Le 11 novembre 1922 se déroule pour la première fois l’hommage de la France sous la forme d’un jour de « commémoration de la victoire et de la paix » qui sera désormais férié. C’est la loi du 24 octobre 1922 qui a permis cette journée du souvenir, clôturant plusieurs mois de discussions parlementaires et de débats dans la société française à propos de la commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale. Cent ans plus tard, Benoît Kermoal revient sur la genèse de l’institutionnalisation de ce jour anniversaire à la symbolique toujours très forte dans notre pays.
Si ce n’est pas la première fois que la France célèbre la fin de la Grande Guerre, le 11 novembre 1922 marque cependant un tournant essentiel : en effet, par la loi du 24 octobre de la même année, cette journée devient fériée et l’occasion d’un hommage du pays aux soldats morts durant le conflit. L’article 1er de cette loi précise d’ailleurs la double nature de cette commémoration : il s’agit tous les 11 novembre, d’une part, de fêter la victoire et, d’autre part, de promouvoir la paix partout dans le monde1Sur l’histoire du 11 novembre, voir Christina Theodosiou, Le deuil inachevé : la commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918 en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, et Rémi Dalisson, 11 novembre : du souvenir à la mémoire, Paris, Armand Colin, 2013.. Cela n’empêche pas le quotidien socialiste Le Populaire de rendre compte avec ironie de la première édition de cette nouvelle commémoration officielle :
« La fête ‘nationale’ du 11 novembre s’est déroulée selon le programme original que nous avions indiqué hier. Un long cortège composé d’officiers fiers d’étaler leur costume rutilant et de soldats qui auraient autant désiré être ailleurs est venu à l’Arc de Triomphe de l’Étoile (…) Sur la proposition d’on ne sait quel spirituel personnage, à moins que ce soit sur celle d’un journaliste à court de copie, il avait été décidé qu’à onze heures chacun observerait une minute de silence, sans doute pour bien se pénétrer des joies patriotiques que nous réserve la prochaine dernière2Le Populaire, 12 novembre 1922.. »
L’Humanité, devenu journal du parti communiste depuis plus d’un an, n’est pas en reste : « C’est ensuite, devant la tombe du vieux bougre inconnu, le défilé de tout ce que ce pays compte de vieilles badernes, de membres de ligues revanchardes, de gros industriels, de chefs de section. C’est la procession hypocrite des responsables de tout acabit3L’Humanité, 12 novembre 1922.. »
Le défilé du 11 novembre 1922 ne semble donc pas faire l’unanimité, et pourtant le souvenir de la guerre 14-18 est toujours très présent dans l’ensemble de la société française.
Une France meurtrie par le souvenir de la Première Guerre mondiale
Quatre ans après l’armistice du 11 novembre 1918, le pays est toujours profondément meurtri par la Grande Guerre4Parmi une nombreuse bibliographie, voir Bruno Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Seuil, coll. Points Histoire, 2014.. La mémoire de ce conflit est particulièrement marquée par le poids des morts au combat : sur un total de près de huit millions de mobilisés, 1,5 million sont morts ou disparus. Ce deuil de masse est d’autant plus marquant pour les esprits que ce sont les plus jeunes générations, entre 20 et 30 ans, qui comptent le plus grand pourcentage de disparus et de victimes de guerre5Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.. Ajoutant au chagrin des proches, l’absence des dépouilles des soldats morts au front devient un sujet de discorde dans la France d’après-guerre : les familles souhaitent pouvoir récupérer ces dépouilles mais les autorités ne l’autorisent qu’avec la loi du 31 juillet 1920 qui permet la restitution des corps des militaires aux familles, aux frais de l’État6Béatrix Pau, Le ballet des morts. État, armée, familles : s’occuper des corps de la Grande Guerre, Paris, Vuibert, 2016..
Le poids de la guerre est également considérable en raison de la présence des anciens combattants : ce sont eux qui sont les plus actifs pour faire du 11 novembre un jour de commémoration nationale7Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française, 3 tomes, Paris, Presses de la FNSP, 1977.. Ils sont plus de 6,5 millions dans la société d’après-guerre, certains marqués durablement dans leur chair par les blessures reçues au front. De nombreuses associations sont nées dès le conflit et sont présentes sur l’ensemble du territoire. Les deux plus grandes structures sont, d’un côté, l’Union nationale des combattants (UNC), plutôt marquée politiquement à droite, et, de l’autre, l’Union fédérale (UF) qui rassemble davantage les républicains et les proches de la gauche. Toutefois, les anciens combattants affirment se tenir à l’écart des querelles politiques et souhaitent retrouver le sentiment d’unité qui régnait au moment de la guerre. Ces associations sont plus nombreuses dans la France rurale, majoritaire à l’époque, et forment un réseau de sociabilité très présent dans l’entre-deux-guerres. Loin d’un esprit revanchard ou militariste, les anciens combattants souhaitent avant tout rendre hommage aux victimes de la Grande Guerre et créer les conditions d’une paix durable. Pour cette « génération du feu », la guerre de 14-18 doit vraiment être la « der des ders » : ainsi, l’UF se positionne en faveur de la Société des nations et souhaite des rencontres internationales entre anciens combattants pour créer concrètement les conditions de la paix en Europe. Ces associations insistent aussi sur le rôle de la jeunesse, en voulant une éducation pacifique pour le plus grand nombre. Toutes ces raisons expliquent pourquoi les anciens combattants agissent pour entretenir le souvenir du conflit : grâce à leur action, la plupart des communes se dotent entre 1920 et 1925 de monuments aux morts, où l’on trouve inscrit le nom de chaque soldat mort au combat. Ces édifices ne sont pas seulement construits dans les cimetières, mais aussi au pied des mairies, dans des écoles ou d’autres bâtiments publics, comme les gares.
Ces monuments aux morts sont aussi naturellement les lieux de rassemblement lors des cérémonies du 11 novembre qui deviennent officielles à partir de 1922.
De longs débats parlementaires pour la loi du 24 octobre 1922
Il a fallu plusieurs projets de loi et de nombreux débats pour aboutir à la loi faisant du 11 novembre le jour officiel de commémoration de la Première Guerre mondiale. Dès juin 1918, le Sénat vote pourtant à l’unanimité une loi pour la glorification des morts au combat. Mais une fois la paix revenue, les parlementaires débattent à nombreuses reprises de la forme que doit prendre cet hommage. On conteste tout d’abord la nécessité de créer un nouveau jour férié pour se remémorer la victoire et le retour de la paix. Pour la majorité du Sénat en particulier, il y a déjà trop de jours fériés en France. C’est pourquoi à la suite d’un long processus de discussion, le 9 novembre 1921, on vote une loi fixant le jour de la commémoration au 11 novembre si c’est un dimanche, ou sinon au dimanche suivant si ce jour tombe en semaine. Mais cela ne satisfait pas les anciens combattants. Dans un premier temps, on avait souhaité que la proximité du 11 novembre avec la fête des morts de début novembre puisse permettre de commémorer les morts de la guerre lors de la Toussaint et de la fête des morts du jour suivant. Cela heurte cependant des sensibilités laïques, mais aussi de nombreux parlementaires qui veulent absolument un temps spécifique de recueillement pour les poilus.
En novembre 1919 se déroulent les élections législatives qui portent à la chambre des députés une très large majorité « Bloc national », située à la droite de l’échiquier politique. Cette chambre est surnommée « bleu horizon » à la fois à cause de la couleur de l’uniforme et en raison de la très forte majorité de droite : il y 412 députés « Bloc national » et 44% du total sont des anciens combattants. Cela entraîne le dépôt de nouveaux projets de loi afin de commémorer la fin de la Grande Guerre. Mais les désaccords à ce sujet sont toujours présents : en 1920, c’est le 11 novembre que le régime rend hommage au soldat inconnu à l’Arc de triomphe, qui a été choisi comme lieu, au détriment du Panthéon, jugé trop marqué à gauche. Cela illustre les divisions politiques concernant la mémoire de ce conflit : à droite, on souhaite avant tout rappeler le sacrifice des soldats à la guerre ; à gauche, on privilégie l’hommage à la République, qui fête également cette année-là ses cinquante ans.
Pour éviter de telles dissensions, entre 1921 et 1922, plusieurs parlementaires proposent à nouveau des projets de loi pour faire du 11 novembre un jour de fête nationale. Ces actions sont vivement soutenues par les anciens combattants. Un long travail de conviction aboutit le 24 octobre 1922 à la promulgation de la nouvelle loi.
Le déroulement du 11 novembre 1922
On l’a vu plus haut, les réactions à gauche sont plutôt négatives à propos de la journée du 11 novembre 1922. Il faut dire que les socialistes et les communistes y voient avant tout une exaltation du nationalisme guerrier. D’ailleurs, on doit constater que dans les débats parlementaires autour du choix de la date de commémoration, les élus socialistes et communistes sont assez peu loquaces. Cela s’explique avant tout par le fait que, pour la gauche, les enjeux de mémoire de la Grande Guerre se concentrent autour d’autres thématiques8Voir Annette Becker, « La gauche et l’héritage de la Grande Guerre », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, tome 2, Paris, La Découverte, 2004. : s’il y a bien la volonté d’honorer les morts, en insistant avant tout sur le sacrifice et sur les souffrances engendrées par les combats, ces deux partis durant cette période agissent avant tout en faveur de la réhabilitation des soldats condamnés « pour l’exemple » à cause d’une justice militaire expéditive. Ils se préoccupent également des pensions des anciens combattants, lors des débats budgétaires ou concernant la guerre. Ainsi, quelques députés socialistes, comme Albert Aubry, député de l’Ille-et-Vilaine et ancien combattant mutilé9Voir sa notice biographique dans le Dictionnaire biographique Maitron., interviennent fréquemment sur ces sujets, tout comme Alexandre Bracke10Voir sa notice biographique dans le Dictionnaire biographique Maitron. à qui la droite reproche cependant de parler de ces sujets alors qu’il ne fut pas combattant durant la guerre.
On comprend donc pourquoi, à gauche, la cérémonie du 11 novembre 1922 n’est que modérément appréciée. Pourtant, celle-ci a permis d’inscrire durablement ce jour dans le calendrier des fêtes nationales, lui donnant une importance de plus en plus forte dans la société française. Le cérémonial décidé cette année-là fixe le déroulé pour plusieurs années.
On doit tout d’abord constater la forte présence des enfants dans les cérémonies officielles. Que ce soit sur les Champs-Élysées ou dans chaque ville ou village de France, la présence d’écoliers est signalée : il s’agit ici d’insister sur le rôle de la jeunesse pour préserver la paix. Les instructions officielles mentionnent d’ailleurs la nécessité pour chaque instituteur et institutrice de faire une leçon sur la Grande Guerre avant chaque 11 novembre. On peut souligner le rôle important des éducateurs dans le conflit (35 000 instituteurs ont été au front, dont un quart sont morts au combat) et dans sa mémoire : c’est une profession marquée par l’adhésion à la République et par les idéaux de la gauche. D’ailleurs, le Syndicat national des instituteurs et des institutrices, né en 1920, insiste dès le début sur le rôle de l’éducation pour promouvoir la paix. Ainsi, il lance en 1922 une campagne contre des manuels scolaires jugés trop bellicistes et forge une culture de la paix chez les plus jeunes Français11Olivier Loubes, L’École, l’identité, la nation. Histoire d’un entre-deux-France, 1914-1940, Paris, Belin, 2001.. La commémoration du 11 novembre s’accompagne aussi de défilés militaires, mais c’est surtout l’occasion d’un recueillement des familles et des proches aux monuments aux morts. La commémoration de 1922 contient en outre une nouveauté : une minute de silence est instituée pour se rappeler de l’armistice de 1918 et en respect aux morts. Peu à peu, ce cérémonial s’inscrit dans le paysage calendaire de tous les Français, faisant de ce jour un temps de recueillement à vocation collective. Mais dans les années 1920, le 11 novembre est marqué par des querelles politiques, avant d’être de plus en plus un temps d’union.
La gauche et l’héritage du 11 novembre
En 1922, à gauche, les socialistes n’apprécient pas le déroulement des cérémonies du 11 novembre12Sur la mémoire de la Grande Guerre du côté socialiste, voir Noëlline Castagnez, « Les Socialistes et la mémoire de la Grande Guerre : un passé qui ne passe pas ? », Recherche socialiste, n°62-63, janvier-juin 2013. : on peut le voir localement, comme dans le Finistère, où il est écrit dans l’hebdomadaire de la SFIO, Le Cri du Peuple : « en ce jour du 11 novembre 1922, on va officiellement fêter l’anniversaire. Les troupes défileront, de beaux discours seront prononcés. Le peuple va s’étourdir au son des musiques militaires et des chants de toutes sortes. On pourra boire toute la nuit. Quelle misère de voir rire quand chacun devrait pleurer13Le Cri du Peuple, hebdomadaire socialiste du Finistère, 11 novembre 1922. ». Dans les années suivantes, socialistes et communistes participent aux rassemblements du 11 novembre avant tout pour défendre la paix et affirmer leur identité pacifiste, ce qui provoque parfois des tensions avec d’autres groupes d’anciens combattants ou des représentants d’autres forces politiques. Les autorités cherchent alors à trouver des compromis pour éviter de telles polémiques en ce jour de recueillement : ainsi, toujours dans le Finistère, à Douarnenez, dont la mairie est communiste, le 11 novembre 1923 s’organise de la façon suivante : « Un cortège comprenant les pupilles de la Nation, la municipalité, les pompiers, les sections communistes et socialistes se rendra de la mairie au cimetière à 10 heures du matin pour déposer une couronne sur le Monuments des Morts pour la Patrie. La couronne rouge avec ruban rouge comprendra les inscriptions suivantes « Guerre à la Guerre » et « Don de la municipalité de Douarnenez » et sera porté par un élève de l’école primaire supérieure pupille de la Nation14Rapport du commissaire de police de Douarnenez au préfet, 9 novembre 1923, Archives départementales du Finistère, 1M 334, fêtes du 11 novembre. ». L’affirmation d’une identité politique est claire et cela peut entraîner des conflits et des contestations : quelques années plus tard, en 1929 dans le même département, mais cette fois-ci dans la municipalité socialiste de Landerneau, la cérémonie du 11 novembre est l’objet d’un affrontement violent entre la gauche et la droite, alors que le maire Jean-Louis Rolland est copieusement insulté par des anciens combattants hostiles à la SFIO15Archives départementales du Finistère, 1M187, rapport de police du 11 novembre 1929. Sur Jean-Louis Rolland, élu maire SFIO de Landerneau en mai 1929, voir sa notice du Dictionnaire biographique Maitron..
Toutefois, la période des années 1930 modifie en profondeur le rapport de la gauche au 11 novembre. On assiste de plus en plus au sein de la SFIO, mais aussi du parti communiste, à une valorisation de cette journée de commémoration afin de respecter les morts de la Grande Guerre mais aussi de mettre en avant le rôle de la République dans la défense nationale. Ainsi, le 11 novembre 1936, mais aussi les années suivantes, fut l’occasion de nombreuses cérémonies nationales davantage unanimes.
L’entrée en guerre en 1939 et les débuts de la Seconde Guerre mondiale modifient ensuite considérablement la symbolique du 11 novembre. Cependant, ce jour du souvenir est toujours essentiel dans la mémoire des Français et des Françaises : ainsi, même si la récente loi du 28 février 2012 a fait du 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France, qu’ils soient civils ou militaires, beaucoup l’associent avant tout à la commémoration de la guerre 14-18.
- 1Sur l’histoire du 11 novembre, voir Christina Theodosiou, Le deuil inachevé : la commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918 en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, et Rémi Dalisson, 11 novembre : du souvenir à la mémoire, Paris, Armand Colin, 2013.
- 2Le Populaire, 12 novembre 1922.
- 3L’Humanité, 12 novembre 1922.
- 4Parmi une nombreuse bibliographie, voir Bruno Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Seuil, coll. Points Histoire, 2014.
- 5Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
- 6Béatrix Pau, Le ballet des morts. État, armée, familles : s’occuper des corps de la Grande Guerre, Paris, Vuibert, 2016.
- 7Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française, 3 tomes, Paris, Presses de la FNSP, 1977.
- 8Voir Annette Becker, « La gauche et l’héritage de la Grande Guerre », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, tome 2, Paris, La Découverte, 2004.
- 9Voir sa notice biographique dans le Dictionnaire biographique Maitron.
- 10Voir sa notice biographique dans le Dictionnaire biographique Maitron.
- 11Olivier Loubes, L’École, l’identité, la nation. Histoire d’un entre-deux-France, 1914-1940, Paris, Belin, 2001.
- 12Sur la mémoire de la Grande Guerre du côté socialiste, voir Noëlline Castagnez, « Les Socialistes et la mémoire de la Grande Guerre : un passé qui ne passe pas ? », Recherche socialiste, n°62-63, janvier-juin 2013.
- 13Le Cri du Peuple, hebdomadaire socialiste du Finistère, 11 novembre 1922.
- 14Rapport du commissaire de police de Douarnenez au préfet, 9 novembre 1923, Archives départementales du Finistère, 1M 334, fêtes du 11 novembre.
- 15Archives départementales du Finistère, 1M187, rapport de police du 11 novembre 1929. Sur Jean-Louis Rolland, élu maire SFIO de Landerneau en mai 1929, voir sa notice du Dictionnaire biographique Maitron.