Le grand malaise. Enquête sur les classes moyennes

Les classes moyennes sont-elles au bord de la crise de nerfs ? Dans quelle mesure leur situation, se dégrade-t-elle ? À partir d’une grande enquête de l’Ifop, les auteurs décryptent le grand malaise de ceux qui se vivent comme les perdants de la mondialisation.

Synthèse :
Deux ans après une enquête de l’Ifop sur les classes moyennes, alors que la crise s’est durablement installée, la Fondation Jean-Jaurès a souhaité reprendre le pouls de cette catégorie de l’opinion sur le sentiment de « déclassement » qui l’étreint. Jérôme Fourquet en livre les résultats, sans appel : l’ascenseur social fonctionne par le bas, entraînant avec lui les classes moyennes. Si une large majorité de Français continuent de s’identifier aux classes moyennes (48 %) et aux classes moyennes supérieures (11 %), l’appartenance à ce vaste groupe social est en recul par rapport à septembre 2010. La part des catégories les plus modestes, ouvriers et professions intermédiaires, se déclarant appartenir au groupe « classes moyennes » est en net recul. Le poids des classes moyennes « véritables » est passé de 28 % à 20 % quand celui des classes moyennes « inférieures » augmentait de quatre points de 24 % à 28 %. En septembre 2010, 54 % des Français indiquaient qu’ils avaient la possibilité d’épargner de l’argent à la fin du mois, une fois payées toutes les dépenses contraintes ; ils ne sont plus que 47 % désormais. Les classes moyennes véritables se distinguent comme étant le groupe qui, avec les favorisés et aisés, estime le plus que le montant de l’impôt acquitté est élevé. Ce sentiment de se situer juste au-dessus du filet protecteur du modèle social à la française et d’y contribuer fortement sans en percevoir de bénéfices suffisants génère un très puissant rejet de l’assistanat.
Le sociologue Camille Peugny analyse les résultats de cette enquête sous trois axes : la fin du mouvement de « moyennisation » subjective, la poursuite de la montée du déclassement et la dualisation de la structure sociale. L’identification aux classes moyennes a toujours gagné du terrain dans la société. En dépit de la fin des Trente Glorieuses et de l’entrée dans une période prolongée de difficultés économiques, la part des Français se sentant appartenir aux classes moyennes n’a cessé de progresser. Mais en moins de trois ans, la moyennisation des esprits connaît un coup d’arrêt. Quatre Français sur dix déclarent appartenir aux catégories « modestes » ou « défavorisés ». Alors que l’on nous promet depuis des décennies l’avènement d’une société de la connaissance ou de l’information, une majorité absolue des actifs demeure des employés ou des ouvriers. A cette moyennisation en trompe-l’œil, s’ajoute la spirale du déclassement qui gagne des groupes sociaux qui en étaient relativement protégés et minent la cohésion sociale. Camille Peugny dénonce ici la dualisation de la société entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Tandis que les hauts revenus s’envolent et que les 10 % des Français les plus fortunés concentrent la moitié de la richesse nationale, la pauvreté frappe huit millions d’individus.
De plus, les plus aisés semblent chercher à s’affranchir de l’effort de solidarité nationale. Dans ce contexte, si une relative paix sociale subsiste, c’est parce que les perdants de la mondialisation se font la guerre entre eux : les boucs-émissaires sont recherchés plus bas que soi. Ceci ouvre un boulevard aux partis autoritaires et conservateurs. Si la gauche au gouvernement n’entreprend pas de s’attaquer aux racines du processus de dualisation de la société française et si les actes qu’elle pose veillent davantage à ne pas froisser les vainqueurs plutôt qu’à améliorer le sort des vaincus, alors elle creuse le sillon de ses futurs échecs électoraux.
Alain Mergier, co-auteur en 2006 du Descenseur social, revient sur l’analyse des discours de l’expérience sociale. Il montre à quel point le déclassement est ici repérable, mais en aucun cas de façon pure, isolée. Il participe d’un mouvement négatif d’ensemble. Depuis 2006, la situation empire, ce qui est une forme de continuité. Un inexorable et continu glissement vers le bas. Mais ce mouvement négatif n’a plus le même sens. La crise de 2008 a modifié radicalement la situation et elle a ouvert une nouvelle et durable époque politique : le cadre au travers duquel s’élabore le sens de l’expérience sociale s’est modifié car la mondialisation change de nature aux yeux du public. Ce n’est plus cette extériorité plus ou moins dangereuse, mais elle est devenue interne à l’Etat. La crise impose à l’opinion un changement fondamental de sa conception de l’Etat : le pouvoir financier mondialisé domine les Etats et ces Etats, dont l’Etat français, dépendant de ce pouvoir, perdant leur souveraineté, peuvent s’effondrer. En 2006, pour les milieux populaires, l’ascenseur social s’était mis à descendre. C’était très problématique mais cela supposait qu’il y avait un ascenseur et, de ce fait, un immeuble. Dénoncer l’inversion de l’ascenseur, c’était, en même temps reconnaître la pérennité de l’immeuble. Aujourd’hui, après cinq années de crise, la crainte n’est pas tant de voir descendre l’ascenseur que de voir l’immeuble s’effondrer.

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