L’« aristopopulisme » ou les paradoxes de la « nouvelle droite » américaine

Comment définir la nature, les objectifs et la stratégie politique de la « nouvelle droite » aux États-Unis ? Julian Blum, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, revient sur la dimension « aristopopuliste » de ce mouvement qui recherche un dépassement du populisme : une « étape d’après » préfigurée dans le Project 2025.

À de nombreux égards, l’élection présidentielle de 2024 peut sembler troublante par l’effet de déjà-vu qu’elle provoque. La raison est simple : c’est la troisième fois que Donald Trump se présente au suffrage des Américains, et force est de constater que ce dernier n’a que très peu changé depuis sa première entrée en politique. Les surnoms, les hyperboles, les mimiques, les outrances, les marées de casquettes rouges restent presque identiques et continuent d’occuper l’espace médiatique.

Derrière ce spectacle devenu familier, il s’agit pourtant d’une élection tout à fait différente. Bien que la droite américaine de 2024 manie encore volontiers le langage du populisme, incarné par son infatigable protagoniste, ses théoriciens et ses cadres ont en réalité adopté un tournant élitiste assumé, conscients que la radicalité de leur programme de réforme des institutions et des mœurs ne peut être durable que si celui-ci est porté, de l’intérieur, par une avant-garde éclairée bien que minoritaire.

Né de la profonde reconfiguration idéologique du conservatisme provoquée par la victoire inattendue de Donald Trump en 2016, ce nouveau visage de la droite américaine représente en réalité « l’étape d’après » du populisme.

Cette évolution tient, d’abord, à l’émergence d’une « nouvelle droite » intellectuelle, « post-libérale » et « nationale-conservatrice », assumant le caractère élitiste de ses formulations théoriques. Elle découle d’une volonté de la part d’une nébuleuse d’intellectuels et d’entrepreneurs politiques de droite de transformer la colère brute qu’incarnait le populisme « trumpiste » et de l’arracher à son terreau initial de l’alt-right pour en faire une doctrine plus cohérente et rigoureuse. Ensuite, ce changement résulte plus généralement d’une désillusion démocratique, déplaçant la réflexion stratégique du calcul électoral vers la bataille contre un « État profond » aux mains de la gauche. Actant les limites de la seule victoire dans les urnes, les efforts de la droite ont davantage porté sur la manière de faire naître une nouvelle élite capable de reprendre des institutions « captives » plutôt que sur la traditionnelle arithmétique électorale visant à produire une majorité décisive pour le prochain candidat.

À la fois pour des raisons philosophiques et de stratégie politique, le conservatisme américain a donc renoué avec un élitisme d’un nouveau genre, une vision que condense le concept d’« aristopopulisme » inventé par Patrick J. Deneen1Patrick J. Deneen, « Aristopopulism. A political proposal for America », First Things, 20 mars 2019., et repris par ses nombreux disciples dans le monde politique. Cet étonnant mot-valise, développé par celui qui est devenu l’un des intellectuels organiques de la « nouvelle droite » américaine, permet de théoriser le dépassement du stade contestataire du populisme. Éloquent sur les contradictions qui traversent le mouvement conservateur, il acte la nouvelle stratégie adoptée par celui-ci, qui consiste avant tout à faire émerger une nouvelle élite loyale capable de mener le combat au sein des sphères du pouvoir.

Inscrits dans ce contexte, le très commenté Project 2025 porté, entre autres, par la Heritage Foundation et la nomination du colistier J.D. Vance apparaissent comme l’aboutissement d’un processus qui a radicalement changé le visage de la droite américaine. Donald Trump est devenu, presque malgré lui, la voiture-bélier d’une nouvelle génération de cadres et d’un projet intellectuel conservateur renouvelé qui a émergé au cours de la dernière décennie, bien décidés à prendre le contrôle des institutions. Cependant, le choix de Vance et le programme controversé de la Heritage Foundation – tous deux impopulaires auprès du public américain – illustrent également la potentielle impasse stratégique dans laquelle se retrouve aujourd’hui la droite américaine, à quelques semaines de l’élection présidentielle.

Le mouvement national-conservateur : l’émergence d’une nouvelle intelligentsia post-libérale

Cette métamorphose ne peut être comprise qu’en revenant sur les importantes évolutions au cours de la dernière décennie qui ont fait émerger les idées et acteurs constitutifs de la « nouvelle droite » intellectuelle américaine. Porté par des individus encore peu connus avant l’élection de Donald Trump en 2016, ce basculement a radicalement transformé le visage du conservatisme américain en l’espace de quelques années.

C’est peu dire que l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche provoque une profonde crise existentielle au sein d’un establishment républicain qui, jusqu’au bout, refuse de croire en sa victoire. Jusqu’alors, le GOP (Grand Old Party) fonde en effet sa doctrine sur un « fusionnisme » idéologique alliant libéralisme économique, conservatisme sociétal et politique étrangère interventionniste2Stefan Borg, « A ‘natcon takeover’? The New Right and the future of America foreign policy », International Affairs, vol. 100, n°5, septembre 2024.. Héritée du courant libertarien, la méfiance vis-à-vis du pouvoir étatique se situe au cœur de l’ADN républicain traditionnel, et permet de justifier une défense de la démocratie libérale, bien que pour des raisons très différentes de la gauche. Cette ligne, fixée à l’époque de Ronald Reagan, est défendue par la quasi-totalité des cadres républicains jusque sous l’ère Obama.

Or pour les premiers théoriciens du « trumpisme », comme le bloggeur nationaliste James Kirkpatrick, les résultats de 2016 sonnent clairement le glas du « fusionnisme », et de ce que ce dernier appelle avec ironie Conservatism Inc. : un establishment républicain plus « préoccupé par sa propre survie que par la victoire »3James Kirkpatrick, Conservatism Inc.: The Battle for the American Right, Arkos Media, 2019.. Pour Kirkpatrick et d’autres trumpistes de la première heure, l’alliance entre conservatisme et libéralisme est devenue non seulement caduque du point de vue électoral car inaudible pour les populations ouvrières blanches du Midwest, mais intellectuellement indissociable du consensus libéral. L’euphorie incrédule de Kirkpatrick au moment de la victoire de son candidat rappelle l’important bouleversement idéologique que représente alors l’arrivée d’une ligne populiste et nationaliste à la Maison Blanche : « il y avait un sentiment d’irréalité au moment de la victoire », écrit-t-il. « C’était l’aboutissement d’un sentiment magique, littéralement magique, qui s’était construit tout au long de l’année, où certaines lois ne semblaient plus s’appliquer et une nouvelle ère semblait avoir commencé. Novus ordo seculorum. »

Mais si le trumpisme est né comme une fronde viscérale contre l’establishment républicain et son orthodoxie, il ne tarde pas à faire émerger une nouvelle élite intellectuelle et politique alternative, résolue à ne pas laisser les idées nationalistes au seul mouvement Make America Great Again (MAGA). Dès le lendemain de son élection, l’on observe une tentative de s’approprier le trumpisme sorti des urnes afin de le traduire en une doctrine plus cohérente de contestation du libéralisme, à la fois économique et culturel. C’est dans cet esprit d’« opportunisme », décrit par l’éditorialiste conservateur Ross Douthat, qu’un certain nombre d’intellectuels cherchent alors à « faire quelque chose du trumpisme4Ross Douthat, « Conservative Thinkers Didn’t Create Trumpism », The New York Times, 10 novembre 2023. ». L’objectif est de sevrer le populisme MAGA de ses associations compromettantes avec l’alt-right complotiste, le suprémacisme blanc et des personnalités souvent sulfureuses qui composent les rangs du mouvement. La trajectoire intellectuelle du bloggeur James Kirkpatrick est une illustration de ce processus de maturation, qu’il assimile à sa propre sortie d’une forme d’« adolescence » politique : « le moment est venu de mettre de côté les choses enfantines », écrit-il, « et de construire le mouvement que l’Amérique mérite. La droite nationaliste américaine est actuellement en train de vivre ce moment dans une vie où l’on réalise qu’on n’est plus un jeune homme. »

Cet effort de réappropriation et de maturation idéologique est le moteur qui permet l’émergence de la « nouvelle droite » américaine. Prenant acte du séisme électoral de 2016, celle-ci préconise un abandon de l’héritage libéral-libertaire, à la faveur d’un retour à un « national-conservatisme » d’inspiration religieuse. L’ouvrage du politiste catholique Patrick J. Deneen, Why Liberalism Failed (2018), paru dans la foulée de la vague populiste des années 2010, résume à cet égard la désillusion ambiante vis-à-vis de « l’ordre libéral » et de l’élite qui la gouverne5Patrick J. Deneen, Why Liberalism Failed, Yale, Yale University Press, 2018.. Avec une prose claire et mesurée, l’ouvrage exprime ce que souhaitent profondément un certain nombre de conservateurs : un dépassement de l’individualisme et de la mondialisation libérale qui passe par un retour à la nation, à la tradition, ainsi qu’à une plus grande porosité entre religion et politique.

Un moment emblématique de cette conversion d’une partie de l’élite conservatrice au logiciel « post-libéral » apparaît en 2019 lors de la publication d’une tribune très commentée par l’éditorialiste Sohrab Ahmari6Sohrab Ahmari, « Against David French-ism », First Things, 29 mai 2019.. Journaliste d’origine iranienne pour le Wall Street Journal – institution phare de l’orthodoxie républicaine –, celui-ci s’était initialement insurgé contre Donald Trump au nom de la défense du libéralisme avant de se convertir au catholicisme et de devenir l’un des défenseurs les plus fervents du populisme de droite7Sohrab Ahmari, « Illiberalism: the Worldwide Crisis », Commentary, juillet-août 2016.. Dans sa tribune intitulée « Against David French-ism », le journaliste fait alors son coming-out politique en s’attaquant à l’avocat républicain David French, faisant de lui l’incarnation du « fusionnisme » libertaire qui a conduit les conservateurs à abandonner le peuple, et donc à la défaite.

Le débat Ahmari vs. French, devenu une séquence culte de l’histoire politique récente, correspond à un moment où une nébuleuse de penseurs de droite se structure plus clairement autour du mouvement « national-conservateur », dont la première conférence se tient à Washington DC en 2019. Lancé par le philosophe et théologien israélo-américain Yoram Hazony, ce rendez-vous – qui connaît depuis une itération annuelle – vise à inscrire le trumpisme dans un mouvement intellectuel et politique mondial, dont la Hongrie de Viktor Orbán et l’État israélien de Benjamin Netanyahou seraient les modèles les plus aboutis8Maya Kandel, « Le national-conservatisme, quelle politique étrangère pour la ‘nouvelle droite’ américaine ? », Potomac Paper, IFRI, mars 2023.. Signe d’une volonté de distinction, la première conférence « nat-con » (national-conservatism) fait comprendre d’emblée que le racisme et le suprémacisme blanc ne sont pas les bienvenus9Yoram Hazony, « Why National Conservatism? », National Conservatism, 19 juillet 2019.. Ce qui se dessine au fil des nombreuses prises de parole, c’est plutôt une vision nationaliste et chrétienne promouvant un rôle actif de l’État au service des structures traditionnelles de la société, en particulier la famille patriarcale. Une multitude de courants, parfois contradictoires, coexistent sous cette enseigne « nationale-conservatrice », mais tous les acteurs s’accordent sur la nécessité de rompre avec le « fusionnisme » républicain traditionnel. Des institutions peu connues avant 2016, comme le très élitiste et secret Claremont Institute, think tank conservateur de la côte ouest, sortent de l’ombre pour devenir les prescripteurs intellectuels d’un nouveau conservatisme américain10Damon Linker, « Get the know the conservative intellectuals who help explain G.O.P. extremism » , The New York Times, 4 novembre 2023.. L’on peut également citer l’exemple d’American Compass, think tank créé par l’économiste et ancien conseiller de Mitt Romney, Oren Cass, destiné à traduire le populisme trumpiste en une doctrine économique « sérieuse ».

Plusieurs observateurs et médias, comme le magazine Vanity Fair, constatent alors l’émergence d’une nouvelle scène ultra-conservatrice, intello, branchée et chic, à la fois héritière du trumpisme et pressée de s’en défaire11James Pogue, « Inside the New Right, Where Peter Thiel Is Placing His Biggest Bets », Vanity Fair, 20 avril 2022.. De nombreux commentateurs de la sphère « nat-con » expriment assez tôt leur insatisfaction vis-à-vis d’un Donald Trump comme porte-flambeau politique du mouvement. Lui reconnaissant un indéniable « instinct animal » qui lui a permis de flairer avant tous les autres l’occasion de faire voler en éclat le consensus libéral, le journaliste Sohrab Ahmari rejoint le bloggeur James Kirkpatrick qui, lui aussi, rêve d’un candidat qui serait capable de mieux « saisir ce qu’il a déclenché ». L’on observe donc, dès le lendemain de l’élection de Donald Trump, naître une tension entre le populisme qui a fait son succès et la volonté d’en chercher le dépassement par une traduction plus conforme à la vision des nouveaux intellectuels conservateurs.  

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Les enseignements du premier mandat Trump : le populisme ne suffit plus

Le tournant élitiste de la « nouvelle droite » américaine est également accentué par sa méfiance croissante vis-à-vis du fonctionnement des institutions démocratiques, qui justifie le besoin de dépasser le stade contestataire du populisme. La première victoire de Donald Trump en 2016 laisse espérer que le jeu des élections permettra une reprise du pouvoir par le « peuple », à condition de mobiliser des nouvelles catégories de la population. Or, l’expérience décevante de la première administration Trump (2016-2020) et la défaite face à Joe Biden en 2020 renforcent l’idée que le principal champ de bataille se situe avant tout au sein des hautes sphères du pouvoir, et non plus dans les urnes.

Il devient évident aux yeux de la droite nationaliste que les lieux de pouvoir – l’administration, les grandes entreprises, les médias – ont été « capturés » par une élite progressiste, qui ne laissera jamais un projet réellement national-conservateur se réaliser. « État profond », « régime », « oligarchie », « Cathédrale », « gynocracie » : les expressions se multiplient au sein des discours de la « nouvelle droite » pour décrire ce système verrouillé par la gauche « woke », et qui refuse de se plier aux demandes de changement radical du peuple américain. Déçu par les réalisations modestes de la première administration Trump, le militant de toujours, James Kirkpatrick écrit : « l’un des échecs institutionnels de la démocratie est qu’une minorité fortement mobilisée et organisée, dotée d’une forte concentration de ressources, peut facilement battre une majorité12James Kirkpatrick, Conservatism Inc., op. cit. ».

C’est le constat que dressent également des cadres historiques du trumpisme comme les conseillers Steve Bannon et Russell Vought, lequel a dirigé le Bureau de la gestion et du budget de la Maison Blanche sous Donald Trump. Dans une tribune de 2022, Vought écrit avec amertume : « ce régime est désormais de plus en plus orienté contre le peuple américain. Il est une arme aux mains des wokes. Les organismes de sécurité, comme le FBI, la NSA et la CIA, sont alignés contre le peuple américain, qui sont en révolte contre cette prise de pouvoir qu’ils n’ont jamais approuvée13Russell Vought, « Renewing American Purpose », The American Mind, 29 septembre 2022. ». Vought en conclut que les États-Unis se trouvent actuellement dans une ère « post-constitutionnelle », dans laquelle les institutions ne peuvent plus prétendre jouer leur rôle de garantes de la neutralité de l’État et donc protectrices de la démocratie.

Qui dit « post-constitutionnel » sous-entend aussi « post-démocratique ». Or, l’élection de 2020, dont les adhérents au trumpisme considèrent encore qu’elle leur a été « volée », pousse encore plus loin le cynisme de la droite vis-à-vis des institutions démocratiques américaines. Plutôt que de reconnaître dans la défaite une invalidation démocratique de leur révisionnisme idéologique, les tenants de cette « nouvelle droite » y voient plutôt un argument en faveur de la radicalisation.

Cette période qui suit la défaite du trumpisme, en pleine disgrâce à la suite de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 par les partisans de Donald Trump, correspond à l’entrée en vogue de figures intellectuelles plus ouvertement sceptiques de la démocratie, comme le sulfureux bloggeur Curtis Yarvin, dont le cynisme sophistiqué et l’apologie du « monarchisme » séduit la petite élite de la « nouvelle droite ». Au-delà du frisson provocateur que celui-ci peut susciter, sa vision d’une société américaine aux mains d’une « oligarchie » correspond plus généralement à l’humeur crépusculaire des conservateurs « nat-con », désabusés par une démocratie en trompe-l’œil. Bien plus fines que les hallucinations complotistes de la sphère alt-right, les théories de Curtis Yarvin ne tiennent pas des individus responsables du statu quo, mais évoquent une corruption plus systémique, où les membres du complot ne sauraient même pas qu’ils en font partie.

Sur le plan de la théorie politique, cette idée que la défense du conservatisme ne doit plus se faire par les urnes, mais par une bataille au sein des sphères du pouvoir elles-mêmes, se traduit également par une redécouverte de l’œuvre du politiste allemand Carl Schmitt, l’un des penseurs du nazisme et théoricien des dysfonctionnements des systèmes démocratiques. L’agonie politique de Schmitt, contemporain de la République de Weimar, qui conçoit la politique comme un combat existentiel entre « amis » et « ennemis » offre alors un cadre conceptuel attractif à une droite exclue du pouvoir pour penser les institutions de la démocratie américaine.

Les théories anti-démocratiques de Carl Schmitt apparaissent notamment sous la plume d’Adrian Vermeule, éminent juriste américain et – lui aussi – un converti tardif au national-conservatisme des années 202014Adrian Vermeule, « Our Schmittian administrative law », Harvard Law Review, février 2009, et Mike Watson, « Carl Schmitt’s Disappointing American Disciples », National Review, 26 mai 2022. De toutes les figures de la « nouvelle droite », c’est sans doute Vermeule qui incarne le mieux le passage du trumpisme à « l’âge adulte » : professeur à la prestigieuse école de droit d’Harvard, figure très insérée au sein de l’élite mainstream, son glissement vers la droite s’est fait par une conversion tardive au catholicisme, un schéma récurrent chez un certain nombre de néo-réactionnaires américains. C’est dans sa recension de l’ouvrage de Patrick J. Deneen15Op. cit. que Vermeule évoque pour la première fois l’idée de « réintégrer l’État de l’intérieur », c’est-à-dire de noyauter les institutions démocratiques pour les orienter dans un sens plus favorable à l’agenda idéologique de la droite16Adrian Vermeule, « Integration from within », American Affairs, vol.2, n°1, printemps 2018.. Cela nécessite d’y placer des « agents qui occupent des positions stratégiques au sein de la coquille vide de l’ordre libéral », écrit-il.

Son scepticisme vis-à-vis de la démocratie apparaît pleinement dans ses écrits lorsqu’il encense le rôle d’une nouvelle « élite administrative » éclairée, composée surtout de magistrats, et qui saura protéger l’intérêt général de l’intérieur. Il est confiant qu’une fois au pouvoir, celle-ci saura employer les sciences comportementales pour « orienter (nudge) des populations entières dans la bonne direction ». Ce n’est donc rien de moins qu’une théorie de captation des institutions que propose Adrian Vermeule, dont la position institutionnelle au sein d’une des plus augustes institutions universitaires lui donne le pouvoir de former cette future élite acquise au conservatisme.

« L’aristopopulisme » : l’élitisme au cœur du projet intellectuel de la « nouvelle droite »

C’est dans ce contexte de méfiance croissante vis-à-vis du processus démocratique qu’émerge le concept d’« aristopopulisme », étonnant néologisme qui vient clarifier ce glissement intellectuel et qui met au jour les contradictions du nouveau conservatisme américain17Patrick Deneen, « Aristopopulism : A Political Proposal for America », Institute for Human Ecology, 2019.. Théorisé par Patrick Deneen, devenu à bien des égards l’un des penseurs organiques de la « nouvelle droite » post-libérale depuis la publication de Why Liberalism failed, ce nouveau concept permet surtout d’acter le tournant élitiste et post-populiste emprunté par les conservateurs américains.

L’œuvre de Deneen mérite que l’on s’y attarde. Elle fournit l’outillage conceptuel nécessaire à la droite pour se défaire pleinement du logiciel libéral et démocratique, et pour justifier la mise en place d’un programme minoritaire, forgé par une intelligentsia au nom du peuple. Longtemps restée aux marges de la vie intellectuelle américaine, la carrière intellectuelle de Deneen a été définie par la volonté de proposer une nouvelle tradition intellectuelle à la droite, et plus généralement à la société américaine, en rupture définitive avec la tradition libérale18Ian Ward, « I don’t want to violently overthrow the Government. I want something far more revolutionary », Politico, 8 juin 2023.. Il appartient, avec les intellectuels Adrian Vermeule et Sohrab Ahmari, à un groupe d’auteurs catholiques post-libéraux qui voient la crise actuelle du libéralisme comme l’occasion de proposer une alternative d’inspiration chrétienne au modèle politique en place. Plus qu’un universitaire, Patrick Deneen est aujourd’hui un véritable entrepreneur politique, multipliant les contacts au sein des sphères de droite. Il s’est notamment attiré de nombreuses critiques pour avoir affiché sa proximité avec le dirigeant hongrois, Viktor Orbán.  

Après le succès de son premier livre sur les échecs du libéralisme, son ouvrage le plus récent, intitulé Regime change: toward a postliberal future19Patrick Deneen, Regime Change: Toward a Postliberal Future, Sentinel, 2023., dessine plus clairement les contours d’un nouveau modèle politique. C’est dans cet ouvrage qu’il formule l’idée d’un dépassement de la contestation populiste par une synthèse « aristopopuliste ».

Comme l’explique d’emblée Deneen, son objectif n’est pas de redonner le pouvoir au peuple, mais avant tout de remplacer l’élite : « la réponse n’est pas l’élimination d’une élite […] mais son remplacement par une meilleure classe de gouvernants ». Spécialiste de Tocqueville, citant abondamment Aristote et Machiavel, Deneen inscrit sa philosophie politique dans un logiciel théorique résolument prémoderne. Il part de l’observation que les sociétés ont toujours été marquées par une division marquée entre une caste privilégiée et les masses, entre plébéiens et patriciens. Et, affirme-t-il sans détour, elles le seront toujours, balayant l’idée que la modernité puisse être porteuse d’égalité. Deneen peut donc difficilement être classé comme un penseur du populisme dès lors qu’il ne conçoit pas le peuple comme l’acteur principal du changement politique. Au contraire, Deneen se révèle être, à bien des égards, un « ultra-élitiste ». S’appuyant à nouveau sur Aristote, il formule une vision idéale où une élite moralement régénérée serait, noblesse oblige, contrainte de défendre les intérêts des plus démunis. C’est cet idéal « aristopopuliste » qu’il souhaite porteur d’une dialectique nouvelle : « une élite qui respecte et soutienne les besoins essentiels de la populace qui, en retour, rend sa classe dirigeante responsable pour la protection du bien commun20Patrick J. Deneen, Regime Change: Toward a Postliberal Future, op. cit. ».

C’est donc la vision d’une avant-garde éclairée (dont les parallèles avec la dialectique marxiste peuvent faire sourire) qui se dessine sous la plume de Deneen, avec une mission claire de renversement du statu quo. La vocation révolutionnaire de cette élite est par ailleurs clairement assumée par l’auteur qui, en 2023, lançait lors d’une conférence : « je ne veux pas renverser le gouvernement. Je veux quelque chose de bien plus révolutionnaire21Hannah Gurman, « The Aristocrats », The Baffler, n°70, 11 septembre 2023. ». Mais la question de comment déterminer le « bien commun » recherché par cette élite au nom d’un peuple monolithique est évacuée à la faveur d’une épistémologie intuitionniste : Patrick J. Deneen semble indiquer qu’il sait, de façon instinctive, ce à quoi aspirent depuis toujours les gens « ordinaires » : « ce dont nous avons besoin – et ce que la plupart des gens ordinaires souhaitent instinctivement – c’est la stabilité, l’ordre, la continuité, ainsi qu’une reconnaissance pour le passé et un sens du devoir envers l’avenir22Patrick J. Deneen, Regime Change: Toward a Postliberal Future, op. cit. »..

Cette généralisation vague a l’avantage de balayer la question démocratique puisque ce que veut le peuple semble être un acquis immuable et, évidemment, en cohérence avec la vision conservatrice de Deneen. Dès lors, la seule variable est la mesure dans laquelle l’élite se montre capable d’y être attentive ou non. Conformément à une vision post-libérale de la société, le lien entre le peuple et l’élite devient donc un pacte organique, et non plus un contrat assuré par des institutions démocratiques garantissant une expression régulière et institutionnalisée des souhaits de la majorité.

L’« aristopopulisme » présente également l’avantage d’opérer une synthèse entre deux tendances qui coexistent au sein de la droite américaine : une droite sociale et populaire, cherchant sincèrement à répondre aux besoins économiques et/ou moraux de la classe ouvrière blanche, et une tendance anti-égalitariste qui domine encore chez de nombreuses figures de la « nouvelle droite » américaine. C’est notamment le cas des magnats techno-autoritaires de la Sillicon Valley, comme le milliardaire Peter Thiel, fondateur de PayPal et président de Palantir Technologies, qui finance une grande partie des opérations de la droite actuelle. Ce dernier semble en effet davantage préoccupé par la stagnation technologique des États-Unis, due selon lui à la médiocrité des élites, que par le bien-être des familles ouvrières du Midwest. De fait, la vision de Peter Thiel, qui rejoint celle de nombreuses figures de la Silicon Valley converties récemment au trumpisme (Elon Musk, Marc Andreessen, Ben Horowitz, etc.), correspond bien plus à une forme de darwinisme social méfiant des foules qu’à un ouvriérisme de droite23Max Chafkin, The Contrarian: Peter Thiel and Silicon Valley’s Pursuit of Power, Penguin Press, 2021.. Or, une telle vision peut pleinement trouver son compte dans le nouveau logiciel post-populiste que propose Deneen.

Ainsi l’idéal d’une nouvelle « aristocratie » mise au service du populisme, tel que le théorise Deneen, paraît-il symptomatique des tensions que l’on observe au sein de la droite américaine, entre son populisme originel et l’élitisme de ses théoriciens. Le concept de Deneen offre un cadre intellectuel conciliatoire qui permet de penser la politique comme une bataille épique entre élites, évacuant au passage toute réflexion sur la nature, par définition majoritaire, de la démocratie. Mais si Patrick J. Deneen reste flou sur la traduction concrète de ses idées et les moyens de les faire advenir, d’autres s’en chargeront pour lui.

Project 2025 : un projet « révolutionnaire » mais pas populiste

Conformément à la vision énoncée par Vermeule et Deneen, l’on observe depuis 2020 une multiplication d’initiatives au sein de la société civile visant à assurer non pas une victoire dans les urnes, mais le renversement de « l’État profond » par la constitution d’une nouvelle avant-garde de droite. La prochaine échéance – l’élection présidentielle de 2024 – doit permettre, une fois le prochain président républicain arrivé à la Maison-blanche, de mener à bien la lutte au sein des institutions en s’appuyant sur une nouvelle génération de cadres conservateurs pleinement acquise à sa cause.

Russell Vought, l’ancien administrateur de la Maison Blanche évoqué précédemment, devient l’un des entrepreneurs politiques les plus actifs sur ce front. Il a créé notamment le Center for Renewing America, dont l’objectif est de préparer le retour de Donald Trump au pouvoir, en l’équipant cette fois-ci des moyens d’appliquer son programme de transformation du pays. En parallèle, l’une des institutions les plus emblématiques de l’orthodoxie républicaine classique, le think tank Heritage Foundation, se voit également transformée en appareil au service de l’agenda national-conservateur.

Si la Heritage Foundation était historiquement associée au « fusionnisme » de Reagan, ayant servi d’incubateur idéologique du nouveau consensus républicain forgé dans les années 1980, celle-ci a connu une réorientation majeure au cours des dernières années. La Heritage Foundation doit cette mue principalement au volontarisme de son nouveau directeur, le Louisianais Kevin Roberts, arrivé à la tête de l’organisation en 2021. Historien de formation et animé par une foi révolutionnaire inspirée par les Pères fondateurs des États-Unis, ce dernier est parvenu à faire de son think tank l’incubateur d’une nouvelle génération de cadres acquis au national-conservatisme et jugés « Trumpcompatibles »24Voir « The Kevin Roberts Show ».. Comme Vought, et entièrement acquis à la vision « schmittienne » de la politique, Roberts considère la « bureaucratie woke » et l’élite « marxiste » comme ses principaux ennemis. Son diagnostic du problème est clair : « la gauche tire son pouvoir des institutions qu’elle contrôle », affirme-t-il25Kevin Roberts, « A forgotten Nation No More/ NatCon 4 », National Conservatism, 10 juillet 2024.. Cette fixation sur une élite corrompue explique son usage fréquent d’un langage révolutionnaire, débordant parfois sur la violence : il s’est récemment retrouvé sous le feu des critiques après avoir indiqué ne pas exclure de faire « couler du sang » si la gauche s’opposait à la révolution conservatrice26Politico via Associated Press, « Leader of the pro-Trump Project 2025 suggests there will be a new American Revolution », 4 juillet 2024..

C’est ensemble que Russell Vought et Kevin Roberts, ainsi qu’un grand nombre d’autres acteurs de ce nouvel écosystème nationaliste, produisent une feuille de route visant à réaliser les promesses du trumpisme, connue sous le nom de Project 2025. Abondamment commenté par les médias américains et étrangers, et critiqué par la gauche pour sa radicalité sur des sujets sociétaux comme l’avortement et l’éducation, il s’agit en réalité d’une méthode plus que d’un programme, proposant des pistes concrètes pour lutter contre l’obstruction de la « bureaucratie woke ». Comme le décrivent ses initiateurs, il s’agit d’un « plan bien conçu, coordonné et unifié soutenu par des cadres dévoués et formés pour le réaliser27Paul Dans, « Note on ‘Project 2025’ », Mandate for Leadership. The Conservative Promise, The Heritage Foundation, 2023. ». Le projet s’est d’abord traduit par la publication d’un ouvrage de près de 900 pages, Mandate for Leadership, égrenant des propositions pour chaque branche de l’État américain. Dans son chapitre au sujet de la Maison Blanche, Russell Vought énonce clairement un programme de mise au pas de l’administration américaine, proposant d’octroyer au président les moyens de licencier un nombre inédit de fonctionnaires afin de les remplacer par des cadres loyaux à l’exécutif28Russ Vought, « Executive Office of the President of the United States », Mandate for leadership, op. cit..

Dans le même temps, les initiateurs de Project 2025 se proposent de recruter une nouvelle génération de cadres pour constituer le vivier d’une prochaine administration conservatrice et remplacer des fonctionnaires acquis à la gauche. Fidèles à la devise, bien connue à Washington, que « la politique, c’est le personnel » (personnel is politics), d’autres organismes, comme American Moment, se sont fixé le même objectif de former une armée de réserve de cadres conservateurs, capables de repeupler l’administration américaine.

À de nombreux égards, Project 2025 représente l’aboutissement de ce travail de consolidation idéologique, de radicalisation et de dépassement du populisme entamé au lendemain de l’élection de Donald Trump. Fondé sur une vision sombre de la démocratie américaine, il reflète la désillusion de la droite vis-à-vis du processus électoral, substituant au travail de constitution d’une coalition inclusive au service d’une victoire républicaine un effort de consolidation idéologique et de déplacement du combat vers les institutions. En se concentrant sur la formation d’une nouvelle élite acquise aux idéaux d’un nationalisme chrétien, il représente une traduction très concrète de la vision « aristopopuliste » énoncée par Patrick J. Deneen. Dans cette optique, le populisme tribunicien de Donald Trump apparaît désormais plus que jamais comme un simple moyen d’arracher une victoire électorale, aussi mince soit-elle.

J.D. Vance, l’aristocrate du peuple

Si la mise en place du Project 2025 représente la traduction concrète d’un cheminement idéologique, la nomination de J.D. Vance comme colistier de la campagne républicaine s’apparente à une véritable consécration pour la « nouvelle droite », désormais officiellement aux portes du pouvoir. Le choix de Vance, qui contraste singulièrement avec celui de Mike Pence en 2016, gouverneur évangéliste appartenant aux courants républicains les plus traditionnels, montre également combien le parti s’est éloigné du « fusionnisme » républicain hérité de l’ère Reagan et Bush. Mais il marque également la victoire d’un national-conservatisme prêt à tourner la page du populisme trumpiste de 2016.

La trajectoire de J.D. Vance, élu sénateur de l’Ohio en 2022, en fait l’avatar parfait de cette « nouvelle droite » intellectuelle et « aristopopuliste » qui a émergé au cours de la dernière décennie. Devenu célèbre au début des années Trump pour son ouvrage Hillbilly Elegy, mi-Mémoires, mi-traité de sociologie, il s’est avant tout fait connaître comme un penseur sophistiqué, capable d’expliquer, par une analyse nuancée de sa propre biographie, les dysfonctionnements de la société américaine29J.D. Vance, Hillbilly Elegy: a memoir of a family and culture in crisis, Harper, 2016.. À l’image de nombreux intellectuels de la « nouvelle droite », d’abord profondément rebutés par la vulgarité du trumpisme, il a opéré un retournement spectaculaire à la fin des années 2010, comparable à celle du journaliste Sohrab Ahmari et du juriste Adrian Vermeule, se ralliant au milliardaire et ancienne star de télé-réalité. Comme eux, Vance s’est également converti à la religion catholique, assumant désormais pleinement son identité politique et intellectuelle post-libérale. Il est, depuis le début, un intervenant régulier aux conférences « nat-con » et se présente très clairement comme un disciple du politiste Patrick J. Deneen, qu’il cite régulièrement comme l’une de ses influences intellectuelles majeures30Ian Ward, « The Seven Thinker and Groups That Have Shaped JD Vance’s Unusual Worldview », Politico, 18 juillet 2024.. Son adhésion à un nationalisme chrétien dur, à un interventionnisme économique en défense des familles ouvrières et à un isolationnisme prononcé en matière de politique étrangère en fait le porte-parole idéal d’un conservatisme renouvelé.

Par son parcours et ses propos, il épouse pleinement le diagnostic que pose la « nouvelle droite » sur la démocratie américaine. En tant que sénateur, il se voit en effet comme un guerrier « anti-régime », convaincu lui aussi que la bataille politique ne peut se livrer qu’à l’intérieur d’institutions corrompues par l’élite de gauche31Ian Ward, « Is there something more radical than MAGA ? J.D. Vance is dreaming it », Politico, 15 mars 2024.. Preuve de son alignement sur cette vision, il a signé la préface du prochain ouvrage de Kevin Roberts, le président de la Heritage Foundation et l’un des initiateurs du Project 2025, dont il est très proche. Diffusé en avant-première par de nombreux médias, l’avant-propos reprend le langage révolutionnaire cher à Roberts en appelant à « charger les mousquets » pour venir en découdre avec l’élite de Washington32Alex Shephard, « Read J.D. Vance’s Violent Foreword to Project 2025 Leader’s New Book », The New Republic, 30 juillet 2024..

Bien qu’il émane de la classe ouvrière blanche qui a fait élire Donald Trump en 2016, Vance incarne à bien des égards le tournant élitiste du populisme MAGA. Il est frappant d’observer que rien dans son habitus n’est fait pour souligner ses origines populaires. Son phrasé complexe et son appétence pour l’abstraction servent davantage à rappeler son statut d’intellectuel passé par les plus hautes sphères de la société : l’école de droit de Yale, les start-up de la Silicon Valley, et les cercles exclusifs de la « nouvelle droite » intellectuelle. En ce sens, son personnage public forme un contraste saisissant avec celui de Donald Trump, un patricien qui manie une prose décousue, et parfois vulgaire, censée le rapprocher du peuple.

L’ascension fulgurante de Vance au poste de colistier ne doit rien au hasard : elle est le résultat d’une stratégie visant à arrimer au trumpisme tout l’écosystème de la droite intellectuelle apparue depuis 2016. En l’espace de quelques années, Vance a su devenir le « centre névralgique » de la droite, comme le qualifie Steve Bannon. En se rapprochant du clan Trump, notamment par le biais des fils du milliardaire, Vance s’est imposé comme le choix jeune et audacieux pour la campagne républicaine. Mais il acte surtout la victoire idéologique de la « nouvelle droite » nationale-conservatrice qui a cherché à transformer le trumpisme en un mouvement plus pérenne, capable de mener la bataille au sein des institutions.

Pourtant, le choix de J.D. Vance semble également présenter des limites politiques sérieuses. Son impopularité auprès des Américains, confirmée par de nombreux sondages, vient signaler l’étrange paradoxe de la ligne « aristopopuliste » qu’il incarne33« Do Americans have a favorable or unfavorable opinion of JD Vance? », Five Thirty Eight.. Présenté comme un porte-voix presque organique des aspirations du peuple, il semble pour l’instant incapable d’en obtenir l’assentiment. Cela pointe plus généralement les limites de la stratégie empruntée par la droite depuis plusieurs années.

Une stratégie à double tranchant en vue des élections

Cette vision élitiste, privilégiant la cohérence idéologique et la loyauté au détriment d’une réflexion sur l’élargissement de la coalition républicaine, pourrait s’avérer être le point faible du nouveau conservatisme lors des élections de 2024. Distraite par son travail de consolidation doctrinale et par son obsession vis-à-vis de la constitution d’une nouvelle avant-garde loyale, la droite américaine a peut-être commis une erreur stratégique de taille. À force de discréditer le système démocratique américain, elle risque d’en perdre de vue le principe le plus fondamental, à savoir que la victoire dépend au bout du compte de l’arithmétique électorale.

Cette tension est devenue manifeste lorsque Donald Trump s’est vu obligé de se distancier publiquement du Project 2025 au cours de l’été. Calculant que la radicalité du programme proposé par la nouvelle avant-garde conservatrice pourrait nuire aux républicains, les démocrates en ont fait un véritable argument de campagne, accusant Donald Trump de vouloir orchestrer un coup d’État administratif et de faire passer en force des mesures objectivement impopulaires, dont une interdiction fédérale de l’avortement (près de sept Américains sur dix y sont opposés). Nourri par les sondages et par son instinct politique, le candidat républicain a passé les dernières semaines à modérer ses positions au sujet des droits reproductifs.

Aussi semble-t-il s’être rendu compte intuitivement de l’étrange paradoxe dans lequel se situe l’actuel mouvement national-conservateur : sa radicalité et son élitisme l’empêchent d’être réellement populiste. C’est ce qui explique les propos durs du candidat républicain à l’égard de certaines propositions formulées par la Heritage Foundation et ses partenaires, qu’il qualifie de « ridicules » et d’« extrêmes », et dont il affirme ne pas connaître les initiateurs. Si de nombreux médias n’ont pas manqué de souligner les liens objectifs qui unissent les réseaux de l’ancien président à l’écosystème du Project 2025, il reste difficile d’anticiper la place qu’occuperait celui-ci dans une future administration Trump. Fait significatif : mis à part Vance, l’équipe de transition de Trump ne comporte pour l’instant aucun intellectuel issu de la nébuleuse nationale-conservatrice et du Project 2025, puisant davantage au sein d’un autre think tank, l’America First Policy Institute, moins « intello », moins idéologue et surtout composé de trumpistes loyaux.

Quoiqu’il en soit des liens véritables entre la campagne de Trump et l’intelligentsia nationale-conservatrice, la séquence a permis de mettre au jour les dilemmes stratégiques de cette droite qui se veut populiste, mais qui risque d’être piégée par son élitisme. Entre populisme majoritaire et « aristopopulisme » d’une minorité, cette question se trouve désormais au cœur de la campagne électorale et pourrait s’avérer décisive. D’autant que les démocrates, par un effet de miroir inversé, semblent avoir bondi sur l’opportunité en épousant la stratégie opposée : l’adoption de thématiques et de mesures destinées exclusivement à élargir leur base électorale. En cherchant à apparaître plus dure sur l’immigration, en réitérant son soutien à l’industrie pétrolière et gazière – chère aux électeurs des swing states – et en employant le langage de la liberté économique, la gauche portée par Kamala Harris cisèle son programme en fonction de ce qui pourrait plaire aux catégories d’électeurs qu’elle cherche à séduire.

C’est comme si la campagne démocrate avait suivi les conseils prodigués, il y a près de dix ans, par Sohrab Ahmari, avant que celui-ci n’abandonne le libéralisme pour devenir l’un des plus fervents défenseurs du national-conservatisme religieux, aux côtés de Patrick J. Deneen et Adrian Vermeule : « Pour survivre à la montée du trumpisme mondial, l’idée libérale doit s’adapter à nouveau, afin de devenir plus robuste sur des sujets comme l’islamisme, l’immigration et l’intégration, plus à l’aise avec la démocratie qu’elle ne l’a été ces dernières années, et plus consciente d’elle-même en tant qu’idéologie ». L’ironie serait en effet cruelle pour la droite si cette stratégie de virage au centre opérée par les démocrates finissait par leur offrir une nouvelle victoire en 2024.

Les conservateurs américains se retrouvent donc dans une situation de quitte ou double. S’ils l’emportent, même de peu, ils se trouvent aujourd’hui mieux armés intellectuellement, grâce au travail de reconfiguration et de consolidation doctrinales entamé depuis 2016, et flanqués d’une nouvelle élite qui n’existait pas au moment de la première victoire de Donald Trump. La droite pourra alors espérer ouvrir les portes du pouvoir à cette nouvelle génération de décideurs loyaux qu’elle a cherché à faire émerger au cours des dernières années, et ainsi réaliser son projet de reconquête des institutions.

En cas de défaite, sa stratégie sera nécessairement remise en question. Le dilemme apparaîtra alors plus vivement que jamais : la droite se résoudra-t-elle au constat que son programme est potentiellement incompatible avec les envies du peuple américain, qui ne veut pas de son « aristopopulisme » ? Ou y verra-t-elle une raison de plus pour s’éloigner davantage encore du logiciel démocratique afin de faire valoir sa vision du monde ?

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