L’Allemagne en campagne. Apologie de l’apathie

L’Allemagne vote le 22 septembre 2013 pour choisir son chancelier. Le candidat du SPD, Peer Steinbrück, est desservi par le climat apathique que huit années de gouvernance Merkel ont réussi à imposer à l’espace public allemand.

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On ne change pas une équipe qui gagne. C’est un adage qui fait souvent force de loi en Allemagne, où l’on aime faire confiance à la solidité de ce qui a montré ses capacités. Preuve en sont, d’une part, le sélectionneur de l’équipe nationale de football qui depuis neuf ans dirige avec des succès inégaux la prestigieuse « Mannschaft » et, d’autre part, une chancelière qui achève doucement sa huitième année de règne sans partage sur le monde politique allemand. Au-delà de l’analogie et du lien extrêmement fort qui existe entre football et politique en Allemagne, la stabilité et la continuité apparaissent comme des vertus dans ce pays.
Fine stratège et grande politique, Angela Merkel a su faire du revirement politique « dans la continuité » sa marque de fabrique. Elle prône en 2010 un allongement de la durée de vie des centrales nucléaires pour favoriser les énergies renouvelables et fait fermer ainsi un grand nombre de centrales thermiques. En parallèle, elle organise une politique de subventionnement massif des filières renouvelables. Après l’incident nucléaire de Fukushima, elle décide, pour se calquer sur la vox populi, de fermer toutes les centrales qu’elle avait fait prolonger l’année d’avant et de couper les subventions qui s’étaient révélées comme fortement créatrices d’emplois durables. En matière sociale, sa stratégie reste identique et consiste à parler d’égalité de traitement des sexes tout en favorisant des primes aux mères de famille, en parlant de formation continue et en encourageant le travail temporaire ou encore en augmentant les durées de cotisations et en favorisant les mécanismes de retraites complémentaires privés. La chancelière à pris l’habitude de gouverner à vue, ayant à sa droite la presse de boulevard et à sa gauche des conseillers politiques prêts au grand-écart. Flattant les basses tendances de patriotisme économique allemand et maintenant en équilibre sa coalition libéral-conservatrice, elle a créé une habitude glissante et insaisissable du revirement qui a étourdi durablement la société civile et politique. Ce fut donc tout naturellement que le slogan pour la campagne de 2013 fut trouvé. En déclarant « L’Allemagne est forte et doit le rester », il s’agissait encore une fois de montrer que le navire allemand est bien barré et que son capitaine sait où il va.
Le bilan du deuxième mandat attire l’attention. Au-delà de la façade Potemkine d’une économie florissante, il dissimule bien une politique fiscale et sociale complètement défaillante. En augmentant les prélèvements directs plus qu’aucun autre gouvernement allemand avant lui et en dégageant un excédent commercial de plusieurs dizaines de milliards d’euros (169 pour 2012 selon Eurostat et certainement plus de 200 pour l’année 2013), les gouvernements d’Angela Merkel ont échoué à diminuer la dette du pays. Au-delà d’un discours constant défendant la bonne gestion des deniers publics et l’effort de réduction de la dette, il reste une ardoise considérable pour le contribuable allemand qui en l’occurrence équivaut, sur les huit dernières années, à une augmentation de 20 % du déficit de l’Etat.
En déconstruisant le système public d’assurance sociale et en le remplaçant par des caisses privées sur un modèle d’outre-Atlantique, en favorisant la flexibilité du travail et en engageant les femmes à rester à la maison après une grossesse, Angela Merkel a précipité à vitesse galopante l’Allemagne sur la pente d’une société néo-traditionnelle où la femme se doit corps et biens à ses enfants, d’une société marquée par une médecine à deux vitesses et une augmentation des travailleurs pauvres (un emploi sur trois est en 2013 un « mini-job »).
En éludant jusqu’à récemment ces éléments dans sa campagne législative, elle a fait le choix, toujours bien compris, d’axer sa ligne de défense sur sa capacité de gestion de la crise de l’euro et sur son rôle christique et charismatique de défense du bon contribuable allemand. Les perspectives de croissance n’étant jamais évoquées alors qu’elles sont tout aussi faibles que celles de la France, Angela Merkel fait en sorte de focaliser le débat sur la stabilité du vaisseau Allemagne dans la crise. Paradoxe intéressant, cette tentative de capitaliser uniquement sur les succès relatifs de l’économie nationale fonctionne. En effet, dans le pays du capitalisme rhénan, le patriotisme économique reste une valeur sûre qui agrège souvent au-delà des clivages partisans les mentalités et les individus. En ayant systématiquement mis en avant l’économie dans son discours politique et rassuré sur son état grâce à la politique qu’elle a mise en œuvre, Angela Merkel a su créer un climat où l’alternance politique n’a plus sa place.
L’actuelle campagne pour les législatives du 22 septembre prochain est donc extrêmement délicate pour les partis d’opposition qui n’arrivent pas à cliver l’opinion publique. Certes, le SPD a choisi un candidat, Peer Steinbrück, qui a été longtemps l’objet de nombreuses critiques à sa gauche et à sa droite. Cet Hambourgeois de 66 ans était perçu comme une égérie de la gauche libérale allemande dite « de salon ». Mais il bénéficiait quand même en début de campagne d’un capital sympathie conséquent, dû pour partie à son rôle de ministre des Finances de la précédente grande coalition et à son rôle déterminant de cavalier de l’austérité budgétaire et de père de la règle d’or vantée par Nicolas Sarkozy.
Cependant, au gré des petits scandales et d’une couverture médiatique médiocre, il a vu son électorat lui échapper au profit des écologistes, de l’extrême-gauche, des Pirates et du petit poucet populiste Alternative pour l’Allemagne qui propose une sortie de l’euro. Après un léger sursaut dû au débat télévisé l’ayant opposé à Angela Merkel, dont il est sorti objectivement vainqueur, les sondages le placent actuellement à 27 % d’intentions de vote, soit à quatre points du plus mauvais score jamais enregistré par le parti lors d’élections législatives (2009). Ce n’est cependant pas faute d’avoir présenté un programme qui tenait la route et politiquement assez à gauche. Il proposait en effet par exemple, absolue nouveauté pour une Allemagne où tout se négocie par branches salariales : un salaire minimum, une politique sociale et publique pour l’égalité entre les individus, une politique européenne de croissance et une attitude ouverte sur les « libertés digitales ». Malgré cela, à une semaine maintenant de l’échéance, plus de 60 % des électeurs allemands restent indécis sur leur vote final. L’attitude de Angela Merkel a également joué un grand rôle ici. En refusant systématiquement des débats publics avec ses adversaires politiques, elle a pu maintenir une aura politique non entachée des failles de son bilan de gouvernement.
Ce ne sont pas, à quelques jours du vote, les derniers dossiers gérés de manière calamiteuse qui empêcheront le plébiscite annoncé du 22 septembre prochain. La collusion des services secrets allemands avec des réseaux néonazis allemands ayant assassiné des immigrés turcs, l’achat sous la table de drones de combat aux Etats-Unis, ou encore l’affirmation dans le dossier des écoutes illégales de la NSA que l’Internet est une terre inconnue et que les Américains n’ont jamais espionné l’Allemagne n’ont pas joué sur les intentions de vote puisque Angela Merkel reste toujours créditée de plus de 40 % au soir de l’élection.
La situation politique du pays, son climat d’apathie et les sondages portent à croire qu’un gouvernement de grande coalition pourrait se constituer entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Des négociations dans cette perspective, sans Peer Steinbrück qui s’est déclaré contre cette option, auraient déjà été entamées et montrent combien la stratégie du retournement politique constant a réussi à étouffer la possibilité même d’un clivage idéologique. Dans cette idée, c’est finalement à l’ethnologue français Marc Augé que revient le mot de la fin : « On dit les idéologies mortes, mais les plus efficaces sont celles qu’on ne perçoit pas comme telles ». Un troisième mandat de chancelier pour Angela Merkel au soir du 22 septembre 2013 en sera la démonstration la plus évidente.

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