La démocratie face à l’objection des nécessités techniques

Julien Rabachou revient sur le problème posé par la contradiction entre les exigences de la démocratie et celles du progrès technique, contradiction tellement vive que s’est répandue l’idée selon laquelle la technocratie aurait supplanté la démocratie.

Synthèse :
Un problème fondamental de nos sociétés démocratiques est la contradiction entre les exigences de la démocratie et celles du progrès technique. L’enjeu entre démocratie et technocratie est alors celui de la créativité de l’action politique : le propre d’un système technocratique est de concevoir davantage le corps politique sur le modèle d’une machine que sur le modèle d’un organisme doté d’une capacité adaptative, capable de produire d’imprévisibles nouveautés.
La question cruciale pour nos sociétés est celle de l’usage politique de l’imagination : ou bien la politique peut encore être autonome des contraintes technologiques pour produire de la nouveauté, ou bien elle n’a plus comme choix que de se soumettre aux nombreuses contraintes dans lesquelles la suprématie des pouvoirs techniques a enfermé toute action possible. L’objection de l’expert au théoricien, au politique, qui tenterait d’user d’imagination politique serait alors comme suit : il est démagogique de prétendre se libérer par l’action des contraintes imposées par nos sociétés technicisées.
Une réforme de la pratique politique actuelle impliquerait premièrement que l’innovation soit possible au-delà de la soumission aux réalités politiques et économiques, deuxièmement que les citoyens puissent saisir ces possibilités d’innovation et se prononcer concrètement sur l’évolution du système collectif auquel ils appartiennent, et troisièmement que les décideurs admettent qu’il est légitime d’user d’imagination. Or les partis de gouvernement semblent craindre l’usage de celle-ci.
Un tel pragmatisme politique peut alors remettre en cause l’exercice même de la démocratie. On pense particulièrement à la multiplication des fonctions politiques non-élues à tous les échelons ; ainsi des commissions nationales indépendantes dont le pouvoir se trouve en concurrence directe avec les fonctions éligibles. Deux formes d’émergence de pouvoirs non-élus peuvent cependant être distinguées : celle des nouveaux échelons de pouvoir qui viennent chapeauter les échelons traditionnels et celle qui voit les élus renoncer de leur propre chef à une partie de la souveraineté populaire.
Ce mouvement de critique systématique de l’idéologie politique et cette défiance généralisée envers la décision populaire révèlent que les préoccupations des dirigeants politiques sont désormais davantage économiques que politiques. En France, la Commission Jospin propose, pour tenter de faire face à la crise de confiance et de légitimité ambiante, de moderniser l’élection présidentielle et de limiter strictement le cumul des mandats parlementaires ou fonctions ministérielles avec des mandats locaux. Le renforcement démocratique exige en outre que toutes les fonctions qui disposent d’un véritable pouvoir de décision soient éligibles.
La réhabilitation du pouvoir démocratique implique cependant de se situer également dans un cadre continental. Or toutes les propositions resteront vagues tant que l’opinion européenne se désintéresse majoritairement de la politique. Ce renversement de perspective politique apparaît d’autant plus urgent en Europe au moment où la crise de la dette limite encore davantage la marge de manœuvre des décideurs publics et fait peser la lourde menace de la spéculation financière sur tout gouvernant qui chercherait à se montrer trop imaginatif.
La France, qui s’est dotée en 2012 d’un gouvernement progressiste et sensible à la question politique et démocratique de la participation populaire, doit jouer son rôle de défenseur de la démocratie. Il est temps de relancer l’intégration européenne, en ouvrant enfin la voie à un fédéralisme politique et à l’émergence d’une démocratie nouvelle à l’échelle du continent.

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