Départ des grandes métropoles, revanche des villes moyennes, attrait pour les campagnes et les littoraux seraient quelques-unes des dynamiques territoriales observées en conséquence de la pandémie de Covid-19. Quatre ans après, qu’en est-il vraiment ? Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, s’appuie sur une série de cartes réalisées par le géographe Sylvain Manternach pour décrypter les tendances en cours dans les choix résidentiels des Français.
Départ des grandes métropoles, revanche des villes moyennes, attrait pour les campagnes et les littoraux : beaucoup de choses ont été entendues quant aux effets de la pandémie de Covid-19 et des confinements sur les choix résidentiels des Français. Mais qu’en est-il vraiment ? La pratique du télétravail (près de 25% des salariés y recourant à raison de deux jours ou plus par semaine, selon les données de l’Ifop) a-t-elle notamment modifié la donne ?
Pour tenter d’apporter des réponses à ces questions et d’éclairer les tendances en cours sur le plan résidentiel, nous avons comparé les données communales de 2017 (période pré-Covid-19) et celles de 2021, que l’Insee a récemment publiées. Que nous révèlent les évolutions démographiques quant aux dynamiques territoriales à l’œuvre depuis la pandémie ?
Des zones en croissance démographique assez marquées
Sur la carte suivante, d’assez vastes zones apparaissent en orangé tirant parfois sur le rouge, teintes illustrant des gains de population de 2 à 5, voire à 10% entre 2017 et 2021.
Évolution de la population entre 2017 et 2021 par canton
Il s’agit prioritairement des littoraux atlantique (Morbihan, Vendée, littoral aquitain) et, avec une intensité moindre, méditerranéen (côte languedocienne, Var et ouest des Alpes-Maritimes). On notera en revanche que cette « course à la mer » affecte moins le littoral de la Manche, à l’exception de la Côte d’émeraude (autour de Saint-Malo). Le climat, moins ensoleillé que sur les autres littoraux, et l’absence de desserte TGV expliquent sans doute en partie cette moindre pression démographique. Les littoraux, notamment la côte atlantique, avaient vu arriver, on s’en souvient, de nombreux « réfugiés du Covid » venus passer le confinement au bord de l’eau dans des résidences secondaires1Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, L’exode sanitaire : nouvelle manifestation de la sécession des catégories supérieures, Fondation Jean-Jaurès, 27 mars 2020.. Manifestement, certains d’entre eux ne sont pas repartis et ont décidé d’y rester désormais à l’année.
Les couronnes périurbaines de certaines grandes villes ressortent également assez nettement sur la carte. C’est le cas autour de Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Orléans, Tours, Poitiers, Clermont-Ferrand mais aussi autour de Lyon, Reims, Metz ou Strasbourg. Certaines zones de la grande périphérie francilienne connaissent également le même phénomène.
La bande frontalière le long de la Suisse constitue le troisième type d’espace tirant son épingle du jeu sur le plan des évolutions démographiques. Du Russey (Doubs) à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie) en passant par Pontarlier, le pays de Gex et Annemasse, l’attractivité du marché du travail suisse se fait sentir. De très nombreux travailleurs frontaliers s’installent de plus en plus en loin de la frontière suisse (parfois jusqu’à 30 kilomètres) et, grâce à leurs très confortables salaires, font grimper les prix de l’immobilier.
Évolution de la population entre 2017 et 2021 à proximité de la frontière suisse
Se dessine ainsi une bande courant de Saint-Malo jusqu’au littoral aquitain et basque en passant par Rennes, Nantes, La Rochelle et Bordeaux, puis obliquant vers Toulouse et Montpellier avant de remonter la vallée du Rhône et de rejoindre Pontarlier et Le Russey en longeant la frontière suisse. Nous appellerons cette zone en croissance démographique le « nouveau croissant fertile ».
Déprise démographique dans l’espace central et les grands confins franciliens
En contraste avec ce « nouveau croissant fertile », apparaît sur la carte un vaste espace central dans lequel la population a diminué, parfois assez significativement. Cette France de la déprise démographique part des Vosges pour aller jusqu’aux campagnes mayennaises et de l’Artois jusqu’à la Creuse. Si, en son centre, l’aire parisienne affiche toujours un certain dynamisme démographique (que l’on observe également autour de quelques agglomérations de cette zone centrale comme Orléans par exemple), tout ce vaste espace central à dominante rurale et peu valorisé touristiquement ne parvient pas à enrayer la chute de sa population.
Tout se passe comme si ces territoires subissaient la forte attraction de la gigantesque métropole francilienne vers laquelle une partie de sa jeunesse et de sa population active, notamment diplômée, se tournait pour trouver un emploi correspondant à son niveau de qualification, sans que réciproquement cette situation de très grande périphérie ou de lointains confins de la région-capitale ne se soit traduite par un afflux significatif de Franciliens. Manifestement, ceux qui ont quitté l’Île-de-France lors du Covid-19 ne se sont pas arrêtés dans ces confins, mais sont allés plus loin. Mus par la recherche de la mer et du soleil, ils ont contribué à alimenter la dynamique démographique du « croissant fertile ». Certains étaient allés se confiner à deux heures de Paris, typiquement dans une région comme le Perche. Mais l’est de l’Orne et les cantons limitrophes de l’Eure-et-Loir et du Loir-et-Cher figurent en bleu roi sur notre carte. Si des Franciliens ont pu y acquérir une résidence secondaire, ils ont été beaucoup moins nombreux à décider de s’y installer que dans les régions littorales et méridionales. Le Perche, marqué par le vieillissement de sa population autochtone et le déclin des activités agricoles et industrielles, n’a, en définitive, guère pu compter sur un apport démographique significatif.
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Abonnez-vousL’effet d’entraînement du tourisme et l’impact des préférences résidentielles
Ces mouvements démographiques s’inscrivent dans la continuité des tendances déjà à l’œuvre précédemment. La pandémie de Covid-19 n’a fait qu’amplifier certaines dynamiques déjà en cours. Dans une économie dans laquelle les activités productives pèsent de moins en moins, qu’ils s’agissent de la spectaculaire déflation des effectifs agricoles (dont la récente mobilisation paysanne a constitué le chant du cygne) ou de la dislocation de notre armature industrielle (que le timide mouvement de réindustrialisation récent est très loin d’avoir effacée), ce sont désormais les activités du secteur tertiaire qui donnent le la et impriment leur marque sur le territoire. La population active ne converge plus vers les bassins industriels ou miniers ou vers certains terroirs agricoles dynamiques, mais vers les agglomérations et les métropoles où se concentrent les activités de services, ainsi que vers les zones touristiques, le tourisme étant devenu l’un des principaux moteurs de notre économie, certains parlant même désormais de « l’industrie touristique ».
Dans la première partie du XIXe siècle, les travaux du baron Dupin avaient mis en évidence un clivage important entre deux Frances séparées par la ligne Saint-Malo/Genève2Sur la genèse du concept de la ligne Saint-Malo/Genève, on se reportera au chapitre que lui a consacrée Roger Chartier dans Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 2, Paris, Gallimard, 1985, pp. 2817-2850.. Au nord de cette ligne de démarcation imaginaire, le pourcentage d’enfants non scolarisés ou les taux de conscrits ne sachant pas lire ou étant de petite taille étaient nettement plus faibles qu’au sud de cette ligne. Dupin corréla ces variables avec l’inégal développement économique existant entre la France du Nord et de l’Est industrialisée et de grandes cultures et une France du Sud et de l’Ouest, où dominaient les petites exploitations agricoles et faiblement industrialisées. Deux siècles après la publication de la première carte de Dupin, la ligne Saint-Malo/Genève réapparaît mais, du fait des profonds changements économiques intervenus au cours des dernières décennies, une bonne partie de la France située au sud et à l’ouest de cette ligne et correspondant à notre « croissant fertile » connaît aujourd’hui une croissance démographique portée par la valorisation touristique de ces territoires et la dynamique tertiaire des métropoles régionales, quand toute une partie de la France située au nord et à l’est de la fameuse ligne a été, à l’exception de la métropole francilienne et de quelques grandes agglomérations, fragilisée par la désindustrialisation et ne bénéficie pas d’atouts climatiques et paysagers lui permettant de développer une économie présentielle attractive3Laurent Davezies et d’autres économistes ont développé le concept d’« économie présentielle » pour décrire un type d’économie locale basée essentiellement sur les activités de proximité liées à la satisfaction des besoins de la population locale ou touristique : services à la personne, alimentation, immobilier, hôtellerie/restauration… Cf Laurent Davezies, « L’économie locale “résidentielle” », Géographie, économie et société, n°1, vol. 11, janvier 2009..
Disposant de nombreux capteurs, comme notamment la fréquentation des centres commerciaux qu’elle gère, Mercialys, l’une des principales foncières françaises, a bien perçu ces dynamiques territoriales contrastées et s’est lancée en conséquence dans un important mouvement de réorganisation de son implantation dans l’Hexagone. La plupart des actifs commerciaux situés dans le quart nord-est et le centre du pays ont été cédés ou vendus, la foncière ayant décidé de concentrer son activité et ses investissements dans le « croissant fertile » où les perspectives de croissance sont les plus intéressantes.
Si les mutations macroéconomiques du pays pèsent de tout leur poids dans les mouvements de population, ces derniers trouvent également leur origine dans les aspirations résidentielles de nos concitoyens, que l’épidémie de Covid-19 et les confinements ont encore renforcées.
Première aspiration non démentie : la maison individuelle avec jardin. Le dynamisme économique de secteurs comme celui de l’aménagement des terrasses et cuisines d’extérieur, celui des vérandas, mais aussi ceux des piscines ou du jardinage, indique que ce rêve français de la maison avec jardin est plus que jamais partagé et vécu, comme le raconte très bien Clément Pétreault dans son livre Une maison sinon rien. Pourquoi l’avenir est aux pavillons4Clément Pétreault, Une maison sinon rien. Pourquoi l’avenir est aux pavillons, Paris, Stock, 2023.. Même si la hausse des taux des emprunts immobiliers a nettement ralenti la construction de logements neufs sur le plan national depuis deux ans, l’attrait pour la maison avec jardin et la volonté de quitter des centres-villes trop densément peuplés, pollués ou rendus moins vivables par la répétition des épisodes de canicule (et pour certains également par la dégradation de la situation sécuritaire) alimentent la poursuite de l’étalement urbain autour de nombreuses agglomérations françaises.
L’attrait pour la maison individuelle avec jardin ne se traduit pas que par la poursuite de l’étalement urbain et de la construction de nouveaux lotissements dans une périphérie toujours plus éloignée des métropoles. Dans certaines agglomérations, où le foncier disponible se fait de plus en plus cher et rare, un nouveau phénomène s’observe : celui de la division parcellaire. Dans les premières couronnes précocement urbanisées – notamment dans les années 1970 –, il est fréquent que les maisons aient été construites sur des terrains de plus de 1000 mètres carrés, car à l’époque le foncier était bon marché dans ces communes. Les propriétaires qui avaient fait bâtir ont aujourd’hui un âge assez avancé et les départs en maison de retraite ou les décès se multiplient dans ces quartiers. Au moment de la succession, les héritiers essaient de maximiser le prix de la propriété en pratiquant la division de la parcelle, avec le soutien de certaines municipalités, qui y voient l’opportunité de créer de nouveaux terrains à bâtir, alors que leurs réserves foncières sont épuisées depuis longtemps, et de répondre ainsi aux demandes de ménages plus jeunes qui cherchent à s’installer dans ces communes bien situées.
La poursuite de l’étalement urbain vers des confins toujours plus éloignés comme la division parcellaire constituent des phénomènes particulièrement marqués dans les agglomérations qui sont situées dans le « croissant fertile ». On observe ainsi sur la carte des atolls orangés, qui correspondent au front de périurbanisation qui s’éloigne toujours plus du centre-ville, autour de Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Lyon et aussi, dans une certaine mesure, autour de Saint-Étienne, Grenoble, voire Clermont-Ferrand5Au regard de la dynamique démographique autour des principales villes de la région Auvergne-Rhône-Alpes comme le long de la frontière suisse, on comprend que Laurent Wauquiez ait pris position (avant de revenir sur ses propos) contre l’application du principe de « zéro artificialisation nette » dans sa région.. C’est le cas également autour de villes comme Caen, Angers, Tours, Poitiers, Orléans, Reims, Metz ou Strasbourg.
Arrêtons-nous un instant sur ces deux listes de villes. À l’exception de Toulouse, toutes celles qui sont situées dans le « croissant fertile » sont desservies par une ligne de train à grande vitesse (LGV). Pour celles qui n’appartiennent pas au « croissant fertile », la proximité de Paris (Orléans) ou le fait d’être situé sur une ligne LGV (Tours, Poitiers, Angers, Reims et Strasbourg) contribuent à dynamiser l’essor de leurs couronnes péri-urbaines. Bien qu’à seulement une heure de Paris, Lille n’a pas vu sa couronne péri-urbaine croître significativement et la dynamique péri-urbaine autour de Metz est moins marquée6La partie nord de l’aire messine tire sa croissance démographique de sa proximité avec le Luxembourg, qui attire de nombreux travailleurs frontaliers, ce qui dope le marché immobilier local, à l’instar de ce que l’on constate le long de la frontière suisse. que ce que l’on observe par exemple autour de Tours, Poitiers ou Angers. On retrouve ici le tropisme pour l’Ouest et le Sud plutôt que pour le Nord et l’Est, qui constitue la seconde aspiration résidentielle.
Le déploiement du maillage des points de vente d’une entreprise comme McDonald’s s’est en bonne partie calqué sur la poursuite de cet étalement urbain. Le développement du réseau de restaurants a suivi le front d’urbanisation, qui s’éloigne progressivement de la ville-centre. Ainsi par exemple dans la région toulousaine, le premier établissement fut implanté en plein cœur de la ville rose, place du Capitole, en 1982 (un autre restaurant suivit en 1986, toujours dans le centre-ville, allée Franklin Roosevelt), puis le maillage commença à s’étendre progressivement vers les périphéries, comme le montre le graphique ci-dessous.
La date d’ouverture de différents McDonald’s dans la région toulousaine
Quand le télétravail a élargi l’horizon des choix résidentiels
Des années 1970 à 2020, deux groupes sociaux disposaient de la faculté de s’installer là où ils le souhaitaient : les retraités aisés et une bonne fraction des professions libérales (notamment les professionnels de santé).
N’étant plus liés à leur lieu de travail et disposant de moyens financiers confortables, beaucoup de retraités aisés ont succombé à l’appel du « vue sur mer » et du soleil et ont puissamment contribué depuis plusieurs décennies à l’essor démographique et économique de nos littoraux, espaces dans lesquels ils constituent souvent la principale composante de la population, comme l’illustrent les exemples suivants.
Bien qu’étant encore en activité, les professions libérales et les professionnels de santé jouissent également d’une assez grande latitude d’installation. Ils sont indépendants et peuvent exercer leur activité là où ils le souhaitent. Beaucoup d’entre eux se sont également installés dans des régions paysagèrement et climatiquement agréables et ils constituent aujourd’hui une composante non négligeable de la population des zones touristiques et balnéaires (on ne parle guère de déserts médicaux dans le golfe du Morbihan ou sur la Côte d’Azur). La carte de la densité des médecins généralistes correspond ainsi assez bien à l’opposition entre le « croissant fertile » et les grands confins de l’espace central et francilien.
L’inégale densité de la présence de médecins généralistes en France
Sur ces entrefaites, la pandémie et les confinements ont imposé et diffusé la pratique du télétravail dans des proportions qu’on n’avait jamais connues en France. D’après les données de l’Ifop, 25% des salariés télétravaillent deux jours ou plus par semaine, cette proportion atteignant 40% en Île-de-France. Cette pratique a modifié en profondeur la vie des salariés concernés. En 2022, la RATP constatait ainsi une baisse de 18% de la fréquentation les vendredis matins (jour de la semaine massivement choisi pour être télétravaillé) par rapport aux mardis matins (journée peu télétravaillée). Quand il est pratiqué deux, voire trois ou quatre jours par semaine, le télétravail a également eu comme effet d’élargir le champ des possibles sur le plan résidentiel, en desserrant fortement la contrainte de devoir habiter à proximité relative de son lieu de travail.
Pour une partie des télétravailleurs appartenant à la classe moyenne et exerçant leur métier dans des activités tertiaires très représentées dans les grandes métropoles, le desserrement de la contrainte du trajet domicile-travail leur a permis d’accéder à des logements plus spacieux, voire de quitter leur appartement pour une maison avec jardin. L’accès à ce type de biens immobiliers s’est fait en s’éloignant encore davantage du cœur des métropoles vers les lointaines couronnes périurbaines, là où le prix des logements sont moins élevés que dans les premières et secondes couronnes où ils résidaient jusqu’alors. Le télétravail leur a ainsi permis de gagner des mètres carrés en s’éloignant davantage de leur travail, l’allongement de leur temps de trajet étant relativement supportable car n’étant plus subi que deux ou trois jours par semaine. Ce phénomène a contribué à alimenter la poursuite de la périurbanisation et de la croissance démographique dans les couronnes toujours plus éloignées du centre des principales métropoles françaises. On voit ainsi sur la première carte se dessiner ces corolles orange (et parfois rouges) autour de Strasbourg, Dijon, Lyon, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes ou Rennes7En Île-de-France, on constate le même phénomène dans certaines zones excentrées : le sud de l’Essonne, les boucles de la Seine dans les Yvelines ou le long de la RN3 et RN4 en Seine-et-Marne.. Si dans ces zones, la mise en application du principe de « zéro artificialisation nette » risque de se heurter à la volonté des nouveaux ménages de pouvoir s’y installer, le projet annoncé par Emmanuel Macron de construire des réseaux ferrés de transports en commun autour des principales métropoles françaises (sur le modèle du RER francilien) prend son sens pour ainsi offrir une alternative à la voiture à ces habitants toujours plus nombreux des couronnes périurbaines8Marie Pouzadoux, « « RER métropolitains » : en quoi consistent ces projets mis en avant dans le cadre de la planification écologique ? », Le Monde, 26 septembre 2023..
Une partie de la composante la plus aisée des télétravailleurs constituée de cadres, de managers, d’ingénieurs, mais aussi d’informaticiens ou de créatifs a, elle aussi, saisi l’opportunité offerte par cette nouvelle façon de travailler pour s’éloigner de son lieu d’activité9Signe du fort attachement des cadres au télétravail, qu’ils ont désormais pleinement intégré dans leur mode de vie, 45% d’entre eux démissionneraient si l’accès au télétravail leur était supprimé, selon une enquête de l’Apec réalisée en janvier 2024.. Si la logique est la même, les moyens financiers étaient plus importants et ces cadres télétravailleurs n’ont pas hésité à choisir des lieux de résidence nettement plus éloignés de leur bureau. Ils ont privilégié les villes desservies par le train (car ce mode de transport permet de travailler durant le trajet, contrairement à la voiture ou au train de banlieue) et celles présentant une certaine diversité de services et de prestations commerciales, éducatives et culturelles. L’évolution des prix de l’immobilier sur les cinq dernières années (c’est-à-dire depuis 2019, soit juste avant le déclenchement de la pandémie) fournit un indice des communes qui ont fait face à un certain afflux d’acquéreurs (ce mouvement se traduisant par une hausse des prix) et de celles dans lesquelles le marché immobilier est resté à l’inverse relativement atone. Alors qu’on avait beaucoup entendu parler de la « revanche des villes moyennes » lors de l’épidémie de Covid-19, les prix de l’immobilier n’ont que très peu augmenté dans des villes moyennes du grand pourtour francilien d’après le site internet spécialisé meilleursagents.com – +1% à Laon, +3% à Bourges, +4% à Vierzon, +6% à Chartres ou +7% à Beauvais10Nous avons retenu ici comme indicateur le prix des maisons. –, alors que la hausse était plus substantielle à Orléans – +13% –, ville de taille plus importante et offrant une palette de services plus développée. La desserte en TGV a également manifestement constitué un critère de choix significatif pour les CSP+ qui ont déménagé. Sur la même période, le prix de l’immobilier a ainsi augmenté plus nettement le long de la LGV Ouest-Atlantique : +21% au Mans, +28% à Laval et +30% à Rennes.
Comme le montre le graphique ci-dessous, le phénomène a été encore plus spectaculaire dans les communes du littoral atlantique, elles aussi desservies par le TGV.
Accueillant historiquement un important contingent de retraités aisés et de professions libérales, ces villes avec « vue sur mer » ont vu affluer dans le sillage de la pandémie des cadres télétravailleurs ayant les mêmes goûts et les mêmes aspirations résidentielles que ces deux autres groupes sociaux. En d’autres termes, le Covid-19 et le développement du télétravail n’ont pas abouti à un rééquilibrage de la répartition de la population sur le territoire national, mais à une pression immobilière redoublée sur certaines zones déjà tendues du fait de leur forte attractivité touristique. Comme le dit un vieil adage paysan, « il pleut toujours où c’est déjà mouillé ».
Cette arrivée récente d’une population aisée désirant acquérir un logement dans des espaces littoraux dans lesquels l’immobilier était déjà cher a encore renchéri les prix, ce qui a eu pour effet de les rendre de moins en moins accessibles aux classes moyennes et modestes autochtones. Des sondages de l’Ifop réalisés en 2023 pour Sud-Ouest et Ouest-France indiquaient ainsi que 72% des habitants du Pays basque11Sondage Ifop / Sud-Ouest réalisé par téléphone du 23 au 27 février 2023 auprès d’un échantillon représentatif de 708 habitants du Pays basque. et 67% des Bretons12Sondage Ifop / Ouest-France réalisé en ligne du 25 au 30 septembre 2023 auprès d’un échantillon représentatif de 1003 habitants de Bretagne et de Loire-Atlantique. considéraient qu’il n’y avait pas assez de logements disponibles dans leur région respective. Illustration de l’éviction du littoral d’une partie des autochtones par des acquéreurs plus aisés : seuls 36% des résidents dans une commune située à moins de 5 kilomètres du littoral breton déclaraient que le prix de l’immobilier les avaient incités à trouver un logement plus éloigné qu’ils ne le souhaitaient de leur lieu de travail, cette proportion grimpant à 52% parmi les personnes habitant entre 5 et 20 kilomètres de la côte et à 61% parmi celles habitant entre 20 et 30 kilomètres de la mer, les zones rétro-littorales devenant, dans un rayon allant jusqu’à 30 kilomètres de la côte, des espaces de report pour la population ne pouvant plus accéder résidentiellement au littoral.
Les retraités aisés, les professions libérales et les cadres télétravailleurs ne sont pas les seuls publics à être attirés par le littoral atlantique et les zones situées dans le « croissant fertile ». Ces territoires sont également très prisés et massivement demandés par les enseignants. Dans l’Éducation nationale, les mutations dépendent du nombre de points dont disposent les enseignants13Ces points sont acquis grâce à l’ancienneté et au regard de différents critères (statut marital, rapprochement de conjoint, etc.).. Et comme le montre le tableau ci-dessous, le nombre de points nécessaires pour obtenir un poste dans les départements constituant le « croissant fertile » est incomparablement plus élevé que celui observé dans les départements du quart nord-est ou du centre de la France.
Barème d’entrée observé pour obtenir un poste d’enseignant du premier degré dans certains départements pour la rentrée 2023 (en nombre de points)
« Croissant fertile » | Quart nord-est et centre de la France |
Morbihan : 1163 points | Ardennes : 39 points |
Pyrénées-Atlantiques : 821 points | Cher : 30 points |
Savoie : 819 points | Yonne : 24 points |
Vendée : 796 points | Allier : 22 points |
Charente-Maritime : 779 points | Aisne : 22 points |
Ille-et-Vilaine : 767 points | Oise : 22 points |
Landes : 757 points | Meurthe-et-Moselle : 22 points |
L’attrait résidentiel pour les zones touristiques : une illustration de la perte de centralité du travail
Si le développement du télétravail a rendu techniquement possible cette migration d’une partie des CSP+ vers les zones de villégiature, ce mouvement renvoie aussi par ailleurs à une évolution des mentalités et des représentations accordant une moindre centralité au travail dans la vie de nos concitoyens que par le passé. Cette évolution en cours depuis plusieurs années a été accélérée par la crise liée à la pandémie de Covid-19. Et ce changement sociétal n’a pas échappé à Franck Louvrier, maire de La Baule, ville dont l’une des campagnes de communication à destination de ce public de CSP+ a pour slogan : « La Baule : vivre et travailler au pays des vacances ». On rappellera que ce même Franck Louvrier fut le conseiller en communication de Nicolas Sarkozy, notamment durant la campagne présidentielle de 2007, au cours de laquelle le candidat martela tel un mantra la formule : « Travailler plus pour gagner plus ». La mise en regard de ces deux slogans en dit long sur l’évolution du climat d’opinion et des mentalités intervenue en quinze ans. Interviewé dans Le Point, Franck Louvrier constatait ainsi : « Le Travailler plus pour gagner plus qui nous a permis de gagner avec Nicolas Sarkozy n’est plus dans l’air du temps. Maintenant, il s’agit de travailler moins pour vivre mieux. On le voit bien dans les déplacements des Français avec les phénomènes de désurbanisation. Le travail est de moins en moins une fin en soi, mais un moyen14Jérôme Cordelier, « Franck Louvrier : « Macron doit redonner la parole aux Français » », Le Point, 25 mars 2023. »..
« Vivre et travailler au pays des vacances » renvoie par ailleurs au « Vivre et travailler au pays », slogan de la deuxième gauche et de certains courants régionalistes15Cf. le « Volem viure al païs » des mouvements occitans. des années 1970. En 1976, la CFDT édita une affiche barrée de ce slogan sur laquelle on pouvait voir des usines stylisées dans la fumée desquelles se dessinaient un village et son clocher. L’impératif de l’époque était de développer et/ou de maintenir l’emploi industriel dans les différentes régions françaises. Cinquante ans plus tard, l’ajout de « des vacances » au vieux slogan cédétiste signe la prééminence acquise aujourd’hui par le tourisme et les activités récréatives dans notre économie, nos imaginaires… ainsi que dans les dynamiques territoriales et résidentielles. L’actualité récente a encore démontré l’importance acquise par les vacances dans la société française. Le 13 mars dernier, quand la SNCF a ouvert la réservation de ses trains pour la période estivale, annonce qui a été abondamment reprise et communiquée par les médias car il s’agissait d’évidence d’une information importante, pas moins de 800 000 billets ont été vendus dans les six premières heures de la journée16Valentine Letesse, « SNCF : les billets de train pour l’été disponibles à la vente depuis ce mercredi matin », France Bleu Paris, 13 mars 2024..
Les décès liés au Covid-19 deux fois plus fréquents dans l’Est que sur la façade atlantique
Les phénomènes présentés ci-avant constituent les principaux ressorts des évolutions démographiques territorialement contrastées que nous avons observées. L’inégale mortalité causée par la pandémie a joué à la marge et a conforté ces contrastes. Comme le montre la carte ci-dessous, la mortalité a été élevée dans le Grand Est et en Bourgogne-Franche-Comté, régions dans lesquelles les clusters initiaux du Covid-19 étaient situés.
Nombre de morts du Covid-19 pour 1000 habitants par région
Inversement, les régions de la façade atlantique affichent un nombre de décès pour 1000 habitants très inférieur à la moyenne nationale et les morts causées par la pandémie de Covid-19 y ont été deux fois moindres que dans le quart nord-est.
Pour tragique qu’ait été la pandémie, son bilan humain s’est établi en juin 2023 en moyenne à hauteur de deux décès pour 1000 habitants, alors que les variations démographiques observées dans les différents territoires se chiffrent en pourcents, soit un ordre de grandeur dix fois plus élevé. L’impact marginal du Covid-19 sur les évolutions démographiques générales se constate de manière emblématique dans le cas de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Alors que cette région affiche le taux de décès le plus élevé de métropole (avec 2,8 décès pour 1000 habitants), elle a vu sa population croître, comme les autres régions touristiques et/ou ensoleillées du « croissant fertile ».
- 1Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, L’exode sanitaire : nouvelle manifestation de la sécession des catégories supérieures, Fondation Jean-Jaurès, 27 mars 2020.
- 2Sur la genèse du concept de la ligne Saint-Malo/Genève, on se reportera au chapitre que lui a consacrée Roger Chartier dans Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 2, Paris, Gallimard, 1985, pp. 2817-2850.
- 3Laurent Davezies et d’autres économistes ont développé le concept d’« économie présentielle » pour décrire un type d’économie locale basée essentiellement sur les activités de proximité liées à la satisfaction des besoins de la population locale ou touristique : services à la personne, alimentation, immobilier, hôtellerie/restauration… Cf Laurent Davezies, « L’économie locale “résidentielle” », Géographie, économie et société, n°1, vol. 11, janvier 2009.
- 4Clément Pétreault, Une maison sinon rien. Pourquoi l’avenir est aux pavillons, Paris, Stock, 2023.
- 5Au regard de la dynamique démographique autour des principales villes de la région Auvergne-Rhône-Alpes comme le long de la frontière suisse, on comprend que Laurent Wauquiez ait pris position (avant de revenir sur ses propos) contre l’application du principe de « zéro artificialisation nette » dans sa région.
- 6La partie nord de l’aire messine tire sa croissance démographique de sa proximité avec le Luxembourg, qui attire de nombreux travailleurs frontaliers, ce qui dope le marché immobilier local, à l’instar de ce que l’on constate le long de la frontière suisse.
- 7En Île-de-France, on constate le même phénomène dans certaines zones excentrées : le sud de l’Essonne, les boucles de la Seine dans les Yvelines ou le long de la RN3 et RN4 en Seine-et-Marne.
- 8Marie Pouzadoux, « « RER métropolitains » : en quoi consistent ces projets mis en avant dans le cadre de la planification écologique ? », Le Monde, 26 septembre 2023.
- 9Signe du fort attachement des cadres au télétravail, qu’ils ont désormais pleinement intégré dans leur mode de vie, 45% d’entre eux démissionneraient si l’accès au télétravail leur était supprimé, selon une enquête de l’Apec réalisée en janvier 2024.
- 10Nous avons retenu ici comme indicateur le prix des maisons.
- 11Sondage Ifop / Sud-Ouest réalisé par téléphone du 23 au 27 février 2023 auprès d’un échantillon représentatif de 708 habitants du Pays basque.
- 12Sondage Ifop / Ouest-France réalisé en ligne du 25 au 30 septembre 2023 auprès d’un échantillon représentatif de 1003 habitants de Bretagne et de Loire-Atlantique.
- 13Ces points sont acquis grâce à l’ancienneté et au regard de différents critères (statut marital, rapprochement de conjoint, etc.).
- 14Jérôme Cordelier, « Franck Louvrier : « Macron doit redonner la parole aux Français » », Le Point, 25 mars 2023. ».
- 15Cf. le « Volem viure al païs » des mouvements occitans.
- 16Valentine Letesse, « SNCF : les billets de train pour l’été disponibles à la vente depuis ce mercredi matin », France Bleu Paris, 13 mars 2024.