À l’approche de l’investiture de Donald Trump le 20 janvier prochain, Julian Blum, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, analyse la cohérence politique – ou son absence – des nombreuses nominations annoncées en vue de la composition du gouvernement Trump II et leurs possibles conséquences politico-administratives. Ces choix inquiétants confirment une vision très personnelle de l’exercice du pouvoir de la part de Trump et peu idéologiquement structurée, si ce n’est de vouloir s’attaquer à l’État fédéral et à ses institutions.
Dans quelques jours, l’administration Trump II entrera officiellement en fonction après une période de transition inédite à bien des égards. Celle-ci a notamment été marquée par une série de nominations, les unes plus controversées que les autres, faites à une allure peu commune pour une succession présidentielle1Pour suivre les dernières nominations, voir le trombinoscope du New York Times.. Les commentateurs et analystes se sont retrouvés étourdis par l’enchaînement d’annonces de personnalités sulfureuses – dont plusieurs condamnées par la justice –, de vedettes de télévision peu compétentes ou de grands magnats aux conflits d’intérêt flagrants à la tête de certaines des institutions les plus puissantes du monde. Comme le résume le journaliste Peter Baker du New York Times, les choix de Donald Trump pour peupler la future administration des États-Unis sont une « grenade lancée en plein cœur de la capitale ».
Mais au-delà de la consternation ou des craintes que provoquent certaines de ces nominations, aussi bien aux États-Unis qu’à l’étranger, il convient de saisir la rationalité qui les anime. Suivant le précepte washingtonien selon lequel « personnel is policy », c’est avant tout à travers les personnalités nommées que l’on peut commencer à anticiper les premiers contours d’une politique Trump 2.0.
Plusieurs constats peuvent être dressés, sur la base de ces nominations.
- D’abord, l’on est frappé par l’incohérence idéologique et l’éclectisme de ces nominations, qui sont à l’image de Donald Trump lui-même, peu enclin à la doctrine et désormais libéré de l’emprise d’un Parti républicain qu’il a presque entièrement absorbé. Reste donc, comme critère principal, la loyauté à sa personne, indépendamment de l’affiliation partisane. Ces choix annoncent donc surtout une vision éminemment personnelle de l’exercice du pouvoir, en continuité avec les méthodes de la première administration Trump, mais débarrassée de nombreuses contraintes politiques et institutionnelles.
- Ensuite, le principal point de cohérence qui se dégage de ce futur gouvernement est la volonté presque unanime de la part des différents acteurs de s’attaquer aux institutions de l’État fédéral, et de mettre à genoux ce qu’ils appellent l’« l’État profond ». L’objectif d’en découdre avec les institutions constitue donc l’une des fonctions premières de cette équipe, qui doit permettre à Donald Trump de prendre sa revanche, quatre ans après avoir été écarté du pouvoir. Au-delà des intentions du président élu lui-même, tous ces acteurs adhèrent eux aussi, et pour des raisons différentes, à cet agenda de « disruption » institutionnelle, s’apprêtant à mener un combat interne contre leurs bureaucraties respectives. Si bien que la future administration Trump apparaît comme le visage d’une nouvelle « coalition anti-Deep State ».
- Toutefois, cette opposition à l’État fédéral et à ses institutions que porte la future équipe gouvernementale marque une évolution importante par rapport à la vision républicaine classique, attachée à une bureaucratie minimale au nom d’une doxa libertarienne. L’obsession de la loyauté personnelle et la volonté annoncée de concentrer les pouvoirs entre les mains de l’exécutif signalent que cette équipe sera avant tout au service d’un régime arbitraire et ultra-personnalisé.
- Enfin, cette séquence-éclair de nominations fait d’ores et déjà apparaître de potentielles limites à la volonté réformatrice de Donald Trump et des fissures au sein de cette coalition : la probable résistance que lui opposeront certaines institutions, le risque de factionnalisme au sein de l’administration et la possible désaffection de l’opinion publique.
La loyauté au détriment de la cohérence idéologique
Les nominations sont à l’image de celui qui vient d’être réélu président des États-Unis : elles ne reflètent pas un positionnement idéologique cohérent, mais plutôt la vision ultra-personnalisée que Donald Trump se fait du pouvoir. Outre le fait que celui-ci ait souvent préféré des personnalités du monde des affaires ou des vedettes du show business à des figures traditionnelles du Parti républicain, l’on est frappé par les positionnements parfois diamétralement opposés de certaines des figures choisies, dont plusieurs sont même issues de la gauche.
Sur la politique internationale, par exemple, la vision résolument isolationniste de la future cheffe des renseignements, l’ancienne démocrate et soutien de Bernie Sanders Tulsi Gabbard, opposée au soutien à l’Ukraine et modérée sur l’Iran (elle était notamment favorable à l’accord sur le nucléaire avec l’Iran), sied difficilement avec les réputations de « faucon » de Marco Rubio, choisi pour être secrétaire d’État, ou du futur conseiller diplomatique Mike Waltz. De la même manière, cette administration devra faire coexister le populisme économique d’un J.D. Vance et de la secrétaire du Travail, Lori Chavez-DeRemer, proche des milieux syndicaux, avec l’orthodoxie budgétaire du secrétaire du Trésor, Scott Bessent, PDG d’un fonds d’investissement de Wall Street. L’on note également l’absence d’unanimité sur la question des droits de douane, pourtant un pilier essentiel de la vision économique de Donald Trump, entre Elon Musk qui s’est dit sceptique sur leur efficacité et le futur secrétaire du Commerce, Howard Lutnick, lequel y est favorable2« How Howard Lutnick Could Shake Up Global Trade », The New York Times, 20 novembre 2024.. Si l’on se place du point de vue des idéologues conservateurs issus du républicanisme traditionnel, certaines nominations relèvent même de l’hérésie. La nomination de Robert Kennedy, favorable au droit à l’avortement, au ministère de la Santé représente à cet égard un affront pour le mouvement qui milite pour son interdiction.
Ces grands écarts témoignent de l’immense liberté dont bénéficie désormais Donald Trump, délesté des contraintes du Parti républicain et fondant ses choix avant tout sur le critère de la loyauté personnelle. Le contraste avec 2016, lors de sa première prise de fonctions, est particulièrement saisissant. Le milliardaire se trouvait alors isolé face à un appareil partisan républicain cherchant à lui imposer ses préférences. Cette fois-ci, la quasi-absorption du GOP (Grand Old Party, Parti républicain) par le clan Trump au cours des dernières années et la majorité confortable dont disposent les républicains au Sénat – chargé de certifier les nominations – signifient que le président élu a les mains bien plus libres dans le choix de ses collaborateurs. En témoigne la méthode particulièrement opaque qui préside aux nominations, un processus entièrement verrouillé par les fils de Donald Trump et centralisé dans les salons de la résidence floridienne de Mar-a-Lago.
Mais cette incohérence idéologique montre surtout que la loyauté à sa personne prime par-dessus tout aux yeux de Donald Trump, rendu profondément méfiant par ses mésaventures lors de son premier mandat. Cette logique est particulièrement à l’œuvre concernant les nominations aux postes régaliens. On constate en effet que le président élu a placé des membres de sa propre équipe d’avocats, l’ayant défendu lors de ses multiples démêlés avec les tribunaux, à des fonctions clés au sein du système judiciaire américain. Pour diriger le ministère de la Justice, son choix s’est porté sur l’ancienne procureure générale de Floride, Pam Bondi, qui n’est autre que son avocate et qui l’a notamment défendu lors de son procès pour destitution en 2020. Cela laisse penser que le rôle de Bondi et de ses adjoints loyaux au sein de l’administration consistera davantage à protéger le président qu’à incarner l’impartialité du système judiciaire américain. Une fois nommée, celle-ci a d’ores et déjà promis de s’attaquer aux procureurs ayant mené les procédures judiciaires contre Donald Trump3« Hear Bondi’s vow about prosecutors who investigated Trump », CNN, 22 novembre 2024..
Plus révélateur encore, le choix de l’avocat Kash Patel pour remplacer le directeur actuel du FBI, Christopher A. Wray, confirme les intentions du président élu de privilégier la loyauté absolue au détriment de la compétence. Figure clé de la galaxie Make America Great Again (MAGA), Patel s’est illustré en devenant l’un des plus fervents défenseurs médiatiques de Donald Trump lors de ses affres judiciaires, de l’enquête autour des ingérences russes dans l’élection de 2016 aux accusations plus récentes de recel de documents classifiés. Après avoir occupé des rôles de plus en plus importants au sein de la première administration Trump, Patel a consacré les dernières années à démontrer sa loyauté indéfectible, parfois par des opérations complètement farfelues comme la publication d’un livre pour enfants racontant le complot fomenté par Hillary Clinton pour renverser le « roi » Donald Trump4Kash Patel, Laura Vincent, The Plot Against the King, Beacon of Freedom Publishing House, 1er avril 2022..
On note plus généralement qu’une vaste majorité des personnalités choisies pour peupler l’administration ont été récompensées pour leur défense de l’ancien président au moment de sa défaite en 2020 face à Joe Biden. L’on se retrouve dans la situation, inimaginable il y a quatre ans, où presque tous les futurs membres du gouvernement américain défendent la théorie selon laquelle les élections étaient truquées en faveur des démocrates. Cela ne doit évidemment rien au hasard : placé au cœur du dispositif des nominations, Donald Jr., le fils aîné de Donald Trump, s’est explicitement assuré de faire de la contestation des résultats de 2020 un test de « pureté » pour les candidats5Katie Rogers, « Donald Trump Jr. Emerges as a Loyalty Enforcer », The New York Times, 28 novembre 2024.. Certaines des figures nommées aux postes de conseillers les plus importants à la Maison Blanche ont même été complices de la tentative par Donald Trump de renverser les résultats et d’invalider la victoire de Joe Biden, et ont été entendus par la commission d’enquête du Sénat à ce sujet. C’est notamment le cas de ses trois futurs directeurs de cabinet adjoint, Taylor Budowich, Dan Scavino et Stephen Miller – ce dernier s’étant particulièrement illustré en rédigeant le discours de Donald Trump du 6 janvier 2021 appelant ses soutiens à aller manifester au Capitole.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousUne coalition contre « l’État profond »
S’il y a toutefois un point programmatique qui fait converger ces différents acteurs aux profils et parcours très divers, c’est l’urgence de lutter contre la bureaucratie fédérale, considérée par la quasi-intégralité des figures de la future administration comme un monolithe inefficace, corrompu et malveillant, car capturé par une élite de gauche.
À la tête de cette coalition, l’on trouve en premier lieu un président élu qui estime avoir été trahi par ce « Deep State » déloyal lors de son premier mandat. Donald Trump considère en effet qu’il a été la victime d’un harcèlement injustifié – tantôt de la part des services de renseignement, tantôt de la part du système judiciaire – et bloqué dans ses élans réformateurs par des bureaucrates rétifs. Dans sa mission de revanche, il est désormais secondé par un « guerrier anti-régime » en la personne du vice-président J.D. Vance, qui a promis, en cas d’élection, de « charger les mousquets » et de partir « à l’assaut de Washington6Ian Ward, « Is there something more radical than MAGA? J.D. Vance is dreaming it », Politico, 15 mars 2024. ».
La plupart des figures nommées affichent, elles aussi, une relation profondément conflictuelle avec les institutions qu’elles sont sur le point de diriger, n’hésitant pas à évoquer la nécessité de mener des « purges » au sein de leurs bureaucraties respectives. La haine de Kash Patel – celui que Donald Trump destine à la tête de l’une des agences de renseignement les plus puissantes du monde – à l’égard du « Deep State » transparaît pleinement dans son livre-programme au titre révélateur, Government Gangsters. Sans doute l’un des manifestes MAGA les plus explicites contre la bureaucratie américaine, l’ouvrage identifie celle-ci sans détours comme la « plus grande menace pour la démocratie ». Selon Patel, l’« État profond » est constitué par un ensemble d’acteurs et d’institutions qui agissent pour contrarier l’action d’un gouvernement élu démocratiquement. Il cible avant tout les membres « non élus de la bureaucratie fédérale », mais inclut également les journalistes « à la solde d’élites » et les « organisations non gouvernementales »7Kash Patel, Government Gangsters. The Deep State, the Truth and the Battle for Our Democracy, Post-hill Press, 26 septembre 2023.. Collectivement, ces acteurs constituent une « force coordonnée et idéologiquement cohérente, indépendante du peuple qui manipule les leviers du pouvoir politique et de la justice pour servir ses propres intérêts8Ibid. ».
L’on trouve cette même virulence chez un grand nombre de personnalités nommées. Robert Kennedy, par exemple, s’apprête à prendre ses fonctions à la tête du ministère de la Santé avec une longue liste de griefs contre une administration qu’il estime co-responsable de la crise sanitaire et nutritionnelle affligeant la population américaine. Il a d’ores et déjà annoncé vouloir licencier les fonctionnaires de la Food and Drug Administration (FDA) du Center for Disease Control et des Instituts de recherche en santé (National Institutes for Health)9Ahmed Aboulenein et Michael Erman, « RFK Jr vows to purge FDA sets up collision with Big Pharma », Reuters, 15 novembre 2024.. La nomination de Pete Hegseth à la tête du département de la Défense, constitue, là aussi, un affront violent à l’appareil étatique, car cet animateur de télévision dépourvu de toute expérience politique et accusé de violences sexuelles se destine à prendre la tête de la plus grande bureaucratie du monde (près de trois millions d’employés). L’un des rares éléments programmatiques que Hegseth a formulé est sa volonté de « purger » l’armée américaine de ses éléments « woke », convaincu que l’idéologie de la diversité et de l’inclusion affaiblit la puissance militaire américaine10Jason Wilson, « Trump’s Pentagon pick Hegseth wrote of US military taking sides in ‘civil war’ », The Guardian, 22 novembre 2024.. De la même manière, la future cheffe des renseignements, Tulsi Gabbard, a fait de son opposition à « la cabale des faucons » et de l’establishment diplomatique de Washington le fil rouge de son engagement politique. Très critique des agences de renseignement, elle a notamment défendu les lanceurs d’alerte Julian Assange et Edward Snowden lorsqu’elle était encore élue démocrate de Hawaï.
Cette coalition entre individus venant d’horizons idéologiques et politiques différents autour du projet de lutte contre l’« État profond » constitue donc l’une des spécificités de cette future équipe gouvernementale. Si les républicains traditionnels, en particulier ceux issus de la mouvance Tea Party, ont longtemps cultivé une hostilité à l’égard de la bureaucratie de Washington, Donald Trump a démontré sa capacité à fédérer d’autres tendances autour de sa croisade contre l’establishment. À la base MAGA, dont des figures comme Kash Patel incarnent l’esprit d’insurrection contre les élites, s’est également greffé un nouveau milieu d’entrepreneurs techno-libertariens de la Silicon Valley. Elon Musk est le plus puissant avatar de cette « contre-élite » au sein de la nouvelle équipe, aux côtés de son ami David Sacks (nommé « Tsar » chargé de l’intelligence artificielle et des cryptomonnaies) et Jared Isaacman (futur directeur de la NASA). Préoccupés avant tout par la performance économique et technologique des États-Unis, ils voient l’État fédéral comme un frein à l’innovation. C’est une motivation comparable qui anime les représentants de différents secteurs du monde économique nommés par Trump – que ce soit la finance en la personne de Scott Bessent (Trésor) ou les hydrocarbures à travers Chris Wright (énergie) –, lesquels voient le retour des républicains comme l’occasion de revenir sur des réglementations hostiles à leurs secteurs respectifs. Les rôles importants confiés à d’anciens démocrates comme Tulsi Gabbard et Robert Kennedy (RFK Jr.) constituent, eux, une réponse aux griefs exprimés par certaines parties de la gauche ou de l’électorat indépendant à l’égard de l’État. Si Gabbard incarne la révolte toujours plus grande contre le « complexe militaro-industriel », discrédité par les guerres en Irak et en Afghanistan, RFK Jr. s’est, quant à lui, fait le porte-voix de la révolte d’une partie des Américains contre le gouvernement des experts, fortement contesté au lendemain de la pandémie de Covid-1911Alec Tyson et Cary Funk, « Increasing Public Criticism, Confusion Over COVID-19 Response in U.S. », Pew Research Center, 9 février 2022..
L’on assiste donc à l’émergence d’une coalition d’un nouveau genre dont le fer de lance symbolique doit être le nouveau et très médiatique département de l’Efficacité gouvernementale (DOGE) dirigé par Elon Musk au côté de l’entrepreneur et ancien candidat aux primaires républicaines, Vivek Ramaswamy12« Elon Musk and Vivek Ramaswamy: The DOGE Plan to Reform Government », The Wall Street Journal, 20 novembre 2024.. Nommé en référence à une cryptomonnaie satirique, le DOGE est une traduction de la promesse faite par Musk au cours de la campagne de couper jusqu’à deux milliers de milliards de dollars du budget fédéral (près d’un tiers du budget total). Si ce chiffre audacieux n’est plus explicitement à l’ordre du jour, Musk et Ramaswamy ont publié une feuille de route précisant les différentes méthodes, parfois abruptes, qu’ils entendent employer pour réduire les dépenses publiques et les règlementations de manière drastique, de l’utilisation de l’intelligence artificielle à la suppression des dépenses annuelles « non autorisées » par le Congrès, voire en activant les pouvoirs de l’« impoundment » présidentiel, une procédure très contestée permettant à l’exécutif de bloquer le financement de programmes votés par les législateurs. Ils proposent même d’interdire le télétravail, afin de provoquer la démission volontaire d’employés fédéraux ne pouvant pas se rendre dans la capitale.
Affaiblir les institutions pour renforcer l’arbitraire du pouvoir présidentiel
En s’appuyant notamment sur le programme très médiatisé du DOGE, plusieurs commentateurs ont cherché à relativiser le danger que représente cette deuxième itération du trumpisme en notant que la lutte annoncée contre la bureaucratie n’est qu’une mise à jour du programme traditionnel des républicains, inspiré d’une vision essentiellement libertarienne de l’État et d’une interprétation minimaliste de la Constitution américaine. L’enthousiasme d’élus républicains non associés à la sphère MAGA – mais aussi de la part de mouvements de centre-droit ailleurs dans le monde – pour le programme du DOGE est symptomatique de ce risque de confusion. Car l’injonction de loyauté absolue à la personne du président, les profils des individus nommés et la détestation viscérale qu’ils partagent d’un « État profond » transformé en bouc émissaire laissent clairement penser que la lutte contre les institutions fédérales sera avant tout placée au service d’un pouvoir ultra-personnalisé, arbitraire et concentré entre les mains de l’exécutif. Malgré l’attachement aux idées libertariennes qui peut animer certains des membres de cette équipe, l’on ne peut que craindre que Donald Trump emploiera la pleine puissance de l’État fédéral pour réaliser ses objectifs politiques, que ce soit en matière migratoire, commerciale, diplomatique ou dans la lutte contre ceux qu’il n’a cessé de qualifier d’« ennemis de l’intérieur ».
À ce titre, l’exemple du DOGE lui-même est révélateur de ce libertarianisme en trompe-l’œil, qui risque davantage de renforcer un pouvoir arbitraire qu’un idéal d’efficacité administrative au service de la population. Il est particulièrement révélateur que Musk et Ramaswamy annoncent vouloir travailler main dans la main avec le Bureau de la gestion et du budget (OMB) de la Maison Blanche, que Donald Trump a confié à Russell Vought, l’une des figures les plus radicales de la droite nationaliste américaine. Puissante tour de contrôle de la branche exécutive, l’OMB supervise l’allocation de ressources aux agences fédérales ainsi que la gestion du personnel administratif afin de s’assurer de leur conformité avec les intentions présidentielles. Or, son futur directeur, Russell Vought, est une figure-clé du trumpisme dans sa version la plus agressive : il a été l’un des principaux artisans du très controversé Project 2025, et s’est appuyé sur son expérience à la tête de l’OMB lors du premier mandat Trump pour planifier une revanche contre ce qu’il perçoit comme un « régime » bureaucratique aux mains de la gauche et opposé à la volonté du peuple13Russell Vought, « Renewing American Purpose », The American Mind, 29 septembre 2022.. C’est dans cet esprit qu’il souhaite s’attaquer à la fonction publique américaine depuis son poste à la Maison Blanche, un projet très concret qui ne vise pas tant l’efficacité que la loyauté à la volonté présidentielle. Comme il l’a précisément décrit dans un chapitre du programme de Project 2025, il souhaite instaurer une nouvelle catégorie de fonctionnaires, intitulée Schedule F (brièvement mise en place à la fin de l’administration Trump I), permettant de dé-titulariser des dizaines de milliers de fonctionnaires pour en faire des « nominations politiques ». Dépourvus de leurs protections, ils pourraient dès lors être licenciés et remplacés par des cadres loyaux à la vision du président américain.
En réalité, la feuille de route du DOGE – à l’image de l’ensemble de l’équipe gouvernementale – est symptomatique d’un important glissement de la droite américaine : d’une conception minimaliste des institutions étatiques au nom de la liberté à la justification de leur détournement dans la lutte idéologique contre la gauche. S’il n’est qu’un individu au sein d’une administration très diverse, Vought incarne de manière éloquente l’évolution de certains conservateurs classiques vers la théorisation d’un usage arbitraire du pouvoir présidentiel. Comme le souligne l’historien Thomas Zimmer dans un récent portrait de Vought, ce dernier estime, à l’instar de nombreux membres de l’entourage de Donald Trump, que la corruption des institutions par la gauche « marxiste » et « woke » est si avancée que seules des mesures radicales peuvent offrir une solution crédible14Thomas Zimmer, « Meet the Ideologue of the “Post-Constitutional” Right », Democracy Americana, 28 novembre 2024.. S’il ne faut pas surestimer le poids d’un individu comme Vought, il est l’un de ceux qui ont à ce stade le plus précisément annoncé leurs intentions et qui possèdent clairement les aptitudes pour les mettre en place.
Seul Donald Trump déterminera la direction ultime que prendra son administration et la radicalité de son offensive contre les institutions. Toutefois, sa rhétorique toujours plus comminatoire et la décision de donner aux individus les plus extrêmes et loyaux de son entourage la responsabilité de certains piliers de l’État de droit pointent dans un sens très clair. On constate que l’usage répété de l’intimidation par la force brute a déjà débuté, alors que Trump n’a pas encore franchi la porte de la Maison Blanche. Le comportement, à bien des égards inédit, d’Elon Musk, qui use de la force de frappe que lui donnent sa plateforme X et de son immense fortune, montre bien que l’arbitraire sera au cœur de la pratique du pouvoir d’une administration Trump II. Adoubé par le futur président des États-Unis, l’homme le plus riche du monde a d’ores et déjà menacé des élus républicains rétifs de financer les campagnes de leurs adversaires lors de futures primaires, a appelé à renverser le gouvernement britannique et a apporté son soutien inconditionnel à l’extrême droite allemande. Or, derrière cet extraordinaire abus de son pouvoir, l’on trouve la même excuse qui anime les autres pourfendeurs de l’« État profond » au sein du mouvement conservateur américain : sous prétexte que le système serait si biaisé en faveur de la gauche « woke », seule une approche qui frise le despotique pourra venir à bout d’une telle corruption.
Les obstacles possibles
Donald Trump est indéniablement au sommet de sa puissance, et incomparablement mieux préparé qu’en 2016, lors de sa première arrivée en fonction. Toutefois, l’ambition de défaire l’État administratif afin de réaliser son agenda pourrait rapidement se heurter à d’importants obstacles.
Il convient de ne pas sous-estimer l’endurance de certaines institutions face à un président qui ne possède que quatre ans pour les malmener – voire deux, en cas de défaite des républicains aux mid-terms de 2026. Comme l’a montré le retrait de Matt Gaetz, premier choix de Donald Trump pour le poste de ministre de la Justice, les sénateurs républicains pourraient opposer une résistance plus importante que prévu à certaines des nominations les plus polémiques. Au cours des auditions, ceux-ci pourraient ainsi mettre en difficulté la certification de figures plus contestées, comme Tulsi Gabbard, Robert Kennedy ou Pete Hegseth. Les républicains du Sénat ont déjà signalé leur indépendance vis-à-vis de Trump en élisant John Thune, un élu plus traditionnel et non affilié à la mouvance MAGA, pour succéder à Mitch McConnell à la tête de leur groupe. De la même manière, le refus de la part du Congrès de relever le plafond de la dette en décembre, comme le souhaitaient Trump et Musk, laisse présager d’importants combats à venir entre l’exécutif et le Congrès, où les républicains ne possèdent qu’une courte majorité. Par ailleurs, une fois nommés, il est fort possible que certains des novices choisis par Donald Trump se retrouvent désarmés face à un appareil étatique et législatif dont ils ignorent le fonctionnement. Il n’est pas à exclure, enfin, que certains secteurs du service public, dont les taux de syndicalisation ont fortement augmenté ces dernières années, se dressent en remparts face aux projets de démantèlement de la nouvelle administration15Bill Kristol, « John DiIulio: A Second Trump Term and the Civil Service », Conversations with Bill Kristol, 9 juillet 2024..
Le choix de personnalités aussi différentes risque également de replonger l’administration de Donald Trump dans les guerres de factions qui avaient miné son premier mandat et de provoquer une dispersion des objectifs. Le président parviendra-t-il à discipliner certains de ses ministres les plus médiatiques, habitués à exercer une forte autonomie politique et possédant leur propre agenda ? La question se pose particulièrement pour une figure aussi puissante qu’Elon Musk, dont la présence irrite déjà au plus haut point certains membres du premier cercle du président élu, si l’on en croit les médias16Sophia Cai, « Musk, top Trump adviser clash over Cabinet picks », Axios, 18 novembre 2024.. Comme de nombreux récits et mémoires du premier mandat ont pu le montrer, le factionnalisme et l’instabilité avaient constitué l’une des principales faiblesses de la première administration Trump17Voir, par exemple, H.R. McMaster, At War with Ourselves: My Tour of Duty in the Trump White House, Harper, 2024 ; Michael Wolff, Fire and Fury: Inside the Trump White House, Henry Holt & co., 2018.. Si les membres de cette nouvelle équipe ont clairement affiché leur loyauté à Donald Trump et à sa ligne « America First », il n’est pas impossible de voir émerger d’importants conflits entre les tenants de visions opposées. Sur l’économie, l’administration pourrait rapidement voir s’opposer protectionnistes et défenseurs d’une plus grande orthodoxie économique, soucieuse de la réaction des marchés. Sur la question de l’immigration, la nouvelle administration n’est pas encore entrée en fonction que les médias ont fait état de la première guerre ouverte au sein de la coalition trumpiste sur la question de l’immigration qualifiée. Le débat a notamment vu s’opposer le camp des entrepreneurs de la Silicon Valley, Elon Musk en tête, défendant avec virulence les visas H-1B permettant le travail d’immigrés hautement qualifiés dans le secteur de la tech, contre les nationalistes de la base MAGA.
De tels conflits pourraient également apparaître autour de questions internationales, sur lesquelles les différences sont particulièrement prononcées entre différents membres de l’administration. La rencontre entre Elon Musk et l’ambassadeur iranien à l’ONU pointe déjà vers une multiplication de canaux diplomatiques, au risque de provoquer la cacophonie et de brouiller la clarté de l’action diplomatique américaine18« Elon Musk met with Iran’s UN ambassador, Iranian officials say », The New York Times, 14 novembre 2024.. Or, en cas de dysfonctionnement, l’impatience de Donald Trump pourrait à nouveau le mener à se séparer régulièrement de ses ministres, leur faisant jouer le rôle de fusibles. Rappelons que la première administration Trump avait vu se succéder 27 secrétaires, sur un total de 15 postes ministériels, un taux bien plus élevé que ses prédécesseurs19Kathryn Dunn Tenpas, « Tracking turnover in the Biden administration », Brookings, 2022-2024.. Il n’est donc pas impossible qu’un grand nombre de ces figures dont il est question ici ne soient plus en poste d’ici deux ans.
Enfin, la grande inconnue reste la réaction de la population américaine qui a donné à Donald Trump une victoire décisive, sans pour autant lui offrir un blanc-seing. Le président élu demeure une personnalité éminemment clivante, et la volatilité croissante de l’opinion américaine constitue l’une des tendances politiques les plus tenaces de ces dernières années20« Do Americans have a favorable or unfavorable opinion of Donald Trump? », Project Five Thirty Eight.. Il reste donc difficile d’anticiper la manière dont les électeurs percevront cet agenda de lutte contre l’État fédéral et les différents services qu’il fournit à la population. Si les études montrent que l’opinion que se font les Américains de l’appareil d’État en général n’a cessé de se dégrader, certains services publics, pris séparément, suscitent encore l’adhésion du public21Andy Cerda, « Americans see many federal agencies favorably, but Republicans grow more critical of Justice Department », Pew Research Center, 12 août 2024.. C’est en particulier le cas des programmes de sécurité sociale, comme Medicare et Medicaid, dont bénéficient de façon disproportionnée les comtés ayant voté pour Donald Trump22Neil Irwin, « Trump’s voter base relies on spending Musk’s DOGE might cut », Axios, 20 novembre 2024.. On note également que les dispositifs d’aide aux vétérans ou de lutte contre les addictions aux opioïdes, sujets qui préoccupent particulièrement l’électorat trumpiste, figurent en haut de la liste des coupes facilement réalisables par le DOGE de Musk et Ramaswamy. Il se pourrait donc que les efforts de démantèlement des services de l’État finissent in fine par heurter les électeurs issus des classes ouvrières, qui constituent le cœur de la coalition trumpiste.
- 1Pour suivre les dernières nominations, voir le trombinoscope du New York Times.
- 2« How Howard Lutnick Could Shake Up Global Trade », The New York Times, 20 novembre 2024.
- 3« Hear Bondi’s vow about prosecutors who investigated Trump », CNN, 22 novembre 2024.
- 4Kash Patel, Laura Vincent, The Plot Against the King, Beacon of Freedom Publishing House, 1er avril 2022.
- 5Katie Rogers, « Donald Trump Jr. Emerges as a Loyalty Enforcer », The New York Times, 28 novembre 2024.
- 6Ian Ward, « Is there something more radical than MAGA? J.D. Vance is dreaming it », Politico, 15 mars 2024.
- 7Kash Patel, Government Gangsters. The Deep State, the Truth and the Battle for Our Democracy, Post-hill Press, 26 septembre 2023.
- 8Ibid.
- 9Ahmed Aboulenein et Michael Erman, « RFK Jr vows to purge FDA sets up collision with Big Pharma », Reuters, 15 novembre 2024.
- 10Jason Wilson, « Trump’s Pentagon pick Hegseth wrote of US military taking sides in ‘civil war’ », The Guardian, 22 novembre 2024.
- 11Alec Tyson et Cary Funk, « Increasing Public Criticism, Confusion Over COVID-19 Response in U.S. », Pew Research Center, 9 février 2022.
- 12« Elon Musk and Vivek Ramaswamy: The DOGE Plan to Reform Government », The Wall Street Journal, 20 novembre 2024.
- 13Russell Vought, « Renewing American Purpose », The American Mind, 29 septembre 2022.
- 14Thomas Zimmer, « Meet the Ideologue of the “Post-Constitutional” Right », Democracy Americana, 28 novembre 2024.
- 15Bill Kristol, « John DiIulio: A Second Trump Term and the Civil Service », Conversations with Bill Kristol, 9 juillet 2024.
- 16Sophia Cai, « Musk, top Trump adviser clash over Cabinet picks », Axios, 18 novembre 2024.
- 17Voir, par exemple, H.R. McMaster, At War with Ourselves: My Tour of Duty in the Trump White House, Harper, 2024 ; Michael Wolff, Fire and Fury: Inside the Trump White House, Henry Holt & co., 2018.
- 18« Elon Musk met with Iran’s UN ambassador, Iranian officials say », The New York Times, 14 novembre 2024.
- 19Kathryn Dunn Tenpas, « Tracking turnover in the Biden administration », Brookings, 2022-2024.
- 20« Do Americans have a favorable or unfavorable opinion of Donald Trump? », Project Five Thirty Eight.
- 21Andy Cerda, « Americans see many federal agencies favorably, but Republicans grow more critical of Justice Department », Pew Research Center, 12 août 2024.
- 22Neil Irwin, « Trump’s voter base relies on spending Musk’s DOGE might cut », Axios, 20 novembre 2024.