L’exode sanitaire : nouvelle manifestation de la sécession des catégories supérieures

Le phénomène massif de départs d’une partie de la population des grandes métropoles françaises lors de la mise en place du plan de confinement peut s’analyser comme une manifestation supplémentaire – et spectaculaire – du processus de sécession des catégories supérieures à l’œuvre dans la société française. Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet livrent leur analyse, basée notamment sur deux enquêtes inédites. 

Dans une note rédigée en 2018 pour la Fondation Jean-Jaurès, nous avions déjà mis en lumière différents facteurs ayant abouti à cette « sécession des élites ». Cet exode s’est déroulé vers les destinations de villégiature des Français et des Françaises, donnant au confinement d’une partie privilégiée de la population des airs de vacances en période de crise sanitaire et de tensions sociales.

Forte affluence dans les gares parisiennes les 16 et 17 mars 2020, loueurs de voitures submergés par la demande, circulation intense sur certains axes routiers, cages d’escalier se vidant subitement dans certains quartiers ont constitué autant d’indices d’un départ d’une part significative de la population des grandes agglomérations en anticipation ou en réaction à l’annonce de l’instauration du confinement par le président de la République. Si le phénomène est avéré par ces multiples symptômes, restait à tenter d’en établir l’ampleur. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur un double dispositif d’étude s’appuyant, d’une part, sur l’interrogation classique d’un échantillon national représentatif de 1 000 personnes et, d’autre part, sur une consultation plus inédite via différents comptes Twitter et la sollicitation d’abonnés aux publications de la Fondation Jean-Jaurès, de l’Ifop et de L’Obs. Ce second volet du dispositif ne visait pas à constituer un échantillon représentatif de la population française mais à collecter le plus grand nombre possible de répondants appartenant à l’univers des leaders d’opinion et plus largement à un public de cadres, professions intellectuelles et diplômés, profils très surreprésentés sur Twitter et dans les bases de contacts mobilisées pour cette enquête. Ce sont 3850 personnes qui ont participé à cette enquête, nous permettant ainsi d’effectuer des analyses sur des bases statistiques solides auprès de cette cible étroite mais centrale pour notre problématique.

L’exode sanitaire marginal dans la population générale mais plus répandue parmi les CSP+ parisiennes

Les résultats de cette double enquête révèlent que la pratique de « l’exode sanitaire » n’a concerné que 4% de la population générale, soit une proportion très réduite, l’écrasante majorité de nos concitoyens ayant décidé de passer la période de confinement dans leur lieu de résidence habituel. Toutefois, ce taux est sensiblement plus élevé dans notre seconde enquête – consultation en ligne visant les publics plus CSP+ puisque la proportion de personnes déclarant avoir quitté leur logement principal ou habituel au sein de notre second échantillon atteint 10%. Et au sein de ce second échantillon, parmi lesquels les habitants de la capitale sont nombreux, la proportion de Parisiens et de Parisiennes ayant opté pour un départ de leur logement habituel s’établit à 17%, soit un taux assez significatif et près de quatre fois supérieur au taux constaté dans l’échantillon national représentatif.

On peut noter un parallélisme intéressant entre ce taux d’exode parmi les Parisiens et les Parisiennes et leur taux de départ en vacances. Les études menées d’année en année révèlent que les Parisiens et les Parisiennes ont le taux de départ en vacances le plus élevé, c’est-à-dire qu’une proportion plus importante d’entre eux part régulièrement en vacances. Cela s’explique par plusieurs facteurs, et d’abord parce qu’il s’agit de ménages plus aisés que la moyenne des Français. Au-delà de la dimension socioéconomique, un effet territoire joue également ; le Parisien est, en termes de paysage comme de climat, un des plus mal lotis du pays : il n’a ni soleil, ni littoral, ni montagne à proximité, éléments centraux dans les critères de choix de destination de vacances. À l’inverse, les habitants des régions touristiques de la Méditerranée et du Sud-Ouest de la France partent moins que la moyenne des Français.

Proportion de personnes ayant quitté leur logement principal pour passer le confinement dans un autre logement

Ce taux de départ lors du confinement est significativement plus élevé que la moyenne dans les Hauts-de-Seine (12%) mais les participants à la seconde enquête résidant dans les autres départements franciliens affichent un taux de départ nettement moins élevé, de l’ordre de 7%. D’après Le Parisien, « la SNCF confirme avoir enregistré une augmentation notable de ses réservations et l’attribue aux déplacements des Franciliens ». Les chiffres de notre enquête viennent corroborer ce constat mais aussi le préciser en identifiant les principaux foyers de départ non pas à toute l’Île-de-France mais principalement à Paris et aux Hauts-de-Seine. Ces départs assez massifs ont contribué, avec le confinement, à vider les rues de la capitale en un laps de temps très court. Clin d’œil grinçant de l’histoire, les artères parisiennes étaient ornées d’affiches faisant la promotion d’une exposition intitulée « 1940 : les Parisiens dans l’exode »… Hormis ce sombre parallèle mémoriel, on peut également établir une comparaison historique entre ce sauve-qui-peut de toute une frange des classes favorisées parisiennes face à l’avancée du virus et à l’imminence d’un confinement de longue durée et les nombreux départs vers la Suisse des porteurs de capitaux en Mai 68. Les troubles de mai avaient, comme lors d’autres événements politiques et sociaux (1924 et la victoire du Cartel des gauches, le Front populaire en 1936), donné lieu à des mouvements massifs de capitaux vers la Suisse, pays faisant figure de refuge sûr à la bourgeoisie française soucieuse de mettre à l’abri son épargne et ses avoirs. Pour faire face à cette véritable hémorragie qui entraîna la chute du cours du franc, le gouvernement de l’époque instaura un strict contrôle des changes. Mais, pour le contourner, des milliers d’épargnants et de détenteurs de capitaux prirent le risque de franchir la frontière en ayant sur eux leurs espèces sonnantes et trébuchantes qu’ils allèrent discrètement placer dans des banques suisses.

Cette année, les autorités ont été confrontées non pas à un exil fiscal collectif mais à un exode sanitaire ce qui a, là aussi, nécessité la prise de mesures de contrôle et de restrictions compte tenu du volume de population concernée. Le secrétaire d’État aux Transports, Jean-Baptiste Djebbari, indiquait ainsi le 17 mars sur LCI : « Nous allons progressivement diminuer la fréquence et la cadence des trains, notamment longue distance, pour éviter que, par ces phénomènes d’exode, le virus ne circule davantage. » Cette décision a sans doute eu pour effet de limiter les flux de départs mais beaucoup des mouvements ont eu lieu dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures avant le confinement de la part de personnes ayant anticipé la teneur de l’annonce présidentielle. Par ailleurs, les données de notre seconde enquête-consultation en ligne indiquent que les Parisiens et les Parisiennes ayant quitté la capitale n’ont pas tous opté pour le train. 42% d’entre eux indiquent avoir rejoint leur lieu de confinement en transport collectif (train ou avion), mais une proportion assez semblable (34%) a utilisé sa voiture personnelle, 11% optant pour le covoiturage ou pour une voiture de location.

La population parisienne : les départs ont concerné d’abord les plus jeunes et les segments les plus aisés

Compte tenu de la taille de l’échantillon de l’enquête-consultation en ligne (3850 répondants) et du mode de recueil employé (sollicitation via Twitter et différents fichiers d’abonnés à des sites d’information), nous avons pu interroger près de 800 Parisiens appartenant très majoritairement à la partie la plus diplômée et favorisée de la population de la capitale. Cet échantillon nous a donc offert la possibilité d’analyser plus finement le phénomène d’exode lors du confinement dans la population qui l’a le plus pratiqué. Alors que bon nombre d’« exilés du Covid-19 » interrogés dans les médias mettent souvent en avant le fait d’avoir voulu disposer d’un lieu de vie plus adapté au confinement avec des enfants que leurs appartements parisiens, le départ de Paris a certes un peu plus concerné les personnes ayant des enfants (20%) mais ce comportement a été presque aussi répandu parmi les Parisiens et les Parisiennes sans enfant (16%).

L’âge constitue, en revanche, une variable beaucoup plus structurante. Les jeunes ont ainsi composé une part importante des cohortes de Parisiens ayant quitté la capitale. 28% des moins de trente-cinq ans ont décidé d’aller passer le confinement au-delà du périphérique (la plupart d’entre eux ayant rejoint des membres de leur famille, souvent leurs parents). Ce taux a été deux fois plus faible au sein des 35-49 ans et des 50-64 ans (13%), moins mobiles et disposant de logements plus spacieux que les Parisiens les plus jeunes. Enfin, seulement 9% des habitants de la capitale âgés de plus de soixante-cinq ans sont allés se mettre au vert pendant le confinement. Au total, ce sont, on le rappelle, près de 17% des Parisiens de notre échantillon (surreprésentant intentionnellement les CSP+) qui ont pratiqué cette transhumance sanitaire. Les données de notre étude indiquent que ce sont les milieux appartenant aux professions de l’information, des arts et du spectacle, les professions libérales, les commerçants et les cadres du privé et du public qui ont affiché les taux de départ les plus élevés.

La ruée vers l’Ouest

Parmi les points de chute (ou de fuite), il semble que les littoraux de la façade ouest du pays aient fait l’objet d’un engouement particulier. Dans la presse nationale ou la presse locale, de nombreux témoignages sont rapidement remontés décrivant une arrivée significative de « Parisiens » entre les 15 et 17 mars 2020. Compte tenu de la configuration géographique des lieux, cet afflux a été particulièrement visible dans les îles. Qu’ils s’agissent de Belle-Île-en-Mer, de Bréhat, de Noirmoutier, de l’Île-d’Yeu ou bien encore de l’île de Ré, partout des Franciliens et Franciliennes ou des habitants des grandes métropoles (Bordelais à l’île de Ré par exemple) ont été vus prenant d’assaut les bateaux ou arrivant en rang serré sur les ponts d’accès à ces îles. Ainsi, les employés de la compagnie Océane qui assure la liaison avec Belle-Île-en-Mer ont noté dès le 15 mars 2020 une arrivée massive de Parisiens. Même constat de la part d’un salarié de la compagnie maritime desservant l’île de Bréhat : « Depuis hier, ça n’arrête pas. Plusieurs dizaines de personnes originaires de la région parisienne viennent se confiner dans leur résidence secondaire. » Plus au sud, l’île de Ré a connu le même phénomène avec une subite multiplication par deux ou trois de la population de certaines communes. Ces arrivées massives ont provoqué un changement de la physionomie des lieux se manifestant notamment par un nombre de maisons aux volets ouverts tout à fait inhabituel en cette saison, ce phénomène n’ayant pas échappé à la sagacité des « locaux », le maire d’Ars-en-Ré, Jean-Louis Olivier, s’exclamant : « On se croirait aux vacances de Pâques. » Les îles n’ont pas été les seuls « spots » concernés et ce phénomène d’exode sanitaire a touché plus généralement toutes les stations balnéaires de Deauville à Saint-Jean-de-Luz, en passant par La Baule ou Arcachon. Le fait que le littoral atlantique et normand ait été privilégié s’explique, d’une part, par le fait que de nombreuses familles aisées y disposent d’une résidence secondaire, d’une maison de famille ou des proches ou d’amis en disposant d’une. Selon une étude réalisée par la Direction générale des entreprises en 2018, portant sur les flux interrégionaux sur la période 2014-2016, la région Normandie a enregistré 4,4 millions d’arrivées de touristes en provenance de la région Île-de-France sur chacune de ces années, ce qui en fait la destination intérieure favorite des Franciliens. Suit de près la grande région Nouvelle-Aquitaine, avec 4,3 millions d’arrivées. Dans leur transhumance lors du confinement, les Franciliens qui ont quitté leur logement ont souvent emprunté les mêmes itinéraires que lorsqu’ils partent en week-ends prolongés ou en vacances dans ces régions.

Pour autant, cette dimension pratique et logistique n’est pas la seule à avoir présidé au choix massif pour ces destinations. D’après le dépouillement de la presse nationale et locale que nous avons pu effectuer, on constate en effet que le littoral du Nord avec des zones pourtant familières du public parisien comme Le Touquet (la station s’appelant même plus précisément Le Touquet-Paris-Plage, ce nom traduisant bien le lien ancien et étroit avec la clientèle parisienne) ou la baie de Somme n’ont pas connu un tel afflux de population. On peut faire l’hypothèse qu’en termes de représentations, cette région présentait un profil sanitaire moins sûr pour se protéger de l’épidémie que la façade ouest du pays. En effet, au moment de l’annonce du confinement, la carte de la diffusion de l’épidémie situait les principaux foyers dans le Grand Est, en Île-de-France mais aussi dans les Hauts-de-France, avec notamment un « cluster » initial dans l’Oise.

La carte mentale du risque ainsi dessinée et qui a été très massivement diffusée dans les médias, qui jouissent dans cette période de crise aiguë d’audiences records (particulièrement auprès des CSP+, principaux consommateurs de médias d’information), faisait apparaître le quart nord-est du pays comme la principale zone de danger et donc à fuir et la façade ouest du pays, et a fortiori ses îles, comme des havres nettement plus safe.

En dépit des explications des médecins et des spécialistes martelées quotidiennement sur le mode de contagion s’opérant par « contact humain rapproché », l’idée ancienne et traditionnelle que le virus, à l’instar des miasmes d’antan, « circule » dans l’air est extrêmement présente dans toute une partie de la population. Sur la base de cette représentation très profondément ancrée, il convient alors de fuir les « atmosphères viciées » et de se réfugier au plus vite dans des régions offrant une meilleure qualité d’air, au premier rang desquels les littoraux iodés. Les expressions telles qu’« air frais », « grand air », « bon air » ou « air marin » sont ainsi omniprésentes dans les propos de ces exilés sanitaires interrogés par la presse comme l’illustrent les verbatims suivants :

  • « On préfère passer la quarantaine en Bretagne avec de l’air frais et un jardin avec peut-être la possibilité de se balader » ;
  • « Je n’en pouvais plus de Paris, ici au moins à Deauville, on respire et j’espère que nous pourrons marcher un peu chaque jour sur la plage » ;
  • « Je suis psychologiquement victime du climat anxiogène qui règne à Paris. Dans la perspective d’un enfermement dans une ville sous pression, de la promiscuité, des pénuries, mais, plus que tout, de la psychose ambiante, j’ai préféré aller me mettre au vert au pied des Pyrénées ».

Avec deux à trois siècles de décalage, on retrouve ici des représentations des rivages marins qui se sont progressivement imposées aux XVIIIe et XIXe siècles dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie avant de se diffuser plus tard dans le reste du corps social. Comme l’a magistralement montré Alain Corbin dans son livre Le Territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage, nous sommes alors passés d’une image peu attractive et menaçante du littoral à une vision beaucoup positive et valorisée. Avec force détails, l’historien démontre comment l’essor de la thérapie balnéaire a façonné « une topographie médicale du rivage ». Dans ce cadre, déjà à l’époque, les côtes de l’Atlantique et de la Manche étaient privilégiées car plus saines et plus ventées, notamment vis-à-vis des rivages méditerranéens supposés propices à la « prolifération miasmatique ».

Un peu partout sur ces littoraux, notamment ceux peu ou pas trop éloignés de Paris, se sont développés au cours du XVIIIe puis du XIXe siècle des stations balnéaires ayant vocation à fournir toutes les aménités recherchées par une clientèle aisée. La construction de Deauville par des financiers et aristocrates liés au Second Empire a constitué, s’il en est, un cas emblématique de ce phénomène. Les époux Pinçon-Charlot ont consacré une monographie à la genèse de cette prestigieuse station pour laquelle ils notaient : « Deauville était le prolongement estival des beaux quartiers parisiens et abritait sous d’autres formes le même univers du luxe et du pouvoir. » À l’heure du coronavirus, Deauville a manifestement revêtu une autre fonction, celle d’une zone de repli comme le relate cette femme interviewée par la presse locale : « Avec mon mari, nous nous sommes réfugiés dans notre résidence secondaire, il y a quelques jours. » Ce réflexe a été partagé par de nombreuses personnes et, dès le week-end précédant le confinement, la petite cité normande fut le théâtre d’un afflux de Parisiens et de Parisiennes. Ce flux se poursuivit jusqu’au 16 mars 2020 au soir. À l’heure où Emmanuel Macron prononçait son allocution, un train bondé en provenance de Paris arrivait en gare de Deauville-Trouville et le flot des passagers lourdement chargés descendant sur le quai engendra « une ambiance d’exode ce lundi soir à Deauville », comme le nota la presse locale.

L’exode sanitaire : dernier avatar de l’affrontement entre « Somewhere » et « Anywhere »

Pour tenter de juguler cet afflux de population pouvant potentiellement propager le virus dans la population locale et/ou mettre en tension les infrastructures hospitalières ou les commerces alimentaires non dimensionnés en cette saison pour répondre à une telle demande, certaines autorités locales ont pris des mesures en restreignant l’accès à leur territoire. Cela a principalement concerné les îles dont les flux entrants peuvent être assez facilement contrôlés. Très rapidement, les navettes desservant les îles bretonnes ont ainsi été réservées aux résidants permanents ou aux professionnels et le nombre de rotation vers Belle-Île-en-Mer, Ouessant ou Bréhat a été réduit. À l’île de Ré, un point de contrôle de la gendarmerie a été installé à l’entrée du pont. On notera également que dans certains endroits, l’accueil des locaux a souvent été assez froid dans les premiers jours. Des exilés sanitaires ont essuyé des réflexions dans des commerces ou de la part de voisins leur reprochant de potentiellement propager le virus dans des zones jusqu’alors préservées. L’hostilité a été parfois plus clairement exprimée avec des tags ou des dégradations de véhicules.

Ces réactions sont d’abord guidées par la peur mais elles renvoient sans doute aussi de manière plus profonde et ancienne à l’opposition entre les « natifs » ou « locaux » et les « Parisiens », terme générique employé dans de nombreuses régions pour désigner des personnes non issues du territoire, disposant d’un certain pouvoir d’achat et venant y résider épisodiquement, soit dans des locations soit dans des logements qu’ils ont achetés ou fait construire. Dans de nombreuses régions touristiques et notamment littorales, l’acrimonie à l’égard des « Parisiens » se nourrit habituellement du fait qu’ils « se comportent en terrain conquis », c’est-à-dire en faisant peu de cas des usages locaux. On leur reproche également de faire monter les prix de l’immobilier (bon nombre de ces territoires sont objectivement soumis à une forte inflation des prix de l’immobilier) et d’évincer mécaniquement les jeunes locaux qui ne trouvent plus à se loger. Derrière ces critiques anciennes se nouent un clivage entre les « gens du coin » et les « Parisiens » pour le contrôle symbolique et économique du territoire. Les « natifs » se sentent souvent dépossédés et ont du mal à accepter les transformations paysagères et culturelles induites par la résidentialisation de leur région sur laquelle ils estiment en quelque sorte disposer d’un droit d’antériorité du fait de leur ancrage familial. Cet attachement est d’autant plus fort que ces populations sont en général peu mobiles et ont construit leur identité et leur rapport au monde au travers de ces territoires qu’ils habitent depuis des générations. On reconnaîtra ici la définition des « people from somewehere » de David Goodhart. Face à eux, les « Parisiens » ou les membres des catégories aisées séjournant dans ces lieux dont ils ne sont pas originaires entretiennent un rapport différent à cet espace. Ils en jouissent ponctuellement lors d’un week-end prolongé ou plus régulièrement quand ils y possèdent un bien immobilier. Cette population, beaucoup plus mobile, peut être sincèrement attachée à ce territoire mais elle le « consomme » une partie de l’année avant de le quitter, une fois la saison terminée, pour gagner d’autres lieux qu’elle affectionne également. Ces « people from anywhere » sont en fait, pour reprendre David Goodhart, « partout chez eux » et pratiquent, toute chose étant égale par ailleurs, une forme de nomadisme dans le cadre de nos sociétés modernes. À l’occasion du déclenchement de l’épidémie de coronavirus, toute une partie d’entre eux a donc très spontanément et naturellement décidé de quitter leur lieu de résidence pour des lieux de villégiature plus agréables et sanitairement plus épargnés que le cœur des grandes métropoles. En arrivant sur place, beaucoup de ces nouveaux nomades en TGV ou en Audi n’ont pas compris les réactions d’hostilité franche ou sourde des sédentaires craignant que les premiers ne colportent, avec insouciance ou égoïsme, le Covid-19.

Les zones de villégiature et les attaches familiales mises à contribution sur l’ensemble du territoire

Si, dans un premier temps, l’afflux de réfugiés sanitaires a surtout été repéré sur les littoraux de l’Ouest de la France, il semble que cette migration provisoire pour fuir le virus ait en fait concerné de très nombreux territoires qui ont fait office de points de chute ou de repli pour passer au vert la période du confinement. Les résultats de notre seconde enquête indiquent, en effet, une très grande dispersion des destinations de ce public ayant quitté leur logement principal. Avec une ampleur plus ou moins importante, la plupart des départements ont accueilli des exilés du Covid-19. Ceci s’explique notamment par deux facteurs qui tiennent à la nature des lieux d’accueil. Comme le montre le graphique suivant, beaucoup de ces personnes (notamment les plus jeunes) ont décidé de rejoindre leur famille ou des proches. Or, les attaches familiales ou amicales sont extrêmement diversifiées géographiquement et maillent en quelque sorte tout le territoire national.

Le type d’hébergement des personnes ayant quitté leur lieu de résidence habituel lors du confinement

Parallèlement, près d’un tiers des réfugiés sanitaires a choisi d’aller passer la période du confinement dans leur résidence secondaire ou dans une maison de famille. À l’instar des réseaux familiaux ou amicaux, le parc de résidences secondaires et/ou de maisons de famille est extrêmement étoffé en France.

Résidences secondaires et plus encore maisons de famille se rencontrent partout en France même si certaines régions sont plus prisées que d’autres. Ces terroirs, où les « Parisiens » (au sens générique du terme) ont leurs habitudes et disposent de biens immobiliers, ont été particulièrement exposés à l’afflux provoqué par l’épidémie, surtout quand ils se situent à distance raisonnable de l’agglomération parisienne. C’est le cas notamment du Perche ornais, comme en témoigne par exemple la gérante d’un Carrefour Contact à Bellême qui a vu son chiffre d’affaires être multiplié par quatre dès le 13 mars 2020, de nombreux propriétaires de résidences secondaires étant venus se ravitailler après avoir décidé de prolonger leur week-end et de ne pas « rentrer sur Paris ». La Normandie au sens large (et pas uniquement la zone Deauville, Cabourg, Trouville dont nous avons parlé précédemment) constitue manifestement un havre de sécurité et de villégiature qui accueille bon nombre de « Parisiens » en exil, notamment ceux travaillant dans le secteur des médias comme le relate Le Parisien : « Matthieu Belliard présente la matinale d’Europe 1 de chez lui, non loin de la Normandie. Idem pour les chefs de service et journalistes dont certains ont été s’installer en province. »

La dispersion sur le territoire de personnes ayant fui le confinement s’explique également par le fait que si la région parisienne, et plus particulièrement Paris et les Hauts-de-Seine, a constitué le principal foyer de départ, cette migration saisonnière sur fond d’épidémie a connu également des foyers secondaires. D’après l’analyse de notre second échantillon, à forte dominante francilienne mais comportant aussi un nombre important de CSP+ résidant en province, un phénomène d’exode sanitaire s’est également produit depuis des métropoles comme Bordeaux (15% de répondants de Gironde déclarant avoir quitté leur logement durant cette période), Lille (15% également dans notre sous-échantillon représentant le département du Nord) ou bien encore Toulouse (13% dans le département de la Haute-Garonne). Ces chiffres représentent des volumes de populations conséquents qui se sont disséminés sur le territoire. À l’instar de ce que l’on a observé pour les « Parisiens », les cadres, professions intellectuelles et libérales de ces villes ont souvent opté pour des destinations familières et pas trop éloignées. Chaque grande métropole régionale dispose en effet historiquement de son propre hinterland touristique et de villégiature.

On peut mentionner ici les travaux de Françoise Potier, qui a élaboré une géographie régionale des courts séjours et des week-ends des Français. Pour les Parisiens et les Parisiennes, cet espace des courts séjours recouvre en premier lieu le Bassin parisien et la côte normande, puis rayonne en étoile en suivant les infrastructures autoroutières, ferroviaires et aéroportuaires du territoire. Dans la plupart des métropoles régionales s’applique plutôt un modèle concentrique autour de l’agglomération, les citadins se projetant tout autour de leur ville et restant pour une majorité dans le périmètre de leur région lors de leurs courts séjours. Les régions touristiques se caractérisent par un troisième modèle : « un espace étendu, non concentrique, autour de l’agglomération de résidence, tiré par les attraits naturels de la proximité : Rennes vers les côtes bretonnes du Nord et du Sud, Bordeaux vers l’Atlantique, le bassin d’Arcachon et les Pyrénées, Toulouse vers les Pyrénées. » Ces territoires servant habituellement de lieux de villégiature ont, cette fois, été utilisés par ces métropolitains comme des zones de repli face à l’épidémie ou comme des points de chute pour passer le confinement dans une ambiance presque estivale.

Le confinement est-il une partie de campagne ? L’imaginaire des vacances à l’épreuve du Covid-19

Les travaux du sociologue Jean Viard montrent comment l’imaginaire des vacances et des loisirs a profondément influencé la société française, en particulier dans les choix résidentiels de ses habitants. Si le travail et l’école restent des critères primordiaux de la localisation, le choix de résidence n’est plus uniquement fonctionnel, nombre de nos concitoyens recherchant un équilibre entre proximité aux emplois et cadre de vie agréable. La pratique du télétravail, utopie qui s’adresse de fait exclusivement aux « manipulateurs de symboles », la fermeture des écoles pendant la durée du confinement, la possession d’une maison secondaire ou la location d’une résidence de vacances ont eu pour conséquence de transposer une portion des Français dans l’espace-temps des vacances, au moment même où la crise sanitaire et sociale commençait à frapper le pays. D’où un triple décalage : spatial, temporel et psychologique. Le décalage spatial s’observe, comme nous l’avons décrit, entre un quart nord-est et une Île-de-France durement touchés par l’épidémie du Covid-19, d’une part, et une façade atlantique relativement préservée, d’autre part. Le second décalage se lit dans l’usage que font les exilés de leur temps : dès les premiers jours du confinement, la presse a fait état de pratiques liées aux vacances et aux loisirs. Les possesseurs de bateau de plaisance ont tenté de partir en mer, les îliens ont pratiqué le vélo, les plages ont été très fréquentées et beaucoup ont partagé sur les réseaux leurs apéros et leurs barbecues, temps sociaux des vacances par excellence. Dans le même ordre d’idées, le bricolage, le jardinage et la cuisine, loisirs prisés des Français et des Françaises, ont été intensément pratiqués dès les premiers jours à en croire les témoignages recueillis dans les médias et les journaux de confinement, genre qui s’est considérablement développé en particulier sur Instagram. Enfin, il est piquant de constater qu’en temps de « guerre » sanitaire, pour reprendre le mot du président de la République, la pratique du footing s’est imposée comme une sorte de droit inaliénable, ce rituel contemporain s’étant particulièrement diffusé ces dernières décennies au sein des populations urbaines et des catégories supérieures dans ses versions compétitives ou d’agrément.

Comme le note Titiou Lecoq sur Slate à propos des Parisiens et des Parisiennes quittant la capitale, « dans l’inconscient collectif s’imposait une image assez nette de ce à quoi allait ressembler leur vie à la campagne, une image tamponnée ‘vu à la télé’, et plus exactement dans les pubs pour l’ami Ricoré. Ces gens rigolent à la table du petit-déjeuner installée dans le jardin, devant leur villa, et une douce brise fait onduler leurs mèches blondes. »

Cet imaginaire des vacances ne s’est pas limité aux stations balnéaires traditionnelles prisées des Parisiens et des Parisiennes. Un nombre conséquent de jeunes actifs se sont réfugiés chez leurs parents en province, dans des logements plus spacieux et disposant d’un jardin, situés dans des communes et des territoires peu denses. Ces parents âgés étant pour une part à la retraite, ce qui ne leur impose plus de résider à proximité des grands bassins d’emplois, on peut considérer qu’ils habitent pour certains dans un territoire qui revêt des airs de vacances. C’est en particulier le cas des habitants du périurbain qui, s’ils ne bénéficient pas tous du cachet de l’île de Ré ou de Deauville, expérimentent un style de vie qui rend le confinement beaucoup plus supportable qu’en zone urbaine dense et en banlieue. D’abord qualifiés de « rurbains » au cours des années 1970 et 1980, les périurbains sont souvent décrits comme des habitants qui apprécient la vie à la campagne et une sociabilité inspirée du village, tout en étant à proximité d’une ville qui abrite un bassin d’emplois et un bouquet de services. La maison avec jardin est la forme idéale typique de la vie périurbaine, la pratique transclasse du barbecue décrite par le sociologue Henri Mendras  à la fin des années 1980 en constitue le rituel le plus répandu.

Avant d’être associé à la surconsommation d’espace, de carburant et à la crise du modèle de consommation hérité de la fin du siècle précédent, l’habitat périurbain est né d’une utopie française, celle de résider dans une atmosphère champêtre et préservée des nuisances de la grande ville. Le territoire des vacances et le territoire périurbain se sont parfois superposés ; les couronnes périurbaines élargies ont absorbé une partie du territoire qui relevait une génération plus tôt de la villégiature : les résidences secondaires étant, dans certains cas, converties en résidences principales. La vie périurbaine constitue, de ce fait, une sorte d’équilibre entre un mode de vie actif et urbain et une atmosphère qui emprunte à la société des vacances et des loisirs. Les communes périurbaines sont, en outre, beaucoup moins denses, ce qui autorise une pratique du confinement un peu plus lâche. Alors que les villes-centres concentrent 17,3 millions d’habitants et les communes périurbaines à peu près autant (15,3 millions), les habitants des premières se partagent 21 457 km2 de superficie contre dix fois plus d’espace pour les seconds (207 258 km2). Les espaces ruraux et isolés s’étendent, quant à eux, sur 271 748 km2 alors qu’ils n’accueillent « que » 8 millions d’habitants. De sorte que de 808 habitants au km2 en ville-centre, et 515 en banlieue, la densité chute brutalement et redescend à 74 habitants au km2 en zone périurbaine, et 39 en zone rurale.

Si tous les Français ne vivent donc pas au rythme des vacances, ni ne sont tous confinés au paradis, il existe un continuum de situations qui, en fonction de la localisation du confinement et du type d’emploi occupé en particulier, diffèrent grandement dans leur degré d’exposition à la crise sanitaire et sociale que traverse le pays. Il est probable que ces disparités produiront à l’issue du confinement des mémoires et des ressentis très différents en fonction des populations.

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