Face à la pandémie de coronavirus, la Turquie a adopté des stratégies bien différentes de celles mises en place ailleurs et notamment en Europe. Nicolas Monceau, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, chercheur à l’Institut de recherche Montesquieu et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes-Georges Dumézil (Istanbul), analyse la situation sanitaire, la gestion de la crise par les autorités et les conséquences économiques et sociales, mais s’interroge également sur ce que révèle la crise sanitaire du régime du président Erdoğan.
Semblant restée à l’écart de la pandémie du Covid-19 lorsque celle-ci s’abattait sur l’Europe dans les premières semaines, la Turquie est rapidement devenue l’un des pays les plus exposés au Moyen-Orient avec un nombre de cas détectés désormais plus élevé que celui enregistré en Iran.
Dans un pays reconnu pour l’organisation moderne de son système de santé, quelle est la situation sanitaire aujourd’hui selon les informations officielles disponibles ? Quelle est la stratégie privilégiée par les autorités turques pour lutter contre la pandémie du Covid-19 ? Quelles sont les perspectives ?
Une situation sanitaire en apparence moins dramatique que celle des pays européens
Les données officielles réactualisées quotidiennement par le ministère turc de la Santé permettent de mesurer l’état de la situation sanitaire en Turquie ainsi que son évolution au cours des dernières semaines. La diffusion du coronavirus semble avoir été plus tardive en Turquie que dans les pays européens. Le premier cas d’une personne contaminée est détecté le 10 mars dernier, suivi du premier décès des suites du Covid-19 qui est déclaré le 17 mars.
Selon le bilan officiel du ministère turc de la Santé, à la date du 4 mai 2020 :
- 1 171 138 tests ont été réalisés au total en Turquie (dont 35 771 pour la journée du 4 mai) ;
- 127 659 cas ont été détectés (dont 1614 le 4 mai) ;
- 3461 décès ont été recensés (dont 64 le 4 mai) ;
- 1384 patients sont admis en soins intensifs (dont 727 intubés) ;
- 68 166 personnes sont guéries (dont 5015 le 4 mai).
D’autres sources médicales permettent de compléter ce tableau sanitaire de la Turquie. D’après l’Union des médecins de Turquie, qui représenterait 80% des médecins du pays, 3474 personnels soignants au total avaient été atteints du Covid-19, dont 1307 médecins, à la date du 22 avril 2020. La grande majorité a été infectée à Istanbul, mégalopole de plus de 16 millions d’habitants, où plus de 60% des cas de Covid-19 ont été détectés. Vingt-quatre personnels soignants, dont 14 médecins, sont décédés. Fin avril dernier, le ministre turc de la Santé avançait, pour sa part, une estimation plus élevée avec la contamination de 7428 soignants, soit 6,5% du nombre total de cas détectés.
Sur le plan international, quelle est la situation sanitaire de la Turquie ? Le tableau ci-dessous présente la liste des dix pays dans le monde les plus touchés par la pandémie de Covid-19 en nombre de cas confirmés à la date du 6 mai 2020. La Turquie se positionne en huitième position avec près de 130 000 cas détectés, après les États-Unis, plusieurs pays européens et la Russie. Le nombre de cas détectés chaque jour en Turquie a connu un pic important au milieu du mois d’avril 2020, avec près de 5000 cas quotidiens. Il a diminué depuis, même s’il reste élevé.
Pays | Nombre de cas | Nombre de décès | Décès/1 million population | Tests/1 million population |
---|---|---|---|---|
Monde | 3 741 276 | 258 511 | 33,2 | |
États-Unis | 1 237 761 | 72 275 | 218 | 23 347 |
Espagne | 250 561 | 25 613 | 548 | 41 332 |
Italie | 213 013 | 29 315 | 485 | 37 158 |
Royaume-Uni | 194 990 | 29 427 | 433 | 20 385 |
France | 170 551 | 25 531 | 391 | 16 856 |
Allemagne | 167 007 | 6 993 | 83 | 30 400 |
Russie | 165 929 | 1 537 | 11 | 31 752 |
Turquie | 129 491 | 3 520 | 42 | 14 281 |
Brésil | 115 953 | 7 958 | 37 | 1 597 |
Iran | 99 970 | 6 340 | 75 | 6 186 |
Source : Worldometers.
Ces données, tant sur le plan national qu’international, conduisent à formuler deux observations dans une perspective comparative. Le nombre de décès en Turquie apparaît largement inférieur à ceux enregistrés en Europe, en particulier dans les pays les plus touchés (Italie, Espagne, France ou Royaume-Uni). Des inconnues subsistent cependant sur le nombre de décès dans les maisons de retraite et à domicile dans la mesure où les données officielles ne précisent pas si ces derniers sont comptabilisés ou non.
Cependant, l’évolution de la situation sanitaire en Turquie semble progressivement se rapprocher de celle de la France sur certains indicateurs, en particulier concernant le nombre de cas confirmés. Au 4 mai 2020, la Turquie et la France recensaient respectivement 127 659 et 131 863 cas confirmés. En revanche, le nombre de malades en réanimation et de décès apparaît beaucoup moins élevé en Turquie par rapport à celui enregistré en France. Comment expliquer cette différence ?
Plusieurs hypothèses sont susceptibles d’être avancées pour tenter d’éclairer ces différences significatives entre la Turquie et les pays européens concernant le nombre de décès dus au Covid-19. La modernisation du système de santé en Turquie depuis l’arrivée au pouvoir du parti AKP (Parti de la justice et du développement) en 2002 a fortement augmenté les capacités du pays en termes d’infrastructures sanitaires – suite notamment à la construction de complexes hospitaliers publics ultra-modernes et à la privatisation du secteur médical (offrant un nombre de lits élevé en soins intensifs) –, de personnel, de médicaments et de matériels sanitaires. Ces capacités médicales permettraient aujourd’hui à la Turquie d’affronter la pandémie dans des conditions jugées plus favorables que celles d’autres pays. En février 2017, le président Erdoğan déclarait au sujet du secteur médical turc : « le système de santé de notre pays, tant au niveau des soins que de la qualité, est bien au-dessus des normes mondiales, y compris de l’Europe et de l’Amérique ». Le nombre de personnes dépistées s’avèrerait aussi plus élevé en Turquie qu’en France. Selon l’OCDE, à la date du 15 avril dernier, la Turquie effectuait plus de tests (5,3 pour 1000 habitants) que la France (5,1 pour 1000) mais deux fois moins que les États-Unis (9,3 pour 1000) et surtout que l’Allemagne (17 pour 1000).
La structure démographique de la Turquie pourrait ensuite jouer un rôle en raison de sa population plus jeune et par conséquent moins menacée a priori par les suites du virus. En mai 2020, l’âge médian est de 31,5 ans en Turquie (contre 41,1 ans en France selon l’Insee) pour une population totale estimée à près de 84,2 millions d’habitants. En avril 2019, les enfants âgés de 0 à 17 ans représentaient 28% de la population totale turque, soit 22,9 millions d’enfants.
Enfin, l’internationalisation de la Turquie, caractérisée notamment par une mobilité internationale plus faible des ressortissants turcs, pourrait expliquer en partie ce phénomène, même si cet argument pourrait être relativisé par la position de hub – de transport, énergétique – de la Turquie, grâce notamment au nouvel aéroport international d’Istanbul et par la proximité frontalière de l’Iran qui a été durement touché par la pandémie de Covid-19.
Une stratégie différente de celle des pays européens ?
La Turquie se distingue comme un cas d’étude intéressant dans la mesure où elle se démarque en partie des pays étrangers, en particulier européens, concernant la stratégie privilégiée par les autorités pour lutter contre la pandémie du Covid-19. Face au dilemme entre protection de la santé publique et nécessité de maintenir une activité économique (dans un pays déjà très fragilisé par la crise économique depuis 2018), les autorités turques ont tenté de rechercher un équilibre très précaire en préconisant une série de mesures sur la base des recommandations du « Conseil scientifique Coronavirus » établi sous la présidence du ministre turc de la Santé. Ces mesures s’avèrent à la fois similaires et différentes de celles adoptées sur le plan international.
Parmi les décisions similaires ou proches de celles mises en œuvre par une majorité de pays européens, figurent entre autres :
- la fermeture des universités et écoles (à partir du 16 mars dernier, à la même date qu’en France, mise en place d’un système de télé-enseignement dès le 23 mars, prolongation de la fermeture des écoles à plusieurs reprises jusqu’au 31 mai) ;
- des appels à la fermeture des espaces publics et des commerces dont les restaurants ;
- une restriction puis une suspension des vols aériens domestiques et internationaux (prolongée jusqu’au 28 mai prochain) ;
- l’interdiction des déplacements entre trente et une grandes villes du pays ;
- l’interdiction des rassemblements (dont les prières du vendredi, qui sont les plus fréquentées, et la rupture du jeûne (iftar), au coucher du soleil, depuis le début du ramadan) ;
- le port du masque obligatoire dans les lieux publics et commerces (production et distribution gratuite par l’État de dix millions de masques par jour depuis le mois d’avril 2020).
La principale différence avec les pays européens a porté sur la mesure du confinement. Celui-ci devait-il être total ou catégoriel ? Limité dans le temps ou continu ? La Turquie a choisi d’adopter une mise en œuvre différentielle du confinement sur les plans géographique, temporel et démographique. Le confinement n’a pas été étendu à tout le pays mais seulement aux plus grandes villes turques (31 métropoles dont Istanbul et Ankara). Il a été appliqué à l’ensemble de la population, sous la forme d’un couvre-feu, de façon limitée durant les week-ends et les ponts. Enfin, il a été continu pour certaines catégories de la population : les personnes âgées de plus de 65 ans (depuis le 21 mars dernier), les malades chroniques et les jeunes de moins de 20 ans (depuis le 4 avril). Ces deux catégories apparaissent parmi les plus vulnérables (les seniors) ou susceptibles de propager le virus rapidement (les jeunes), mais elles sont aussi des catégories inactives. Les Turcs actifs – âgés de 20 (voire 18 ans) à 60 ans – ont continué à se rendre sur leur lieu de travail ou à travailler à domicile.
La Turquie a expérimenté, lors du week-end du 10 au 12 avril 2020, son premier couvre-feu généralisé « à courte durée » (48 heures, du vendredi minuit au dimanche à 23h), une mesure sans équivalent parmi les types de confinement connus à ce jour. L’annonce du couvre-feu deux heures avant l’entrée en vigueur de la mesure a surpris la population qui s’est ruée dans les supermarchés et commerces pour s’approvisionner, provoquant un effet inverse des mesures de distanciation sociale. Cette situation plutôt chaotique a entraîné des conséquences politiques avec l’annonce de sa démission par le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, qui a été rapidement refusée par le président turc.
Depuis cette première expérience, le couvre-feu a été instauré tous les week-ends et les ponts dans 31 villes en Turquie et sera reconduit les week-ends jusqu’à la fin du ramadan.
Le Covid-19 comme révélateur du fonctionnement du régime présidentiel turc ?
Les mesures adoptées au niveau national pour lutter contre la pandémie du Covid-19 permettent, comme dans tout pays, d’apprécier la nature du régime politique et ses orientations en matière sanitaire, économique et de libertés publiques. En Turquie, comment le président Erdoğan et son gouvernement à majorité AKP ont-ils appréhendé et géré la crise sanitaire ? De multiples interprétations souvent divergentes ont été formulées depuis le début de la crise.
L’implication personnelle du chef de l’État turc peut être soulignée tout d’abord. Fin mars 2020, ce dernier lance une grande campagne de solidarité, intitulée « Notre Turquie se suffit à elle-même », avec un appel aux dons, en particulier auprès des hommes d’affaires turcs. Dans ce cadre, il annonce qu’il contribuera financièrement à la lutte contre la pandémie en versant sept mois de son salaire. Sa décision sera suivie par plusieurs ministres. Le président turc prend aussi en main la gestion de la pandémie en l’absence de Premier ministre (poste supprimé depuis la réforme constitutionnelle de 2017 qui présidentialise le régime turc), annonçant lui-même les décisions de couvre-feu après le faux pas de son ministre de l’Intérieur lors du premier couvre-feu.
Sur la scène internationale, les autorités turques déploient une diplomatie sanitaire intense et fortement médiatisée en envoyant de l’équipement d’aide médicale (masques, combinaisons de protection, gel hydro-alcoolique) à plus de 55 pays parmi lesquels la Libye (où la Turquie a des intérêts géopolitiques), l’Arménie, les territoires palestiniens et Israël. Des livraisons ont également été effectuées à plusieurs pays européens (Italie, Espagne et Royaume-Uni) et aux États-Unis. En ayant recours à cette « diplomatie du masque », la Turquie poursuivrait un double objectif : apparaître comme une puissance humanitaire capable d’apporter son aide aux pays étrangers, y compris aux pays occidentaux développés ; restaurer l’image de la Turquie à l’étranger, en particulier auprès des pays occidentaux avec lesquels les relations se sont fortement dégradées depuis le coup d’État manqué de 2016. Le porte-parole du président turc déclarait en ce sens que la Turquie était « le premier pays au sein de l’Otan à envoyer de l’aide à l’Italie et à l’Espagne ».
La gestion gouvernementale de la pandémie du Covid-19 a suscité de nombreuses critiques en Turquie. La décision d’appliquer le couvre-feu (limité aux week-ends et ponts) à l’ensemble de la population à partir du 10 avril dernier a été jugée tardive par l’opposition kémaliste qui réclamait l’adoption de cette mesure depuis la fin du mois de mars 2020. De même, l’annonce par le ministre de l’Intérieur du couvre-feu deux heures avant son entrée en vigueur, le vendredi 10 avril dernier, a entraîné des mouvements de panique dans la population à l’origine d’une crise politique temporaire marquée par la démission – refusée – du ministre.
Au milieu du mois d’avril 2020, la volonté du parti gouvernemental AKP de suspendre les activités du Parlement turc pour une durée de quarante-cinq jours après le vote de plusieurs lois importantes en relation avec la crise sanitaire a soulevé un nouveau débat politique. Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du parti kémaliste CHP (Parti républicain du peuple), a dénoncé cette décision qui reflétait selon lui le « régime d’un seul homme » au sein duquel un pouvoir législatif n’apparaît plus nécessaire. Au sein de l’opposition politique, le parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples) a aussi accusé le gouvernement d’entraver la lutte contre le coronavirus dans le sud-est du pays « par la répression exercée contre les institutions démocratiques kurdes, en particulier les municipalités ».
Parallèlement, l’adoption à la mi-avril 2020 d’une loi d’amnistie par le Parlement turc, visant à libérer 90 000 prisonniers pour freiner les risques d’épidémie au sein des prisons turques surpeuplées, a fait l’objet de critiques pour son caractère « discriminatoire » et « politiquement biaisé » par plusieurs ONG de défense des droits de l’Homme, dont Human Rights Watch et Amnesty International. Parmi les bénéficiaires de libérations anticipées et d’assignations à résidence, la loi n’incluait pas les détenus condamnés en vertu de lois antiterroristes controversées ainsi que les journalistes, opposants politiques et avocats en détention provisoire depuis le coup d’État manqué de juillet 2016 (dont l’homme d’affaires et philanthrope Osman Kavala incarcéré depuis l’automne 2017).
Enfin, le ministère turc de l’Intérieur a annoncé fin avril dernier l’arrestation de plus de 400 personnes en un mois pour « provocation en ligne » sur les réseaux sociaux. Ces personnes étaient accusées de diffuser des fake news sur le virus ou de critiquer la gestion gouvernementale de la pandémie. Cette répression sur les réseaux sociaux a suscité des réactions qui ont souligné le contrôle des autorités sur Internet.
Quelles conséquences sur les plans économique et social ?
Comme dans l’ensemble des pays frappés par la pandémie, la Turquie est confrontée à de sévères conséquences économiques. Fin avril dernier, la monnaie nationale – la livre turque – a connu une nouvelle dépréciation de 6% en un mois sous l’effet en partie de la crise sanitaire. La livre turque s’est dépréciée d’environ 20% depuis le début de l’année face au dollar, selon l’Institut turc des statistiques. Parmi les secteurs les plus touchés, le tourisme a subi une baisse de ses revenus de l’ordre de 11,4% au premier trimestre 2020, soit 4,10 milliards de dollars, par rapport à la même période de 2019.
Sur le plan social, l’impact de la crise sanitaire apparaît aussi important sur la condition des réfugiés et migrants en Turquie, dont une grande majorité est originaire de Syrie. Avec plus de trois millions et demi de réfugiés sur son territoire, dont beaucoup ne vivent pas dans les camps, ces derniers sont particulièrement vulnérables au virus. Face à cette menace, la crise sanitaire a temporairement mis un terme à la crise diplomatique qui avait éclaté entre la Turquie et l’Union européenne (UE) à la fin du mois de février lorsque le président turc avait annoncé « ouvrir les portes » au passage des réfugiés vers l’UE et que des milliers d’entre eux s’étaient amassés le long de la frontière gréco-turque dans l’attente de la traverser. Depuis la fin du mois de mars dernier, les autorités turques ont fait évacuer la plupart des réfugiés qui ont été emmenés dans des centres de rétention et placés en quarantaine.
Quelles perspectives face à la pandémie de Covid-19 ?
Face à l’évolution de la pandémie, en particulier le nombre de décès relativement peu élevé, les autorités turques adoptent un discours à la tonalité plutôt rassurante. Lors d’une conférence de presse, le 29 avril dernier, le ministre turc de la Santé, Fahrettin Koca, a déclaré que dans le cadre de la lutte contre le Covid-19, le taux des décès de patients en soins intensifs avait reculé de 58 à 10% et celui des décès de malades intubés de 74 à 14% dans les hôpitaux turcs. Lors des dernières vingt-quatre heures, a-t-il ajouté, le nombre des guérisons a été plus de deux fois supérieur à celui des nouveaux cas. Selon le ministre, la Turquie est le pays d’Europe où le taux de mortalité lié au Covid-19 s’avèrerait le plus bas.
Parallèlement, le président Erdoğan déclarait que la Turquie « commençait à voir le bout du tunnel » et espérait un retour à la normale pour le pays après le mois du ramadan à la fin de mai 2020.