Il semble impossible de réfléchir à un programme d’amélioration et de réforme de l’école, de se prononcer sur le rôle que l’éducation doit jouer pour améliorer notre société dans les prochaines années, de mener une quelconque réflexion programmatique, si l’on ne prend pas en compte le profond changement anthropologique que viennent de produire les nouvelles technologies. Le philosophe Julien Rabachou, qui co-anime l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, analyse les nécessaires mutations de l’école face au numérique.
La nouveauté historique de cette mutation nous la rend évidemment difficile à penser et à concevoir dans toute son ampleur : pouvons-nous même prévoir vers quelle voie inédite de développement elle conduira l’humanité ? Le seul constat que nous pouvons raisonnablement produire reste pour le moment l’importance de la révolution.
Révolution de l’écrit tout d’abord, avec l’apparition puis la généralisation du numérique : nous voici désormais, adultes comme enfants, face à des écrans davantage qu’à des livres, et il faut retourner au moins « à l’aube de l’Europe moderne », aux origines de l’imprimerie, pour trouver un bouleversement de si grande ampleur, et dont l’ampleur même échappa évidemment à ses contemporains. Or là où l’imprimerie a produit à la fois de nouvelles institutions, les grandes bibliothèques, et un nouvel esprit, celui de la Réforme, le progrès du numérique apporte lui aussi dans son sillage une institution absolument nouvelle, l’internet, et un esprit nouveau, celui des réseaux. La récente révolution de l’écriture, contrairement à la précédente sur ce point, n’est en outre pas sans conséquences physiologiques et cognitives, surtout chez les individus qui l’ont connue enfants ou adolescents, et dont le cerveau s’est trouvé façonné en plein devenir par l’environnement numérisé. Ainsi, l’essor du numérique engendre un homme authentiquement nouveau, dont les relations sociales se trouvent transformées, virtualisées, comme en témoignent les réseaux sociaux sur lesquels nous choisissons d’exposer nos vies, en croyant paradoxalement exhiber notre individualité là où le plus souvent nous tombons dans la plus grande uniformité. À cette anthropologie nouvelle s’ajoute enfin, pour ce qui nous intéresse, la révolution de notre accès et de notre relation au savoir ; les nouveaux outils de connaissance dont nous disposons, par exemple les liens hypertextes, les moteurs de recherche ou les encyclopédies en ligne, impliquent que nous définissions, chacun pour soi et sans modèle préconçu, de nouvelles méthodes de recherche, de nouveaux critères de tri entre ce que nous retenons et ce que nous excluons, parmi le foisonnement non hiérarchisé de ce que nous lisons.
Tout un travail préalable, autant philosophique, sociologique, qu’anthropologique, doit dès lors être mené pour comprendre la profondeur des enjeux soulevés par la révolution numérique. Il serait déjà bon d’encourager et de renforcer la recherche en cette matière, et d’y associer toutes les disciplines des sciences humaines. Car cette révolution encore impensée nous enferme, nous adultes, dans des contradictions pratiques, qui sont liées au fait que les mentalités et les idéologies n’ont pas évolué au rythme des bouleversements techniques, nous laissant contempler l’avenir avec des angoisses trop souvent conservatrices. Notre pensée, non formée au numérique, ne s’y adapte pas spontanément ; notre éducation classique ne nous prépare pas à en mesurer les enjeux pédagogiques. Le risque est par conséquent que, pour une génération au moins, nous comprenions moins bien le développement des enfants, et que les enseignants cherchent à imposer à leurs élèves et à leurs étudiants une représentation du monde que ces derniers ne partagent plus.
Il est vrai que chaque bouleversement technique engendre peurs et fantasmes. Dans le Phèdre de Platon, Socrate déplore déjà que l’invention de l’écriture affaiblisse la mémorisation et fasse perdre toute la vitalité de l’oral ! Pour contrecarrer cette tendance conservatrice, Michel Serres propose, dans sa petite fable à succès intitulée Petite poucette, une analyse, à la fois enthousiaste et à contre-courant de l’opinion commune, du bouleversement dont nous sommes contemporains. Michel Serres admet la nouveauté et s’en réjouit, parce qu’il l’inscrit dans un processus continu de développement humain, qui consiste en brusques mouvements d’extériorisation : avec l’écriture puis l’imprimerie, l’homme a ainsi rejeté hors de son corps tout ce qui le remplissait de mémoire et a pu privilégier « une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine » ; avec le numérique, il peut aller plus loin car c’est l’ensemble du savoir qui se trouve désormais repoussé à l’extérieur des crânes et mis immédiatement et complètement à disposition, sans besoin d’enquête. La thèse de Michel Serres est dès lors triple : le numérique fait que le savoir n’est plus à transmettre, puisqu’il est toujours partout déjà là, accessible, ouvert, universel ; par conséquent les lieux de savoir n’ont plus de raison d’être et le pouvoir des savants, des experts, des maîtres s’en trouve remis en cause, sinon dissipé, anéanti ; les jeunes d’aujourd’hui, n’ayant plus rien à savoir, doivent inventer de nouvelles manières de penser.
La première partie de la thèse, fondement du reste, est cependant très contestable, comme Michel Serres le reconnaît lui-même par la suite ; il ne faut en effet pas confondre « information » et « savoir » : le sujet qui se trouve en présence de l’information disponible ne se l’approprie pas pour autant et ne la transforme pas en savoir simplement parce qu’elle serait présente. Le risque est même celui d’une dissipation : à supposer que toutes les données se trouvent accessibles en tout temps et en tout lieu, ce qui n’a finalement rien d’évident puisque les moteurs de recherche sont dotés d’algorithmes qui orientent et individualisent nos possibilités de recherche, les hommes numérisés n’auront-ils pas tendance à passer de donnée en donnée, à rester à la surface de l’information sans y entrer, à ne critiquer plus rien et à ne s’approprier plus rien ? Bref, la circulation virtuelle de l’information n’implique en rien l’inscription du savoir dans les individus, et une mission éducative primordiale se révèle ici non plus tant de transmission d’un savoir effectivement accessible que de repérage, d’orientation, de critique du donné et d’appropriation. Le savoir n’étant pas tant un contenu qu’un geste constructif, le besoin de pédagogie, de « paidéia » devient particulièrement pressant en temps de mutation de la relation au savoir. La troisième partie de la thèse de Michel Serres n’en demeure pas moins juste : nous sommes face à une exigence d’inventer de nouvelles manières de penser, tâche qui ne peut être laissée seulement à la spontanéité des individus, et là encore la réflexion pédagogique a un rôle important à jouer.
L’enjeu du numérique pour les sociétés contemporaines est ainsi théorique aussi bien que pratique ; il s’agit de concevoir des formes nouvelles d’information, d’apprentissage, de maniement des connaissances, à la fois compatibles avec l’idéal humaniste de diffusion du savoir, les conséquences des nouvelles technologies, et les mutations de l’esprit humain qui peuvent en résulter. Cependant, qu’est-ce qui, dans la réflexion nécessaire qui se dessine, relève au fond de la politique ? Et que peut faire la politique face à une révolution anthropologique qui prend place dans des cycles millénaires, alors même que le rythme politique se trouve précisément accéléré par la multiplication des médias et des écrans ? La nécessité qui contraint tout élu ou gouvernant à sans cesse communiquer, à réagir au jour le jour à l’actualité, à préparer immédiatement élu l’élection suivante, semble lui interdire de prendre le recul suffisant pour penser le temps long, les mutations profondes ; les nouvelles technologies elles-mêmes nous invitent à la presse, à l’actualité. Avant tout projet concret de réforme, on ne peut donc que souhaiter que des personnages publics parviennent à sortir de cette hâte qui rythme leur action et dans laquelle ils se trouvent engoncés, pour interroger nos nouvelles conditions sociales, technologiques, éducatives, et déterminer ce que la politique est ici en mesure de faire. Ou peut-être l’éducation finira-t-elle par s’adapter spontanément aux enjeux nouveaux, avec le temps ? Mais en combien de temps ? Combien de générations faudra-t-il laisser livrées à elles-mêmes face au changement, comme s’il fallait remettre au fourmillement désordonné des initiatives individuelles, ainsi qu’au temps, la tâche d’établir magiquement un nouvel équilibre ? La priorité politique semble être au contraire de lancer sur ce thème une ample réflexion collective, dont l’horizon de pensée soit large, et qui serve de point de départ à un programme de réformes éducatives et pédagogiques. Une telle réflexion devrait s’orienter autour de quatre impératifs apparaissant comme majeurs.
Premier impératif : apprendre aux nouvelles générations, comme d’ailleurs aux anciennes, à faire bon usage de l’information. Notre rapport aux écrans et aux nouveaux moyens d’information est en effet prioritairement celui du « zapping » : il impose un rythme d’attention extrêmement rapide et un rapport souvent superficiel aux données transmises, combiné à une multiplication des sources simultanées d’information. Nous n’écoutons que quelques instants, changeons de sources et les cumulons, sans être toujours conscients des contradictions entre les thèses que nous ingurgitons et accueillons. Par l’intermédiaire des réseaux sociaux, nous relayons ensuite une information que nous croyons faussement appropriée, alors même qu’elle n’a fait que rebondir sur nos esprits et nos pages virtuelles. Si l’information est bien plus accessible qu’au temps des livres et bibliothèques, elle se présente à nous fragmentée et morcelée ; aussi est-il essentiel, par un travail patient et appliqué d’attention, rendu malaisé par l’excitation constante produite en nous par les écrans, de rassembler les éléments de l’information et de les structurer en une pensée.
Second impératif : apprendre à relativiser la valeur de l’écrit. Une culture dans laquelle le geste de l’écriture est rare et réservé à des spécialistes, imprimeurs, éditeurs ou érudits, invite à accorder une confiance démesurée à l’écriture, à présupposer, avant toute enquête, la vérité de ce qui est perpétuellement imprimé sur la page blanche. Nous lisons au fond aujourd’hui avec une foi inébranlable et un respect de l’écrit inchangé, alors même qu’internet s’impose comme l’espace de l’expression individuelle la plus égalitaire tout autant que la plus libérée, et qu’on y lit en permanence tout et son contraire. Aussi nous ne voyons plus les contradictions dans ce que nous croyons, et nous nous faisons comme les relais de n’importe quelle opinion. Les ordinateurs se présentent encore comme des livres, dont les pages se répondraient et réfuteraient sans cesse lorsque l’on navigue sur le web, de blog en blog, de page en page, de réseau de presse en réseau de presse, et même entre deux articles de Wikipédia. L’écrit virtuel est d’ailleurs d’autant plus puissant et convaincant qu’il se mêle inextricablement à l’image ou à la vidéo, et qu’il s’imprime dans l’esprit grâce à la lumière de l’écran, que nous prenons ainsi pour une lumière de vérité. Les écrans produisent ce danger, surtout pour les enfants et les adolescents, qu’ils sollicitent nos capacités cognitives sans permettre de recul réflexif.
Troisième impératif : redessiner le débat démocratique au temps du numérique. Un philosophe comme Stuart Mill, dans De la liberté, défend l’idée qu’une définition démocratique du savoir est possible. Le savoir ne progresse pas seulement lorsque les maîtres ou les experts parlent, laissant les disciples ou les ignorants écouter religieusement et en silence, ce qui serait une conception aristocratique du savoir ; la connaissance gagne au contraire à la confrontation vivace des opinions, et donc à l’expression la plus libre qui soit. Mais internet est aussi le lieu de toutes les théories du complot, de la fascination pour toutes les négations, d’une propagation de la rumeur plus rapide encore que tous les on-dit. Une mission essentielle de l’école serait ainsi d’établir une éthique du bon usage du discours mais aussi de la croyance. Transmettre ce que l’on pense et ce à quoi on a rationnellement réfléchi, adhérer à une opinion assumée et appropriée par celui qui la défend sont deux exigences fortes pour un débat démocratique vivifié. Et une grande partie de l’enseignement dans le système secondaire pourrait idéalement être consacrée à l’apprentissage de l’esprit critique et de la sincérité dans l’expression des opinions.
Quatrième impératif : repenser le rapport avec la tradition du savoir. Parce que le numérique bouleverse le savoir, parce que l’internet met à notre disposition une masse presque infinie de données, nous estimons qu’il faut développer de nouveaux apprentissages, qui remettent en cause les méthodes traditionnelles. Parce que nous écrivons autrement, parce que nous vivons dans un monde nouveau, globalisé, parce que la technologie imprègne notre quotidien, nous estimons qu’il faut privilégier de nouveaux savoirs, et ne plus nous référer forcément à la tradition. Pourquoi ne pas reconnaître qu’il est conservateur de vouloir fonder encore le savoir sur le grec et le latin, si nos modes de penser ne sont plus ceux de l’époque classique ? Et pourtant l’ancrage dans une tradition est également essentiel pour qu’une pensée puisse trouver des appuis, se construire harmonieusement. Il y aurait là un débat très vif à mener, qui ne soit pas seulement dicté par des contraintes budgétaires, mais réponde à une vraie interrogation sur ce que sont les « classiques ».
Tout ce travail de pensée de réforme nécessite évidemment du temps, de l’inventivité, l’intérêt des médias et de l’opinion, mais également des moyens publics. L’accès au numérique est pour le moment un élément supplémentaire d’inégalité entre les territoires et les classes sociales ; il doit s’universaliser et devenir un instrument de progrès pour tous. Outil tout neuf, il ne dépend que de nous de réussir à bien l’utiliser.