancé : d’un côté, on salue cette prise de parole qui questionne l’utilité de nos achats mais, de l’autre, on critique une campagne « maladroite » qui porte préjudice à des secteurs déjà fragilisés dans un contexte post-Covid alors que plusieurs enseignes font faillite.

L’écoconsumériste et les marques responsables : s’intégrer au système tout en prétendant le transformer

Aux côtés des « écocosmopolites », évoluent les « écoconsuméristes ». Leur conscience écologique est tout aussi développée, pourtant ils cherchent plutôt à renouveler leurs habitudes de consommation qu’à en trouver des alternatives.

Pour ces populations, les contradictions sont fortes, comme l’expliquent des chercheurs à partir de l’enquête « Style de vie et environnement » : « un paradoxe vaut d’être souligné : les ménages les plus équipés sont aussi les plus préoccupés par l’environnement, et ils ont tendance à renouveler des appareils pourtant fonctionnels dans l’optique d’optimiser leurs consommations énergétiques. Difficile de ne pas y voir des possessions morales et largement ostentatoires11Gaëtan Mangin, article cité. ».

S’engouffrant dans cette brèche, des marques qui se revendiquent « responsables » proposent des produits et services en accord avec la conscience écologique de ces consommateurs, sans forcément remettre en cause leur modèle économique. On compense plus qu’on ne baisse sa consommation.

Une campagne de 2022 de la marque Renault pour son modèle de SUV électrique, la E-Tech Hybrid, « Ne l’utilisez pas tout le temps », touche du doigt cette aspiration. Dans le spot commercial, la voiture est représentée comme dernière solution, après le vélo ou la marche. Suivant une logique compensatrice, acheter cette voiture, c’est donc adopter un mode de déplacement plus durable, à condition de ne pas l’utiliser systématiquement : « moins d’émissions de CO2, moins de consommation de carburant, mais c’est quand même bien de ne pas s’en servir tout le temps ».

La chercheuse Fanny Parise, en s’intéressant à la fonction sociale de l’écoresponsabilité, identifie un groupe social, les « enfants gâtés du capitalisme12Fanny Parise, Les enfants gâtés. Anthropologie du mythe du capitalisme responsable, Paris, Payot, 2022. », qui représente une partie des classes moyennes et supérieures qui sont prêtes à réinventer leur consommation, mais pas à la diminuer si cela compromet leur confort de vie. Pour elle, la consommation responsable est un mythe : « devenir un citoyen-consommateur « écoresponsable » est compliqué, car la consommation écoresponsable repose sur une contradiction : celle de continuer à consommer autant malgré l’injonction à consommer moins et mieux13Ibid. ».

C’est tout le paradoxe du mouvement Vinted, qui promeut une alternative à la fast fashion mais qui participe en même temps au système de surconsommation : 70% de l’argent récolté via Vinted par les utilisateurs serait réinjecté dans l’achat de neuf14Élodie C., « Jérôme Fourquet : « Amazon, Lidl et McDonald’s sont des marques en phase avec (une partie de) la société » », La Réclame, 7 mars 2022..

D’ailleurs, la marque se garde bien de parler de l’impact réel de la plateforme sur l’industrie de la mode dans ses prises de parole. À l’occasion des dix ans de la marque en France, Vinted célèbre ses clients et parle plutôt de la bonne action de ses utilisateurs qui contribuent à « move the world » aux côtés de la marque et à « consommer mieux et économiser plus ». 

Vinted : campagne « Poursuivez le mouvement », 2024

Le phénomène viral de la Stanley Cup est également intéressant à étudier. Il s’agit d’une gourde réutilisable, supposée réduire la consommation de bouteilles d’eau en plastique, mais dont la surconsommation remet en cause son écoresponsabilité. Après la nomination à sa présidence de Terence Reilly, ex-dirigeant chez Crocs, l’entreprise crée l’engouement en proposant des collections capsules et des partenariats avec d’autres marques : Stanley passe d’un revenu annuel à 70 millions de dollars avant 2020 à 750 millions de dollars en 2023. D’un objet réutilisable censé être unique, on passe à une logique de collections qui suivent les modes et doivent se renouveler. Ironique pour une marque dont la signature n’est autre que Built for life.

Nous pouvons également classer dans cette catégorie des « marques responsables » les entreprises qui se sont engagées dans une démarche de définition de leur raison d’être ou d’adoption du statut « société à mission ».

L’engouement suscité autour de la loi Pacte – en 2025, près de 1961 entreprises15Observatoire des sociétés à mission, Huitième baromètre annuel, 25 mars 2025. sont ainsi devenues des entreprises à mission en incluant dans leurs statuts une mission d’intérêt général16Kantar, KPMG, Sociétés à mission : Bilan sur les pratiques des entreprises pionnières et recommandations, 23 mai 2023. – laisse à penser que la responsabilité des entreprises vis-à-vis de la société est désormais prise en compte. Alors, slogan publicitaire ou vrai levier de transformation ? Cinq ans après, force est de constater que les retombées sont limitées : parmi les entreprises à mission, seules 28% ont fixé des objectifs à long terme et 56% des rapports étudiés ne comportent pas l’avis de l’Organisme tiers indépendant (OTI) mandaté pour vérifier le respect des objectifs sociaux et environnementaux fixés par l’entreprise dans le cadre de sa mission)17Ibid..

Le discours écoresponsable atteint ses limites alors que le risque de backlash écologique s’intensifie

Le discours écoresponsable s’est construit sur le postulat que la sensibilisation des consommateurs suffirait à faire évoluer les comportements de consommation et donc à résorber durablement le « green gap ». Dans ce schéma, il faudrait convertir des consommateurs qui ne seraient pas « assez éduqués » afin de faire évoluer leurs pratiques de consommation. Bien que cette démarche de sensibilisation soit essentielle, elle ne prend toutefois pas en compte les structures collectives et l’ensemble des déterminismes qui interviennent dans le changement de nos habitudes de consommation.

La surexploitation de l’axe « conscience écologique » par les marques atteint aujourd’hui ses limites. Face au poids de la transition qui pèse sur leurs épaules, la colère des classes moyennes et populaires monte. C’est le phénomène qu’étudie Christophe Guilluy dans son essai Les dépossédés : « Ce mouvement est celui des dépossédés, une majorité ordinaire qui s’est autonomisée et n’entend plus désormais se plier aux directives de ceux qui lui expliquent comment vivre ou survivre et comment se comporter18Christophe Guilluy, op. cit., 2023. ».

En plus de susciter du rejet quant à sa forme, le discours écoresponsable est critiqué sur le fond : le consensus climatique est remis en cause et les autorités scientifiques font l’objet d’une défiance croissante des Français – 31% des Français ne font pas confiance aux experts du climat19Les Français et les raisons de l’inaction climatique, Obope, 2024. et plus de six Français sur dix (62%) affirment que la science apporte « autant de bien que de mal20Michel Dubois, Pauline Hervois, Martin W. Bauer, Les Français et la science. Représentations sociales de la science 1972-2020, rapport de recherche, Université de Lorraine, Science & You, 2021. ». D’après le Baromètre 2024 de l’Ademe, « près de 30% des Français considèrent que les désordres climatiques et leurs conséquences sont des phénomènes naturels, comme il y en a toujours eu21Les représentations sociales du changement climatique, 24e vague du baromètre, enquête Ademe et OpinionWay, 2023. ». Ce climatoscepticisme concerne plus particulièrement les classes populaires, qui se sentent également en marge d’une société de consommation à laquelle elles n’arrivent plus à participer.

Dans son ouvrage L’avenir confisqué22Nicolas Duvoux, L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, PUF, 2023., le sociologue Nicolas Duvoux propose une nouvelle clé de lecture des inégalités au sein de la société française : la capacité subjective à se projeter positivement dans l’avenir. En effet, face à la crise de l’avenir, nous ne sommes pas tous égaux. Pour certains, l’avenir est « maîtrisé » et, pour d’autres, il est « confisqué ». Se retrouvent dans cette dernière catégorie des profils en apparence très différents, mais qui partagent le sentiment de se sentir « pauvre, bloqué dans son présent » : petits indépendants, employés, ouvriers…

Dès lors, comment le discours écologiste peut-il mobiliser collectivement alors que, en projetant une certaine vision de l’avenir, il s’adresse essentiellement à ceux qui peuvent l’appréhender avec confiance ?

Les marques individualistes et populaires : de la résistance à la norme écocitoyenne à la valorisation d’un autre rapport à la sobriété

Le consumériste assumé et les marques individualistes : se déculpabiliser, en déculpabilisant le consommateur

Face aux injonctions pour faire évoluer nos modes de vie, certaines marques défendent leur modèle en prétendant protéger le consommateur d’un bouleversement trop radical. En mettant l’accent sur la dimension « plaisir » de la consommation, elles décomplexent et chouchoutent leurs clients, dans une société qui chercherait à les faire culpabiliser sur tout. Sous le mode du « on ne peut plus rien dire », ces marques assument leur posture réactionnaire, face à un mouvement progressiste synonyme d’interdictions, de contraintes. En ciblant les consommateurs réfractaires au changement, elles les confortent dans leur choix.

Par exemple, la campagne de 2020 de Skoda, « La petite voix intérieure », pour sa gamme de SUV Kamiq. Un extrait : « Est-ce que vous l’entendez cette petite voix intérieure, qui vous dit : « Pars ! Prends le large ! Ne te prends pas la tête ! T’attends quoi ? Profite ! ». Quand vous lui demandez pourquoi, elle vous répond : « Et pourquoi pas ? C’est toujours le bon moment ! N’écoute pas ceux qui t’empêchent d’avancer ». Et quand cette petite voix vous dit : « Essaye une Skoda », vous hésitez encore ? ».

Dans un autre registre, certaines marques tentent de neutraliser les injonctions à la sobriété en dénonçant les postures moralisatrices des écologistes, au risque de verser dans le greenwashing.

C’est le cas de cette publicité signée EasyJet : « Nous ne donnons pas de leçons, nous compensons nos émissions », considérée comme mensongère par le Jury de déontologie publicitaire en 2021.

Autre exemple, Interbev, l’interprofession du bétail et de la viande, qui se réapproprie le mouvement du flexitarisme pour en faire sa signature de marque depuis 2019 : « Naturellement flexitariens : aimez la viande, mangez-en mieux ».

Avec un discours davantage en faveur d’une consommation de viande de qualité plutôt que d’une baisse de la consommation de viande, Interbev revendique son engagement pour le flexitarisme : « Aujourd’hui, chacun s’engage à sa façon. Comme Thomas, qui est flexitarien. Car être flexitarien, c’est aussi s’engager ». Ici, il s’agit vraiment de déculpabiliser la consommation de viande sans forcément la remettre en cause. On rassure le consommateur, en le confortant dans ces choix, voire en flattant son égo en lui assurant qu’il en fait déjà beaucoup, et qu’il peut compter sur la marque en question pour reconnaître ses efforts et préserver ses habitudes.

Le frugal sans intention et les marques populaires : entre sobriété subie et peur du déclassement

Ces consommateurs sont ceux qui adoptent le plus de comportements sobres (réparation, troc, réutilisation, seconde main, circuit court, etc.), même s’ils sont surtout motivés par des raisons économiques. Le « frugal sans intention » est donc sobre, mais sans forcément le vouloir, et cette sobriété « subie » crée des tensions. Le renoncement fréquent à des achats en raison du prix participe au sentiment de déclassement social des classes défavorisées, modestes et moyennes inférieures23Jérôme Fourquet, Marie Gariazzo et Samuel Jéquier, Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes, Fondation Jean-Jaurès, 25 novembre 2023..

Ces consommateurs sont donc particulièrement sensibles aux marques qui se positionnent en rempart contre la baisse de leur pouvoir d’achat. C’est le cas de la campagne Intermarché en 2023 « 1000 produits pouvoir d’achat » qui fait partie du dispositif « anti-inflation » de la marque et assure des prix accessibles pour des produits indispensables.

Intermarché : campagne « La vie ne devrait pas coûter aussi cher », 2023

Face au sentiment de déclassement qui monte, des stratégies d’adaptation sont mises en place par les classes populaires pour rester parties prenantes de la société de consommation, qui se structurent dans ce qu’on qualifie d’« économie de la débrouille », toutes ces petites astuces du quotidien pour faire de bonnes affaires (brocante, troc, récupération, covoiturage, etc.).

En parallèle, certaines marques défendent la dignité des classes populaires en portant un regard bienveillant sur leurs habitudes de consommation, plutôt qu’en cherchant à plaquer un mode de vie écocitoyen inatteignable. Pour ces marques populaires, il s’agit avant tout de se différencier du profil type de « l’écolo » qui ne correspond pas aux attentes de leurs consommateurs.

C’est le cas d’Aldi, par exemple, et de sa campagne « Place au nouveau consommateur » qui assume pleinement sa posture de discounter et valorise ses clients et leur motivation à acheter du hard discount : des bons produits à des prix raisonnables. Surtout qu’ils sont de plus en plus nombreux : « la proportion de nos concitoyens effectuant une « part importante » de leurs achats de produits alimentaires et d’entretiens dans ce type de magasins est ainsi passée de 43% de la population en 2010 à 49% aujourd’hui24Jérôme Fourquet, « La vitalité de « l’économie de la débrouille », symbole du désarrimage des catégories populaires et (en mineur) des aspirations à une alter-consommation », Fondation Jean-Jaurès, Le Point, 29 février 2024. ». En affirmant qu’« on ne peut pas plaire à tout le monde », la marque ose défendre son modèle, et par extension ses clients, face à la grande distribution.

Aldi : campagne « Place au nouveau consommateur », 2021

Autre exemple qui illustre combien l’idéal « écolo » fait figure de repoussoir pour une partie de la population : début 2023, le service de trains low-cost OUIGO lançait une campagne « Être écolo sans faire exprès ». Comme précisé dans le communiqué de presse de la campagne, OUIGO propose une autre vision de l’écologie, plus accessible : « OUIGO assume d’être choisi davantage pour ses petits prix que pour sa pauvre émission en CO2. Pour autant, prendre un OUIGO, c’est économiser 96% de CO2 par rapport au même trajet en voiture thermique, tout en préservant son portefeuille et en s’autorisant le plaisir de voyager ». Et comme l’ajoute son directeur général Jérôme Laffon : « Le choix de la préservation de la planète en se déplaçant n’est ni un effort financier, ni une contrainte, ni un engagement : prendre un OUIGO est un acte simple, accessible, vert par essence ! ».

OUIGO : campagne « Écolos sans faire exprès », 2023

Le ras-le-bol du « paternalisme écologique » : le recadrage de la question écologique comme question sociale

Nous avons observé comment les marques tentent de répondre au « green gap » en se positionnant par rapport à un lifestyle écocitoyen : les marques responsables et alternatives participent à établir des normes écocitoyennes pour faire évoluer notre consommation, tandis que les marques individualistes déculpabilisent les consommateurs qui ne suivraient pas ces injonctions, et les marques populaires valorisent des modes de vie sobres qui ne correspondent pas forcément à la norme écocitoyenne.

Cette dernière est fortement inégalitaire, puisqu’elle est essentiellement compatible avec les modes de vie des classes supérieures, comme l’explique le chercheur Jean-Baptiste Comby : « moraliste, cette écologie libérale fait de l’individu le principal moteur de la transformation écologique. À grand renfort de publicités, de campagnes de sensibilisation, de labels écoresponsables, les citoyens sont ainsi invités du matin au soir à traduire leur inquiétude environnementale dans leurs pratiques de consommation25Jean-Baptiste Comby, « La lutte écologique est avant tout une lutte sociale », Revue Ballast, 25 avril 2017. ». Pourtant, pour le reste de la population qui n’arrive pas à se conformer à cet idéal écocitoyen, un sentiment d’impuissance et d’injustice se développe, qui contribue à les exclure davantage encore du débat climatique.

Dans leur essai Mobilisations écologiques26Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, Paris, PUF, La Vie des idées, 2023., Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier apportent un éclairage sur les inégalités sociales d’émission de CO2. Alors que les inégalités d’exposition aux impacts du changement climatique sont bien étudiées, on s’intéresse moins à l’inégale contribution des différents ménages et individus à l’empreinte écologique globale. Pourtant, les classes populaires sont moins responsables de la crise climatique, mais elles en subissent davantage les effets : dans leur Rapport sur les inégalités mondiales, les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty démontrent que 10% des plus aisés émettent cinq fois plus de carbone que la moitié la plus pauvre des Français27Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (coord.), Rapport sur les inégalités mondiales, Paris, Seuil, 22 avril 2022..

Cette dimension sociale de la crise écologique est peu prise en compte par les prescripteurs de la norme écocitoyenne. C’est le « paradoxe de l’écocitoyenneté » développé par Jean-Baptiste Comby, selon lequel « les prescriptions de l’écocitoyenneté bénéficient symboliquement à ceux qui sont, en pratique, les moins respectueux de l’environnement28Jean-Baptiste Comby, op. cit., 2015. ».

La révolte des agriculteurs début 2024 traduit justement ce ras-le-bol généralisé face aux injonctions contradictoires que subissent les agriculteurs : produire plus et mieux, dans le respect de la nature, mais en acceptant la concurrence étrangère de producteurs qui ne sont pas soumis aux mêmes normes sanitaires. Cette colère s’était déjà traduite à l’automne 2023 par une opération de retournement des panneaux signalétiques dans des communes, pour dénoncer, littéralement, le fait qu’« on marche sur la tête ».

Avant les agriculteurs, les manifestations des « gilets jaunes » exprimaient elles aussi les limites du discours écoresponsable et la volonté de cette « majorité ordinaire » d’être prise en compte. À l’origine une mobilisation contre la mise en place d’une taxe carbone, le sujet s’enflamme face aux efforts égaux demandés à tous alors que les contributions au dérèglement climatique ne sont pas les mêmes. Il s’agit davantage d’un appel pour des solutions qui prennent en compte les aspirations et modes de vie des classes populaires que d’un rejet des politiques climatiques en tant que telles. 

Cet appel est d’autant plus justifié qu’il peine à se faire entendre. D’après le journal La Marseillaise, Emmanuel Macron aurait sous-entendu lors d’une rencontre avec le syndicat agricole Modef en février 2024 que les populations modestes préféraient des abonnements VOD à une alimentation plus saine29« Les smicards préfèrent des abonnements VOD à une alimentation plus saine », La Marseillaise, 24-25 février 2024.. Bien que démentis sur la forme, ces propos insinuent que « bien manger est un choix », qui dépend avant tout de notre volonté individuelle.

On retrouve également ce discours du côté des acteurs de l’agroalimentaire : dans une publicité pour mettre en avant les promotions sur les produits bio proposés par la carte Carrefour, la marque faisait le parallèle entre l’apprentissage d’un sport et l’apprentissage du « mieux manger ». Pour le distributeur, « bien manger, ça s’apprend », sous-entendu que « si on mange mal, c’est de notre faute ». Il en irait de la responsabilité de chaque parent de bien s’instruire sur le sujet pour offrir une alimentation plus saine à ses enfants.

Carrefour : campagne « Le sport ça s’apprend, mieux manger aussi », 2024

 

Pour les marques, réduire le « green gap » nécessite donc de passer d’une logique de distinction individuelle à une démarche de participation collective

Signal faible, le « green gap » – et l’inconfort moral qu’il suscite chez tous, à différentes échelles – mérite d’être pris en compte. Parce qu’il exprime surtout une frustration, celle de vouloir changer sans savoir comment, il nourrit également les tensions, aux extrêmes : entre les plus radicaux, qui ont le sentiment d’être les seuls à faire de vrais efforts et à comprendre les enjeux de la transition écologique, et les plus conservateurs qui se sentent entravés dans leur liberté à consommer et se raccrochent à une consommation plaisir.

Nous avons vu que le discours écoresponsable tel qu’il est porté par les marques aujourd’hui cherche surtout à valoriser un mode de vie écocitoyen. En glorifiant les modifications de petits gestes ou comportements, les marques définissent un standard de consommation responsable qui permet surtout aux individus avec une forte conscience écologique de se distinguer.

Ce focus sur le développement de notre conscience écologique a contribué à délégitimer les pratiques populaires sobres et à dédouaner les comportements polluants des classes plus aisées. Par ailleurs, en se concentrant sur la responsabilité individuelle, dans une lecture méritocratique de l’écologie, nous sommes actuellement dans l’impossibilité de construire un récit mobilisateur pour la transition écologique.

Et c’est précisément le rôle que les marques peuvent jouer dans ce schéma. Le discours écoresponsable s’est construit autour d’un consommateur isolé et passif, or c’est par la force des communautés et du collectif que les consommateurs pourront reprendre le pouvoir sur leur consommation et se saisir des alternatives proposées pour participer à la transition.

Politiser le « green gap » plutôt que le moraliser, pour permettre à tous de participer à la transition écologique

Nous avons aujourd’hui atteint les limites d’une norme écocitoyenne décorrélée de sa pratique. Suivant un impératif de sensibilisation, les discours du type « ton avenir dépend de toi » se heurtent au « green gap », comme le résume bien Jean-Baptiste Comby : « On entend tout le temps un discours sur ces écolos pétris de contradictions, avec une lecture morale du type « Tu es écolo mais, quand même, tu fais ça… » Tant que les structures sociales seront celles-là, et tant qu’on cherche à s’y intégrer, les normes du comportement écologiste rentreront effectivement à un moment donné en contradiction, non pas avec des choix individuels, mais avec les structures sociales qui déterminent et qui orientent ces choix. C’est donc une contradiction entre des aspirations éthiques et dépolitisées, d’un côté, et l’ordre social dans lequel on vit, de l’autre. Si on politisait cette contradiction, au lieu de la penser dans un registre moral, peut-être pourrait-elle générer davantage de contestation de l’ordre établi30Jean-Baptiste Comby, article cité, 2017. ».

Néanmoins, pour politiser ce « green gap » et permettre ainsi de passer de la morale à l’action en faisant réellement évoluer les pratiques de consommation, il ne suffit pas seulement de travailler les représentations associées à la transition écologique. Comme l’évoquent justement les sociologues Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivaylo Petev, « pour changer les pratiques, il faut d’abord agir sur les conditions – sociales, économiques, infrastructurelles, légales et culturelles – qui structurent ces pratiques31Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivaylo Petev, « Récit écologique et conditions de vie », AOC Média, 5 mars 2024. ».

Cette conclusion fait d’ailleurs écho aux attentes des Français : dans le dernier baromètre de l’Ademe sur les représentations sociales du changement climatique, il semble que les limites de l’écocitoyenneté aient bel et bien été atteintes. Comme l’analyse l’universitaire Maël Ginsburger, on observe « une forme de « repolitisation » des solutions écologiques, avec un recul dans l’adhésion aux actions individuelles – dont les plus émettrices demeurent encastrées dans des faisceaux de contraintes (budgétaire, résidentielle, familiale, liée à la disponibilité des infrastructures) inégales selon la classe sociale et le lieu de résidence – et un soutien croissant en faveur de mesures politiques ambitieuses32Des Français moins mobilisés mais en attente de politiques publiques plus ambitieuses, Ademe, février 2025. ».

Pour être effectif, le discours écoresponsable doit donc « faire avec » les premiers concernés plutôt que de chercher à imposer des normes, en associant une écologie de conviction, qui porte un projet de société, à une écologie d’action, qui permette la participation de tous, pour effacer durablement le « green gap » et opérer une transition juste socialement. Ce sont les marques qui se situent à cette intersection qui pourront réellement réconcilier notre conscience écologique avec nos pratiques de consommation.

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