La disparition. La gauche dans les territoires ruraux

Comment la gauche est-elle perçue dans les territoires ? Quels rapports les élus locaux de gauche entretiennent-ils avec le terrain ? Pour y répondre, la Fondation donne la parole à ceux qui portent la voix de la gauche dans des circonscriptions qui ne lui sont pas forcément acquises. Le premier témoignage de ce tour de France est celui de Rémi Branco, vice-président du Conseil départemental du Lot.

La gauche perd les campagnes électorales, c’est entendu. Elle perd aussi la campagne, nos campagnes. Et ces deux constats ne sont sans doute pas décorrélés. Élu dans le Lot depuis deux ans, je fais partie d’une nouvelle génération d’élus ruraux de gauche qui observe avec envie ses petits camarades des villes collectionner les circonscriptions, les collectivités, pendant que nous perdons pied, lentement mais sûrement. Pas forcément à titre individuel car fort heureusement, dans nos territoires, le lien de proximité avec les habitants permet de surmonter les diverses vagues électorales. Mais notre bannière, celle de la gauche, n’est plus un totem, un repère capable de fédérer. Personne n’ose le dire et, pourtant, elle devient un boulet.

Nous sommes devenus schizophrènes. Fiers de l’histoire de la gauche, de ses conquêtes sociales et des valeurs qu’elle porte, il nous est de plus en plus difficile d’assumer une proximité avec une partie de ce que la gauche donne à voir d’elle-même à travers les médias nationaux. Parce que trop de ses propos nous font perdre, et parfois nous font honte. Combien de candidats masquent les logos ? Combien d’entre eux assumeront une sensibilité de gauche dans nos communes en 2026 ?

Par facilité, je pourrais me taire, poursuivre égoïstement mon mandat d’élu local en fermant les yeux sur le débat national. Je pourrais même me désolidariser des « dirigeants d’en haut », « ces Parisiens hors-sol », « déconnectés du réel », ce qui me vaudrait localement un succès d’estime un peu honteux mais assuré.

Si je m’y refuse, c’est parce qu’un tel renoncement dans nos territoires ruraux signifierait un renoncement à conquérir le pouvoir pour changer la vie des gens que nous côtoyons au quotidien, qui en ont sans doute le plus besoin, et qui n’attendent que cela, désespérément.

Ma modeste ambition, à travers cette courte note, est de livrer sur la base de mon ressenti de terrain – partagé avec d’autres – une analyse du fossé qui se creuse chaque jour un peu plus entre nos campagnes et la gauche et de proposer quelques pistes pour le résorber.

Que s’est-il passé ?

Soyons lucides, aucun âge d’or de la gauche rurale triomphante n’a jamais existé. La gauche de mes parents et de mes grands-parents n’a jamais été très à l’aise dans des territoires marqués par le monde agricole, celui des artisans, des commerçants et des petits retraités.

Pourtant, la gauche y avait une place, une parole entendue, très souvent critiquée mais respectée, y compris hors de ses bastions historiques – qu’ils soient communistes, socialistes ou radicaux. Mieux, à quelques reprises dans son histoire et encore dernièrement en 2012, la gauche y a trouvé un écho plutôt favorable.

Cette gauche s’en prenait essentiellement aux puissances de l’argent, à l’accumulation de la rente, et soutenait celles et ceux qui n’avaient que le travail pour vivre et pour qui les services publics – et en premier lieu l’école – étaient l’unique capital dont ils disposaient pour se construire un avenir. La gauche réclamait une justice sociale et défendait une égalité entre territoires dont les ruraux pouvaient s’imaginer gagnants. Bref la gauche, à défaut d’être leur porte-parole, pouvait être considérée comme étant de leur côté.

Je ne dis évidemment pas que le vote de gauche a disparu dans les territoires ruraux. Je note cependant qu’il séduit une frange de plus en plus réduite, souvent jeune, hyper politisée de son électorat et qu’elle suscite spontanément une hostilité de plus en plus vive et largement partagée par ailleurs, y compris chez des habitants relativement éloignés des débats politiques.

De protectrice ou neutre, la gauche est devenue à leurs yeux au mieux indifférente, au pire agressive voire parfois menaçante quant à leur façon de vivre. Nous sommes devenus l’élite. Une élite qui saurait tout mieux que les autres, qui se considère d’autorité comme un modèle de vie à suivre. Nous défendons – et heureusement que nous le faisons ! – la planète, les peuples opprimés et les minorités victimes de discrimination. Mais nous sommes devenus comme étrangers, insensibles au quotidien de toute une partie de notre propre pays, y compris de nos électeurs ou, disons-le honnêtement, de nos anciens électeurs.

Ne pas regarder cette réalité en face, nier ce problème, ne pas voir ce divorce, ce fossé, cette incompréhension, cette défiance qui monte envers la gauche actuelle serait fatal pour son avenir.

À l’évidence, les valeurs historiques de la gauche – celles de l’égalité, de la justice sociale – ne sont pas en cause, pas plus que ses combats pour le climat, les services publics, la laïcité, l’abolition de toutes les formes de discriminations, la conquête de nouveaux droits, de nouvelles libertés ou la volonté farouche de reprendre notre destin en main. Ils sont plus que jamais attendus, espérés, exigés, comme l’a montré l’émergence des « gilets jaunes ».      

L’idée ici n’est certainement pas d’opposer une tactique ou stratégie électorale à une autre. Dit plus simplement : le propos n’est ni pro ni anti-Nupes. J’entends simplement témoigner de la façon dont telle prise de position, tel comportement ou telle action militante peuvent abîmer l’image de l’ensemble de la gauche dans un territoire comme le mien qui n’est certes pas représentatif du pays, mais qui peut en révéler certains affects ou ressorts.

Passons donc au diagnostic. De quoi la gauche est-elle devenue le camp ?

Le camp du bazar 

Si un sondeur s’aventurait à mener dans un territoire comme le mien une étude qualitative sur l’image de la gauche, le nuage de mots correspondant ferait très certainement apparaître en gros l’idée de « bordel », de « bazar » ou, dit plus poliment, de désordre. Les causes en sont multiples, allant de prises de position générales aux comportements individuels. Dans des territoires qui ne subissent ni bavures policières ni contrôles au faciès, où les gendarmes vivent parmi nous et sont connus de tous, où les forces de l’ordre sont avant tout considérées comme fondamentales pour faire respecter la sécurité de tous et les lois de la République, l’idée que « la police tue » est perçue au mieux comme injuste, au pire comme dangereuse. Revient alors le récurrent « c’est déjà assez compliqué comme ça, quand on voit tout ce qui se passe. Un jour, ça finira par arriver jusqu’ici », nourri par des chaînes d’information qui font de l’insécurité un feuilleton quotidien.

Cette idée de « bordel » ou de désordre trouve une autre source chez une frange activiste, radicale, du militantisme écologiste. Alors même que les habitants des territoires ruraux sont les premières victimes du changement climatique, notamment au travers de ses conséquences sur l’agriculture, la disponibilité de la ressource en eau ou les inondations, ils sont en grande partie choqués par certaines formes radicales que prend ce militantisme. Bien que l’utilisation des grandes bassines, du périphérique parisien, la pratique du golf ou la visite des grands musées mondiaux leur soient pour la plupart étrangères, ils ne comprennent pas que les meilleures idées du monde puissent conduire à des dégradations de biens privés, publics, d’œuvres d’art, ou flinguent le quotidien de simples travailleurs allant au boulot. Imaginez donc leur réaction lorsque ces dégradations touchent leurs semblables, à savoir des agriculteurs accusés de détruire à eux seuls la planète. Loin de les rallier ou simplement de les sensibiliser à la cause écologique, ces actions les heurtent et renforcent l’idée d’une gauche « qui va trop loin », ne respecte pas les autres et surtout en qui on ne peut pas avoir confiance. « Un jour ils s’en prendront forcément à nous aussi ».

Quant aux comportements individuels, du tristement célèbre « la République c’est moi » jusqu’au ballon de football à l’effigie d’un ministre en passant par de multiples provocations, obstructions, y compris hurlements dans l’enceinte nationale, ils donnent à voir un chahut aussi pathétique que nombriliste de la part de représentants de la nation qui semblent bien s’amuser pendant qu’eux galèrent sans moufter. 

Le camp des bobos des métropoles 

Certains pensent que la gauche parle une langue morte. Bien au contraire. La gauche parle une langue bien vivante, mais celle des villes, des métropoles ou, pour le dire autrement, des centres-villes piétons. Au-delà de l’homogénéité du vocabulaire, des accents (ou plutôt de leur absence), des expressions ou tics de langages urbains, les représentants « médiatiques » de la gauche (concrètement, ceux que les gens voient sur les chaînes d’info ou entendent à la radio) mènent des combats qui peuvent sembler à géométrie très variable.

Prenons l’exemple des déplacements du quotidien. Je suis tous les jours ou presque frappé par la place prise par les transports franciliens dans le débat politique, qu’il s’agisse des trottinettes en libre-service, de la place trop ou pas assez grande donnée à la circulation des vélos à Paris, de la récente panne de quelques heures de la ligne 4 du métro ou de la création de la liaison express avec Roissy dans le cadre des Jeux olympiques. On en cause, on s’écharpe. Pendant ce temps, le prix du carburant explose. Depuis avril dernier, il augmente sans discontinuer. Chez nous, aller travailler coûte cher. Reprendre un travail dans un rayon de plus de quelques kilomètres coûte cher. Rendre visite à ses parents isolés coûte cher. Amener ses enfants à leurs activités coûte cher. Animer une association sportive ou culturelle coûte cher. Tout déplacement revient cher, trop cher. Où est la gauche, que dit-elle, paralysée par la trouille de devoir défendre un modèle de déplacement polluant et pourtant bien contraint ? Imaginez pendant ce temps la réaction de ces millions de Français qui voient à la télé la gauche en première ligne pour débattre des vélos, trottinettes ou autres liaisons aéroportuaires, quand ce n’est pas de la saleté des rues parisiennes ou des éternels débats entre pro et anti-Nupes… On ne vit pas dans le même monde.    

Autre exemple qui rend fou tout élu des territoires dits « périphériques » : les déserts médicaux. Pendant des mois, des années, ce sujet a été « zappé », absent des combats de la gauche au pouvoir comme dans l’opposition. Pour l’élu du Lot que je suis, c’est LE sujet numéro un, l’angoisse qui passe avant toutes les autres : si ça va mal, est-ce que je pourrais encore consulter un médecin ? S’il arrive un problème à mes vieux parents, seront-ils pris en charge ? Est-ce vraiment raisonnable de nous installer ici si nous prenons un risque pour la santé de nos enfants en bas âge ? Sur ces angoisses vitales au quotidien, rien ou presque n’a été dit ou fait de consistant par la gauche pendant des années. On s’entend régulièrement dire que le problème existe partout, que cela devient compliqué aussi en ville. Oui mais de quoi parle-t-on au juste ? Lorsqu’on dit qu’il faut un médecin pour suivre mille patients, de quelle moyenne parle-t-on ? Les étudiants des grandes villes ont un besoin de consultations annuelles insignifiant par rapport aux populations âgées de nos campagnes !

Je tiens ici à saluer le courage et la ténacité extraordinaires du député Guillaume Garot qui, de proposition de loi socialiste en initiative transpartisane, en passant par des réunions de terrain partout en France, a longtemps prêché dans le désert, portant depuis des mois des propositions fortes sur le sujet. Propositions oubliées lors de l’élection présidentielle de 2022, oubliées lors des élections législatives et au point mort ou presque hélas aujourd’hui. Jamais la gauche n’aurait dû délaisser ce combat, baisser les yeux et rendre les armes devant les syndicats de médecins. Rien n’est définitivement perdu, mais l’urgence est totale et la gauche n’est en aucun cas identifiée comme l’alliée de ces millions de patients désespérés. Un constat semblable pourrait être fait autour du travail formidable de Jérôme Guedj et Luc Broussy sur le défi du vieillissement dont toute la gauche devrait s’emparer comme un enjeu de société prioritaire.

Je pourrais ainsi multiplier les exemples de cette déconnexion. Les causes en sont sûrement nombreuses. Les médias eux-mêmes portent une responsabilité des sujets traités ou débattus. Les partis politiques par commodité désignent des porte-parole parisiens ou en banlieue proche. Le non-cumul des mandats, vertueux dans son principe, a créé qu’on le veuille ou non une forme de cassure entre élus nationaux et élus de terrain, alors même que, pendant des années, la force de la gauche consistait précisément à être irriguée par le travail de ses élus locaux qui assumaient des mandats ou responsabilités nationales.

Le camp des donneurs de leçons

Les générations de gauche qui nous ont précédés ont eu à combattre le parti de la morale incarné alors par la droite. Une morale catholique et familiale qui a encore fait descendre dans la rue des millions de Français pour protester contre le mariage et l’adoption pour tous. Une morale de rigueur économique qui faisait chaque jour la leçon à une gauche incapable de diriger une économie, de gérer l’argent public autrement qu’en creusant la dette et en augmentant les impôts.

Développer les services publics ? « Du gaspillage ». Investir dans la santé ? « Trop cher ». Dans l’école ? « On ne va quand même pas faire confiance aux enseignants ». Ouvrir de nouvelles libertés ou reconnaître de nouveaux droits ? Quasi impossible en dehors de la parenthèse giscardienne. Mai 68 est né, entre autres, d’une forme de rage contre l’accumulation d’interdits qui bridaient les libertés, la création et le plaisir.

La gauche n’a eu de cesse de défier ce carcan permanent des emmerdeurs, des donneurs de leçons de droite jusqu’à prouver, une fois arrivée au pouvoir, qu’elle était tout aussi compétente voire davantage en matière économique (comme lorsqu’elle réussit l’entrée dans l’euro sous le gouvernement Jospin) et que les nouveaux droits et libertés qu’elle rendait possibles étaient nécessaires, si bien qu’ils n’ont jamais été remis en cause par la suite. Cette lutte et les conquêtes obtenues ont rendu la gauche populaire, perçue comme proche des préoccupations des gens les plus en difficulté.

Cette conviction prédomine encore chez une partie des Français, principalement dans les centres-villes et en partie dans les quartiers populaires. J’ai en revanche le sentiment qu’elle tend à disparaître dans de nombreux territoires ruraux comme le mien. Aujourd’hui, ce n’est ni la droite et encore moins l’extrême droite qui sont vues comme des donneurs de leçons, des multiplicateurs d’interdits. C’est hélas la gauche.

À la différence des générations qui l’ont précédée, la gauche actuelle n’a plus d’autre choix que de défendre l’idée d’un changement urgent de modèle de développement pour sauver la planète. Elle mène de ce fait des combats essentiels contre les causes du réchauffement climatique et pour la biodiversité. Mais elle gâche tout et en devient exaspérante. Au-delà des modalités d’action de certains de ses activistes évoquées plus haut, elle fait régulièrement le choix de la provocation pour mettre ses propositions à l’agenda médiatique. Parfois la provocation prend pour cible les plus fortunés, comme les utilisateurs de jets privés, ce qui ne choque pas grand monde dans nos campagnes, à ceci près que nous entrons déjà dans la rhétorique de l’interdit.

Cela se complique déjà lorsqu’on limite ou renchérit l’accès des métropoles en voiture sans solution alternative. Cela devient carrément insupportable lorsque l’on suggère de taxer davantage le carburant déjà hors de prix pour « favoriser les mobilités alternatives ». Lesquelles, quand on vit dans de petites communes rurales ?

Passons au plat de résistance : la viande et à travers elle le modèle agricole, le monde agricole et rural en général. Par conviction ou par manque de pouvoir d’achat, chacun a bien conscience que notre consommation de viande va diminuer. De la même façon que chacun voit bien, y compris et surtout les agriculteurs eux-mêmes, que le modèle agricole productiviste issu du lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’est plus viable, qu’une révolution agroécologique est indispensable pour la santé de nos sols, des humains et de la biodiversité.

Au lieu de se placer en soutien, en accompagnement du monde agricole dans cette transition si complexe et coûteuse, elle le met en permanence sur le banc des accusés ! Elle donne ce sentiment ô combien désagréable, pour ne pas dire insultant, de lui faire la leçon, de lui expliquer en quoi il a tout faux sur tout : l’élevage, la façon de produire en général, à coups d’interdits divers et variés, au mépris le plus souvent d’alternatives possibles pour les agriculteurs. Ce discours est d’une violence sans nom pour des millions de personnes : pour les agriculteurs eux-mêmes mais aussi leurs familles, leurs amis, leurs voisins. Il faut imaginer la violence qui peut être ressentie lorsque certains affirment que les incendies gigantesques du début de l’été sont dus à l’élevage. On les traite de criminels, ni plus ni moins. Qu’ils soient salariés d’un abattoir, éleveurs d’agneaux sur les Causses du Lot ou de vaches laitières en alpages.

Ce discours est perçu de façon d’autant plus violente et injuste dans le monde agricole qu’il provient en général d’une partie de la gauche qui ne s’est jamais beaucoup intéressée à lui jusque-là, avec le sentiment d’être un punching-ball médiatiquement utile. Or les porte-parole crédibles ne manquent pas !

Enfin, la gauche a touché directement à des symboles importants pour des familles rurales modestes. Lorsqu’on pointe du doigt la pratique du barbecue, on s’attaque à un plaisir simple de la vie, qu’on partage en famille, entre amis à moindres frais. Pourquoi faire de cette pratique populaire un objet politique, médiatique et polémique ? Pendant ce temps, qui donne le sentiment de défendre ces plaisirs, ces petites libertés du quotidien menacées par les leçons et diktats de la gauche ? Le Rassemblement national (RN). 

Le camp de la paresse

La gauche a toujours eu dans son histoire un rapport complexe au travail. Défenseure du prolétariat, elle l’a toujours valorisé, exigeant qu’il soit mieux rémunéré et encadré. Partisane de l’émancipation individuelle, elle s’est toujours battue pour que chaque ouvrier ou salarié échappe à la servitude liée au travail en favorisant le temps libéré par le droit à la retraite, aux congés payés ou par la réduction du temps de travail notamment.

La droite a toujours eu beau jeu de critiquer « la gauche des 35 heures » qui aurait contribué à dévaloriser le travail et à « changer les mentalités ». Sauf que le niveau de chômage restant à des niveaux élevés, l’idée d’un partage du temps de travail gardait sa légitimité et sa force politique.

La donne a changé aujourd’hui. Le chômage a progressivement diminué au prix entre autres d’une précarisation massive du travail. Mais la réalité est là, têtue : dans nombre de nos campagnes et au-delà, « on ne trouve plus personne pour bosser ». La faute aux éternelles 35 heures, bien sûr, mais surtout « à tous ces jeunes qui veulent plus bosser, qui gagnent davantage à vivre des allocs et à rien faire, à jouer à la console à la maison ». On suspecte son voisin, on a toujours une anecdote à raconter sur tel ou tel qui resquille pendant qu’on bosse. On connaît ce refrain de l’assistanat par cœur depuis des années. Sauf qu’il nous faut bien y répondre et, comme l’a montré avec beaucoup de justesse François Ruffin dans Je vous écris du front de la Somme1François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Paris, Des liens qui libèrent, 2022., il est très difficile pour ne pas dire impossible de lui tordre le cou.

Dans nos territoires ruraux, le sujet revient désormais sans cesse. Il apparaît tôt ou tard dans chacune des conversations. Pas par goût de la polémique, mais parce que la pénurie généralisée de main-d’œuvre menace la vie même de nos villages. Ce ne sont pas simplement les métiers de l’hôtellerie et de la restauration qui sont en question, mais tous les secteurs aujourd’hui. Longtemps, ce sont les services publics qui ont fermé les uns après les autres dans nos villages. Désormais c’est au tour des commerces, des artisans et des petites entreprises. Ce sera peut-être très prochainement le tour de l’hôpital et des dernières écoles. De nos villages tout court.  

Il faut bien prendre conscience que cette tendance est particulièrement angoissante dans nos campagnes. Je comprends qu’il soit difficilement perceptible dans des métropoles comme Paris. Je suis toujours frappé d’observer qu’on y sert sans problème des burgers à minuit sur les grands boulevards. Dans ces cités-monde comme Paris, où les jeunes actifs sont nombreux et l’immigration importante, la demande de travail y est de fait constante. Un autre monde vu de nos campagnes.

Dans ce contexte, toute déclaration ou proposition dévalorisant la notion de travail devient explosive. La revendication d’un « droit à la paresse » a fait beaucoup de mal à la gauche, l’assimilant de fait au « camp des branleurs », à ceux qui veulent la mort du système, en l’occurrence de leurs villages.

Deux enjeux importants, gravés dans l’ADN de la gauche, sont rendus sensibles par ce contexte. Tout d’abord, la lutte contre la pauvreté. Toujours plus essentielle hélas, elle ne doit en aucun cas donner du grain à moudre aux fantasmes des prétendus « profiteurs du système ». À ce titre, la proposition défendue par les groupes Nupes en 2022 d’une allocation autonomie permettant à quiconque, qu’il travaille ou pas du tout, de parvenir à un revenu mensuel de 1100 euros s’apparente à une remise en cause directe du travail, de sa reconnaissance. En revanche, je partage la conviction portée notamment par Boris Vallaud d’une universalisation des aides. La clarté est l’alliée indispensable de la lutte contre la pauvreté.

Autre sujet sensible : la réduction du temps de travail. Je souscris à l’idée portée de longue date par la CFDT d’une réduction du temps de travail à l’échelle de toute une carrière, notamment à travers des pauses pour faire un bilan, se former et éventuellement se réorienter. S’agissant de l’idée d’une nouvelle réduction du temps de travail hebdomadaire à travers la semaine de quatre jours par exemple, je serais plus prudent. Sur le principe, le débat est parfaitement légitime, notamment au regard des exemples étrangers récents. Mais présenter aujourd’hui cette idée comme fer de lance du projet que la gauche porte pour le travail me semblerait pour le moins risqué, y compris dans son application dans nos territoires. Qui serait concerné, en réalité ? Principalement les centres urbains, une fois de plus.    

Comment en sortir ?

La Nupes a été une victoire tactique incontestable mais elle est aujourd’hui un carcan identitaire. Comme dans un mariage, nous nous retrouvons unis pour le meilleur comme pour le pire.

Lorsque des parlementaires proposent une loi sur le grand âge ou pour réguler les déserts médicaux, toute la gauche peut éventuellement en profiter. À l’inverse, chaque provocation sur l’abolition de l’élevage, la taxation du carburant, « la police tue », la Nupes et donc l’ensemble gauche en est tenue pour responsable, avec un écho médiatique aussi vaste que désastreux.

Pendant ce temps, qui donne l’impression de comprendre la vie rurale, sa réalité et ses difficultés, de défendre la façon de vivre de ceux qui n’y passent pas que trois semaines en été mais aussi l’automne et l’hiver ? Qui donne l’impression de défendre ceux qui bossent ? De remettre de l’ordre dans ce bazar ? À l’échelle nationale, c’est le RN. Leurs électeurs les plus récents ne se font pas d’illusion pour autant, peu d’entre eux pensent sérieusement qu’ils seront une solution à leurs problèmes. « Mais au moins ça leur mettra un coup de pied au cul et ça remettra un peu d’ordre ». Et comme Marine Le Pen ne parle plus de sortir de l’euro, la peur de la catastrophe économique s’éloigne.

La gauche doit d’urgence s’adapter et parler à cette France à plusieurs vitesses. Celle des centres-villes piétons, en particulier des métropoles, où apparaissent chaque jour de nouveaux services : nouveaux métros, tramways, transports qui deviennent ici ou là gratuits, vélos, trottinettes, livraisons de repas à domicile dans des villes qui vivent de plus en plus tard la nuit. Celle de nos ruralités qui possèdent beaucoup de points communs avec les quartiers populaires : les déplacements sont chers ou compliqués, les services publics se dégradent ou disparaissent, les commerces réduisent leurs horaires ou menacent de fermer faute de personnel, les artisans et petites entreprises sont submergés de demande sans avoir la main-d’œuvre suffisante pour y répondre. Sans parler des médecins en voie de disparition. 

Puisque nous parlons médecine, imaginons quelques éléments de prescriptions d’urgence pour que la gauche soit à nouveau audible dans nos campagnes :

  • cesser les provocations et les postures de donneur de leçon qui sont devenues insupportables. Nous sommes regardés, nous sommes écoutés. On ne s’en prend pas au barbecue impunément ! Retrouvons de l’empathie, relayons la colère. Sinon d’autres « gilets jaunes » surgiront indépendamment de toute force politique ;
  • faire émerger des porte-parole en prise avec d’autres territoires que les centres-villes piétons ou les banlieues parisiennes qui ne représentent qu’une partie du pays ;
  • reprendre pied dans la réalité de nos territoires. Pour cela, travaillons tous les angles morts du discours de la gauche qui les concernent et déplaçons la radicalité sur ces enjeux-là. Quelques exemples : régulation de l’installation des médecins sur le territoire, gratuité des transports (ou forfait unique annuel) – idée portée par Carole Delga et Michaël Delafosse –, réforme radicale de la Politique agricole commune pour la transition agroécologique, plan de prise en charge du vieillissement.

Notre génération de militants et d’élus de gauche va devoir faire un choix fondamental. Soit elle considère que son rôle est d’être un lanceur d’alerte, une sorte d’avant-garde éclairée, élitiste, et elle est vouée à un rôle minoritaire, à une fonction tribunicienne sans avenir électoral autre que dans les métropoles et les quartiers populaires (jusqu’à quand ?). Elle aura eu raison avant et mieux que tout le monde, mais elle n’aura servi à rien.

Soit elle se donne l’ambition de changer la vie des gens et de préserver la planète. Pour y parvenir, elle devra à un moment convaincre plus d’un électeur sur deux. Et donc accepter de se remettre en question, de se cogner au réel, d’aller écouter et comprendre toutes ces femmes et des hommes qui ne nous supportent plus, d’être à leurs côtés, de trouver des réponses à leurs problèmes, d’en être les porte-parole.

Le chemin sera long, mais la politique n’est jamais affaire de court terme.        

  • 1
    François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Paris, Des liens qui libèrent, 2022.

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