La sécurité, un enjeu paradoxal lors de l’élection présidentielle

L’insécurité, enjeu important du débat politique français, polarise les attitudes politiques. Pour comprendre l’impact des fluctuations de l’insécurité mesurée et des positionnements des différents acteurs politiques, une enquête a été réalisée sur l’insécurité pendant la période présidentielle, dans le cadre d’un partenariat entre le CESDIP, la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Saclay, le CDSP et la Fondation. Antoine Jardin et Julien Noble, responsables de cette enquête, en livrent les principaux enseignements.

L’élection présidentielle de 2022 s’est inscrite dans la continuité du scrutin de 2017. Le second tour a été l’occasion d’une opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, présentant pour une deuxième fois l’alternative entre un candidat centriste et une candidate d’extrême droite.

L’insécurité est un enjeu important du débat politique français. Il s’agit d’un thème qui est régulièrement cité parmi les préoccupations des électeurs. C’est aussi un enjeu polarisant, une thématique qui clive les attitudes politiques et structure les préférences des électeurs. Les partis politiques de droite et d’extrême droite sont identifiés comme étant particulièrement engagés sur ces thématiques, c’est-à-dire ayant intérêt à « activer » l’enjeu de l’insécurité dans les débats. Les spécialistes des clivages politiques estiment alors que ces partis « détiennent » et « contrôlent » ce clivage qui leur est favorable.

L’élection présidentielle de 2022 a été marquée par les conséquences de la crise sanitaire. Avec les multiples confinements et restrictions, nous avons assisté en France à un déclin des victimations enregistrées au cours des années 2020 et 2021 (à l’exception des victimations entre personnes vivant sous le même toit). En conséquence, la levée des restrictions de mouvements a provoqué une hausse des infractions rapportées par les citoyens et constatées par les services de sécurité. L’effet d’optique a donné l’impression d’une hausse rapide de l’insécurité et des violences. Mais lorsque l’on observe les indicateurs sur une plus longue période, on constate davantage un plateau, voire un léger déclin des victimations mesurées. Dans ce contexte, le débat politique s’est organisé à la mi-2021 autour du terme d’« ensauvagement » supposé d’une partie de la société (qui renvoie par ailleurs davantage à l’hypothèse d’une intensification de la nature des violences qu’à une augmentation de la fréquence et du nombre de ces infractions).

Pour comprendre l’impact de ces fluctuations de l’insécurité mesurée et des positionnements des différents acteurs politiques, nous avons réalisé, en partenariat entre le CESDIP (Centre de sociologie sur le droit et les institutions pénales, CNRS), la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Saclay, le Centre de données socio-politiques de Sciences Po (CDSP) et la Fondation Jean-Jaurès, une enquête étudiant l’insécurité pendant la période présidentielle1Les résultats complets sont présentés à l’occasion d’une journée d’études à Sciences Po le 15 juin 2023.. Cette enquête comporte trois vagues, administrées dans le cadre du panel ELLIPS, encadrant la séquence électorale en novembre 2021, avril 2022 et novembre 2022. Les mêmes personnes sont interrogées à chaque moment du temps, ce qui permet de tracer l’évolution des opinions à l’échelle individuelle et non seulement à celle des groupes sociaux.

Le niveau des opinions en matière d’insécurité

L’enquête SPIP (sociologie politique de l’insécurité en période présidentielle) mesure quatre composantes majeures du rapport à l’insécurité. Ces composantes sont le produit d’une longue tradition de recherche sur l’insécurité débutée avec les enquêtes américaines dans les années 1960 et développée depuis le milieu des années 1980 en France. En revanche, elles n’ont que très rarement été mesurées au moyen d’enquêtes en ligne. Nous connaissons encore mal l’effet du mode d’administration des enquêtes sur la mesure du rapport à l’insécurité et les données collectées ici offrent l’occasion de mieux les cerner.

La première composante est la mesure de la victimation : on collecte la fréquence à laquelle les personnes interrogées déclarent avoir vécu une série d’atteintes (vols, cambriolages, agressions physiques, agressions sexuelles, dégradations). Cette approche permet de documenter les circonstances de ces victimations, et surtout de mesurer des phénomènes qui ne figurent pas dans les données de police ou de gendarmerie (de nombreux faits n’étant pas portés à la connaissance de ces services, et les statistiques administratives ne prenant en compte que les délits suffisamment caractérisés pour être transmis à la justice). On « capte » de ce fait davantage de victimes dans les enquêtes que dans les données des services de sécurité.

La deuxième composante est la mesure des peurs. Les peurs renvoient au vécu des individus, à des expériences subjectives ayant parfois des impacts sur les comportements des personnes (éviter l’usage des transports en commun, certains quartiers, certains horaires, adopter des mesures de précaution). Les peurs sont donc multiples, elles dépendent des contextes et peuvent varier en intensité et par leur impact. L’enquête SPIP a mesuré les peurs en combinant les items utilisés par l’Insee dans l’enquête CVS entre 2007 et 2021 mais aussi les indicateurs des grandes enquêtes américaines et britanniques pour étudier la cohérence des résultats. Ces peurs exercent aussi une influence sur les attitudes et donc potentiellement sur les pratiques politiques.

La troisième composante est la mesure du rapport au quartier, à l’environnement résidentiel immédiat. Si cette thématique peut sembler distincte de l’insécurité, les travaux de recherche et l’analyse des données révèlent que le sentiment de maîtrise de son environnement, ou au contraire la perception de désordres et de problèmes dans le quartier (drogue, bruit, dégradations, bandes), influence très fortement les peurs ressenties par les individus. Le rapport au quartier comporte de nombreuses facettes et permet de lier les peurs aux attitudes et opinions relatives à la sécurité comme problème de société et non seulement comme enjeu personnel.

Enfin la quatrième composante est la préoccupation pour la sécurité, mesurée à deux niveaux. Dans une série de thématiques (chômage, environnement, pauvreté, délinquance, terrorisme, racisme, etc.), les répondants sont invités à sélectionner les trois enjeux qui leur paraissent prioritaires et à choisir, parmi ces trois, celui qui, selon eux, constitue la priorité principale. On considère comme préoccupés par la sécurité les individus qui placent la délinquance au premier rang des préoccupations. Pour garantir la robustesse des résultats, nous avons également étudié les répondants qui plaçaient l’insécurité en deuxième ou troisième position de leurs priorités, de manière à éviter un effet de « masquage » de l’insécurité par une thématique conjoncturellement plus importante lors de l’élection présidentielle. La préoccupation pour la sécurité a oscillé autour de 10 à 15% parmi la population adulte métropolitaine entre 2007 et 2014 selon les données de l’Insee. Entre 2015 et 2019, elle se replie avec 7 à 10% des réponses, principalement sous l’influence de la hausse temporaire de la préoccupation pour le terrorisme. En 2021, l’Insee mesure une préoccupation pour la sécurité à 20% de la population, mais au moyen d’une enquête par téléphone et non plus en face à face, ce qui rend fragile la comparaison dans le temps.

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Une évolution différenciée pendant la séquence électorale

L’enquête SPIP permet, à partir d’un instrument stable, de mesurer les évolutions des attitudes lors de l’élection présidentielle. Rappelons ici que nous utilisons un mode d’administration différent des autres enquêtes, on ne peut donc pas véritablement comparer les niveaux observés mais il est possible de discuter rigoureusement des évolutions à la hausse ou à la baisse dans le temps.

Les victimes présentent un profil très stable. Les enquêtés sont interrogés sur les faits qu’ils ont subis au cours des douze derniers mois, et on présente ici la part des personnes indemnes (qui n’ont pas été victimes pour chaque nature d’atteinte). De façon vraisemblable, les individus déclarent des réponses cohérentes dans le temps. On constate par ailleurs que les atteintes de faible intensité, sans contact physique, sont les plus fréquentes (insultes et menaces) et que, de façon générale, les victimations sont relativement rares à l’échelle de la population.

Cependant, l’étude de la préoccupation pour la sécurité révèle des tendances différentes. À notre surprise, alors que l’on pouvait attendre une remontée de la préoccupation pour la sécurité dans le contexte de l’élection présidentielle, marquée par la progression continue du score de l’extrême droite au premier comme au second tour, nous constatons qu’elle s’affaisse précisément au moment de l’élection. Ce déclin s’inverse quelques mois après le scrutin : en novembre 2022, les taux de préoccupation ont retrouvé leur niveau de la fin de l’automne 2021.

Cette évolution est par ailleurs parfaitement symétrique que l’on prenne en compte la préoccupation pour la sécurité dans sa mesure la plus restreinte (comme priorité absolue) ou dans son acception plus large (comme priorité relative). Cette évolution se distingue nettement de la stabilité observée pour les victimes et les peurs. Nous avons donc bien connu une élection présidentielle particulièrement peu marquée par l’insécurité.

Est-ce à dire pour autant que les attitudes autoritaires ont globalement reflué au moment de l’élection, entraînant avec elle le déclin de la préoccupation pour l’insécurité ? L’analyse d’items complémentaires permet de montrer qu’il n’en est rien.

Les opinions relatives aux thématiques autoritaires, hors enjeu de sécurité, sont tout à fait stables, les variations mineures observées étant divergentes et non significatives statistiquement. Alors que la préoccupation pour la sécurité se trouve, au terme de la séquence, légèrement en deçà de son niveau initial, les autres indicateurs mesurant la punitivité, l’attachement aux valeurs traditionnelles ou l’importance de l’autorité à l’école présentent tous des niveaux plus élevés en novembre 2022 qu’en novembre 2021. On assiste, dans cette dernière séquence, à un découplage spécifique de l’insécurité par rapport aux attitudes conservatrices.

L’analyse des priorités déclarées conforte ce diagnostic.

On constate ainsi une progression sur deux thématiques principales dans le contexte de la campagne électorale : la santé et l’environnement, qui viennent capter un reflux (conjoncturel) de la préoccupation pour la sécurité et un déclin (continu) de la préoccupation pour le terrorisme. Il est vraisemblable que les enjeux internationaux ont occupé une place importante dans la préoccupation des électeurs avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, mais l’absence de mesure de ce phénomène en amont du mois de février 2022 ne permet pas d’estimer l’intensité de cet effet. De plus, la question recueillant les préoccupations étant conservée identique dans le temps, les réponses collectées ne sont susceptibles d’être impactées par cet événement important.

Un paradoxe entre attitudes politiques et comportements électoraux

Les résultats dégagés par l’enquête SPIP, corroborés par la multiplication des indicateurs et des mesures convergentes et étayés par la ré-interrogation des mêmes individus dans le temps, soulèvent alors un paradoxe. Comment peut-on réconcilier la baisse de la préoccupation pour la sécurité avec une tendance à la hausse durable du score de l’extrême droite ?

Marine Le Pen obtient en effet 13,9% des électeurs inscrits au premier tour de la présidentielle en 2012, puis 16,1% des inscrits au premier tour de 2017 et, enfin, 16,6% des inscrits au premier tour de la présidentielle en 2022. Au second tour, la candidate du Rassemblement national progresse de 22,4% à 27,3% des inscrits en cinq ans et de 5 150 000 voix entre les deux tours de la dernière élection présidentielle. Toute cette évolution se produit alors même que la préoccupation pour l’insécurité décline. Par ailleurs, on n’observe pas de progression significative des attitudes conservatrices ou autoritaires.

La congruence de ces phénomènes étaye la thèse de la normalisation du vote pour Marine Le Pen, qui s’accroît dans des segments de l’électorat ne présentant ni préoccupation pour l’insécurité, ni attitude autoritaire. Certes, ces thématiques restent des composantes essentielles du discours et du programme du Rassemblement national. Toutefois, l’audience du parti ne s’y limite plus, la progression du RN se diffuse dans de nouveaux électorats, avec une traduction territoriale nette marquée par l’élection de 90 députés issus de l’extrême droite lors des dernières élections législatives. Si le vote RN conserve des bastions territoriaux, sociologiques et idéologiques, sa normalisation croissante, alimentée par la multiplication de ses élus et la récurrence de sa présence lors des seconds tours présidentiels et législatifs, témoigne de sa capacité de progression même en l’absence de conjoncture politique favorable. Ces résultats soulignent que la concurrence avec le RN sur ses thèmes de prédilection (immigration, insécurité) n’est pas de nature à remettre en cause la progression de son enveloppe électorale dans les années à venir.

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    Les résultats complets sont présentés à l’occasion d’une journée d’études à Sciences Po le 15 juin 2023.

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