L’activisme climatique comme remède à l’éco-anxiété

Qu’est-ce qui motive les activistes du climat ? Quels rapports personnels entretiennent-ils avec la perspective du changement climatique ? Quelles émotions peuvent amener à développer une certaine forme de radicalité ? Lamya Essemlali, co-fondatrice et présidente de Sea Shepherd France, répond aux questions de Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation Jean-Jaurès.

L’antenne française de Sea Shepherd a été créée en 2006, d’abord pour participer au financement des opérations en mer puis pour conduire ses propres actions – contre la chasse des tortues à Mayotte par exemple – et des campagnes de sensibilisation.

Cet entretien sur le thème de l’activisme climatique et des formes de radicalité qui y sont liées a été réalisé dans le cadre des travaux de la Fondation Jean-Jaurès sur l’étude de l’éco-anxiété et de ses impacts. Il est publié en parallèle de l’entretien de l’activiste belge Chloé Mikolajczak1Chloé Mikolajczak, Théo Verdier, « Activistes du climat : les ressorts d’un engagement », Fondation Jean-Jaurès, 10 février 2022..

Théo Verdier : Pourquoi, dans votre engagement personnel, comme plus globalement dans celui de Sea Shepherd, avoir choisi ce que nous pourrions appeler une forme d’action concrète plutôt qu’un engagement dans des organisations environnementales ou écologistes plus traditionnelles ?

Lamya Essemlali : Il y a une histoire de tempérament, une attirance personnelle. J’étais engagée dans des ONG, Greenpeace et WWF, avant Sea Shepherd. Je le faisais à défaut d’autre chose. Pour moi, c’était de la compromission, je n’avais pas trouvé mieux. J’avais un sentiment de frustration.

Notre modus operandi est très combatif, ce qui a l’avantage d’interpeller. Il y a une part de risques qui ne laisse pas indifférente, les campagnes sont visuelles et donc marquent les esprits. Ce qui fait connaître Sea Shepherd, ce sont le bouche-à-oreille et les médias. Nous n’avons pas de budget de communication. Le budget de Sea Shepherd est à 95% concentré sur les actions de terrain.

Pourquoi avoir choisi ce mode d’action en particulier ? Parce qu’à la base Sea Shepherd est une ONG anti-braconnage. Ce qui signifie que lorsque nous intervenons, les lois sont déjà passées par là. Qu’il y a eu des années de bataille préalable pour protéger une espèce ou alerter le public. Or, quand on interdit, il est déjà tard. Nous sommes des lanceurs d’alerte en ce qui concerne des pratiques qui peuvent encore être légales. Nous alertons le public sur les échouages de dauphins dus à la pêche dans le golfe de Gascogne. Par contre, quand une pratique est déjà considérée comme illégale, il ne s’agit plus de sensibiliser, il s’agit de faire appliquer les lois. Et que faire quand les États sont démissionnaires comme sur la chasse aux baleines qui fait l’objet d’un moratoire international ? Aucune pétition n’aurait pu faire arrêter la pêche aux baleines en Antarctique.

Quel est le moteur de l’engagement des bénévoles de Sea Shepherd ?

Lamya Essemlali : Le sentiment d’être utile. Sea Shepherd représente une opportunité pour les gens qui ont envie de se sentir utile et de contribuer à la défense de l’océan.

En ce qui me concerne, Sea Shepherd a été une aubaine. C’est un peu un ovni dans l’engagement associatif. J’ai en mémoire ma mission en Antarctique face aux baleiniers [en 2006, NDLR.]. Cela se passait en hiver. Donc à Noël et au Nouvel An, nous étions loin de nos familles. Nous recevions des messages qui disaient « merci pour votre sacrifice », mais ils sonnaient faux pour moi. À aucun moment, je n’avais l’impression de me sacrifier.

L’engagement est un anxiolytique. Je ne connais pas de meilleur remède à l’anxiété que l’action. Quand on est sur le terrain et qu’on sauve des vies, qu’on retire des filets de l’eau, c’est cela qui calme. C’est un remède au désespoir. Il n’y a rien de pire que d’être conscient de l’état du monde et de ne pas avoir d’outils à sa disposition pour lutter. Dans ce cas, on décide de se mettre des œillères, ou on sombre dans la dépression.

Avez-vous l’impression d’assister à un développement croissant des modes d’action concrets dans le domaine de l’engagement environnemental ? Et ce, à travers des opérations spectaculaires et visibles qui reprennent dans une certaine mesure votre mode opératoire.

Lamya Essemlali : Il y a un phénomène de cet ordre-là. Je le vois bien dans l’évolution de la façon dont Sea Shepherd est perçue depuis seize ans. Nous sommes passés du statut d’organisation extrémiste à celui d’organisation essentielle. Nous avons de plus en plus de lucidité par rapport au fait que marcher dans la rue et signer des pétitions ne va pas suffire. Cela tient aussi au fait de l’accélération importante des effets visibles du changement climatique. Face à cela, l’action politique ne donne pas de signaux vers une prise en main du problème.

Je vois se développer un modèle anglo-saxon d’action plus radicale. Il y a de plus en plus de sabotages de chasse ou d’actions coup de poing comme celles d’Extinction Rebellion. Ce sont des choses que nous n’avions pas en France pour la défense de l’environnement ou des espèces. Alors même que nous nous mobilisons largement sur des sujets sociétaux et anthropocentrés, les manifestations pour les retraites par exemple.

Est-ce que cela peut amener à une certaine forme de violence ?

Lamya Essemlali : Si nous allons vers un effondrement écologique tel qu’il arrive, il va y avoir énormément de violences. Ne serait-ce que parce qu’on met à mal des écosystèmes qui sont vitaux. Quand on aura du mal à se nourrir, à avoir de l’eau, cela va générer énormément de violences.

Pour ce qui est des ONG, la question de la violence revient souvent quand on parle de Sea Shepherd parce que nous sommes combatifs. Posons les choses : qu’est-ce que la violence ? Sea Shepherd n’a jamais blessé personne, mais a sauvé de nombreuses vies [animales, NDLR]. On nous a reproché d’être violents quand des navires baleiniers ont été stoppés. Si on remet les choses dans leur contexte, ces équipages tuaient des espèces protégées et rien ne semblait pouvoir les arrêter. On a détruit la propriété privée d’un individu pour sauver la vie d’une espèce en danger. Cela pose la question de notre hiérarchie de valeurs.

Si vous sauvez une personne lors d’une agression au couteau, personne ne vous accusera d’avoir brisé le couteau. Notre vision de la violence est anthropocentrée, nos besoins prennent le dessus sur les intérêts vitaux d’autres espèces. Nous devons respecter le vivant dans son ensemble. Redéfinissons la violence en dehors d’un cadre trop anthropocentrique qui ferait que n’importe quelle atteinte à un être humain ou à toute autre espèce puisse être considérée comme une forme de violences.

Sur un plan plus personnel, ressentez-vous une forme d’anxiété personnelle face au changement climatique et à la chute de la biodiversité ?

Lamya Essemlali : Nous n’avons pas le temps de penser à l’avenir. L’action nous ancre dans le moment présent.

J’essaie de me déconnecter de l’issue de tout ça, ne pas faire trop de projection. Ne pas être dans l’espoir ni dans le désespoir. Le moteur, c’est l’action : faire maintenant tout ce qui est dans notre pouvoir pour inverser le cours des choses. Ce qui est extrêmement prenant et empêche de se perdre dans l’excès d’optimisme ou de pessimisme. Personne n’a de boule de cristal pour prédire l’issue vers laquelle nous nous dirigeons. Ce qui va se passer dépend de notre action aujourd’hui.

Quel regard portez-vous sur la COP26 et son incapacité à acter des engagements respectant les objectifs de l’accord de Paris, bien que s’en approchant dans une mesure relative ?

Lamya Essemlali : Je ne ressens pas de déception par rapport à la COP26 ou aux COP précédentes. Car nous n’avions aucune illusion. Nous ne misons pas là-dessus. Ce n’est pas de là que viendra le changement. Il naîtra d’une prise de conscience suffisamment importante de la population qui fera que la pression sera telle qu’il faudra faire évoluer les lois.

Malheureusement, pour avoir ce sursaut d’une quantité suffisamment importante de personnes, il va falloir qu’on ressente dans notre quotidien et dans nos chairs l’impact du changement climatique. Sinon, nous aurons tendance à nous laisser aller à l’inertie.

On retrouve ici la notion de « fin du monde et fin du mois », une priorisation des enjeux entre ce qui nous affecte au quotidien et la prévision des conséquences futures du réchauffement ?

Lamya Essemlali : Sur la question de l’effondrement écologique, on parle de besoins vitaux. Les services écosystémiques que nous tenons pour acquis sont en train d’être remis en question. Ce sont les classes populaires qui vont en pâtir le plus. Pourtant, en France, même ces dernières sont hyper-privilégiées par rapport à celles des pays qui crèvent de faim à cause du changement climatique.

Parfois, nous avons tendance à avoir un curseur qui n’est pas le bon, y compris dans les classes populaires. Les besoins ne sont pas forcément classés dans le bon ordre et sont à mon sens le symptôme d’une société qui ne va pas bien, prise dans le piège d’une surconsommation. Les besoins essentiels ne devraient pas être inaccessibles aux classes populaires. Or, accéder à un air non pollué deviendra un luxe demain.

Avez-vous l’impression qu’une forme d’engagement individuel, ou à l’échelle d’un collectif restreint tels que des projets locaux agricoles et alternatifs, prend le pas sur l’action collective organisée sous la forme d’associations et de mouvements politiques ?

Lamya Essemlali : Je vois dans mon entourage les gens partir à la campagne, avoir leur potager, vouloir une forme d’autonomie alimentaire. Peut-être parce qu’ils anticipent le fait qu’avoir un potager sera un jour un atout majeur. Le point commun de ces approches est que dans le cadre d’un effondrement écologique, les grandes villes sont le dernier endroit où il faudra vivre.

Mais cela peut avoir une dimension collective, englobante, avec des réseaux qui se tissent et assurent une transmission. Et là, cela prend une ampleur différente. Cela nous renvoie à notre rapport à la nature, à la protection des animaux et de la biodiversité, à notre place au sein du vivant et donc à notre besoin de s’engager pour le préserver.

  • 1
    Chloé Mikolajczak, Théo Verdier, « Activistes du climat : les ressorts d’un engagement », Fondation Jean-Jaurès, 10 février 2022.

Des mêmes auteurs

Sur le même thème