La démocratie dans l’entreprise : le rôle des administrateurs salariés

Reconnaître la nature politique de l’entreprise est un prérequis à la construction d’une nouvelle démocratie industrielle. C’était l’objet de la loi sur la sécurisation de l’emploi votée en 2013 et mise en œuvre en octobre 2014, et notamment de la mesure concernant les administrateurs représentant les salariés. Analyse de cette « codétermination à la française » avec Pierre Victoria, responsable d’un groupe de travail sur la démocratie dans l’entreprise à la Fondation Jean-Jaurès.

La loi sur la sécurisation de l’emploi, votée en 2013 et mise en œuvre en octobre 2014, impose la présence d’un administrateur représentant les salariés dans les entreprises de plus de 5000 salariés, et de deux administrateurs si le Conseil d’administration comporte plus de douze membres. Ceux-ci disposent de moyens en temps libéré et en formation et bénéficient du statut de salarié protégé. La loi pour le dialogue social et l’emploi, votée en 2015, a considérablement renforcé le dispositif.

Un débat ancien au sein du mouvement ouvrier 

Cette loi s’inscrit dans une longue histoire du mouvement ouvrier sur la participation des travailleurs aux décisions stratégiques de l’entreprise : Jean Jaurès l’a proposé dès 1909 dans le cadre des projets de nationalisation. Son application fut des plus lentes du fait, indépendamment de l’opposition farouche du patronat, du non alignement des différentes composantes des syndicats et des partis politiques, au cours du XXe siècle, sur ce sujet. 

Mise en œuvre dans les entreprises nationalisées à la Libération (les Houillères, Air France, Edf, GDF, Charbonnages de France) et les banques de dépôt (Crédit Lyonnais, Société générale), la représentation des salariés au sein des Conseils d’adminisration sera généralisée pour les entreprises publiques en 1983. La loi « démocratisation du secteur public », conformément aux 110 propositions du candidat François Mitterrand en 1981, impose la représentation d’un tiers d’administrateurs salariés dans les entreprises publiques, dont un siège est réservé à l’encadrement.

Parallèlement, toutes les tentatives d’extension au privé échouent. Quand la droite gouverne (rapport Bloch-Lainé de 1963, rapport Sudreau de 1975), mais aussi quand la gauche dirige le pays. 

Le Parti socialiste a longtemps été divisé sur le sujet, notamment dans les années 1980 et 1990, entre les tenants des administrateurs salariés et ceux qui privilégiaient l’élargissement des compétences des comités d’entreprise. Une opposition que ne tranchent pas les organisations syndicales, longtemps muettes et réticentes à cette évolution de la gouvernance d’entreprise. Le retournement de position se fera dans les années 2010 autour du thème « la démocratie ne doit pas s’arrêter aux portes de l’entreprise ». Toutes les organisations syndicales, à l’exception de Force ouvrière, revendiquent désormais l’extension au secteur privé des administrateurs salariés. Parallèlement, une partie du patronat soutient cette initiative (Louis Schweitzer, Jean-Louis Beffa, Louis Gallois), que l’on retrouve partiellement dans le code de bonne conduite Afep-Medef révisé de 2013, une partie du patronat étant consciente de la nécessité de faire bouger la gouvernance du fait de la profondeur de la crise de légitimité des entreprises, notamment après les scandales Enron ou Vivendi et la crise financière de 2008. 

Une histoire inachevée

La loi de 2013 a été une loi a minima. Elle ne concerne que 220 groupes industriels et ne propose aucun dispositif contre les nombreuses possibilités d’évasion (transformation en SAS – Société par action simplifiée –, transfert du siège, réduction des effectifs de la société holding en deçà du seuil de 50 salariés).

Une évaluation a été réalisée en avril 2015. Le bilan de ce nouveau dispositif pour les 113 sociétés françaises du SBF 120 (Société des bourses françaises) est le suivant :

  • 33 sociétés (dont 15 du CAC 40), soit 29 %, ont désigné des représentants des salariés au sein de leur Conseil d’administration en application de la loi de sécurisation de l’emploi ; 
  • 13 sociétés (dont 7 du CAC 40), soit 11 %, avaient déjà des administrateurs salariés en vertu des lois de 1983 et de 1986 ;
  • 65 sociétés, soit 58 %, n’appliquent pas cette nouvelle exigence au niveau de leur tête de groupe : 29 d’entre elles, soit 25 %, ne dépassent pas les seuils de 5000 salariés en France ou de 10 000 salariés dans le monde et n’entrent pas dans le champ de la loi ; 36 d’entre elles (dont 12 du CAC 40), soit un tiers, ne sont pas soumises à l’obligation d’avoir un comité d’entreprise, leur holding tête de groupe employant moins de 50 salariés, et bénéficient donc de la dérogation prévue par le texte. Il s’agit d’Alcatel-Lucent, Axa, Cap Gemini, Carrefour, Legrand, LVMH, Sanofi, Schneider, Technip et Unibail Rodamco. Plus du quart des entreprises du CAC 40 échappe donc à cette évolution pourtant bienvenue de la gouvernance des grandes entreprises.

En juin 2015, la loi pour le dialogue social et l’emploi prend des mesures pour permettre une plus large mise en œuvre de cette représentation : 

  • abaissement du seuil de 5000 à 1000 salariés,
  • suppression de l’exemption dont bénéficiaient les sociétés mères de moins de 50 salariés,
  • parité homme/femme dans la représentation.

Enfin le décret sur le crédit d’heures et le droit à la formation des administrateurs est paru à l’été 2015. 

La loi Rebsamen a fortement accéléré la représentation des salariés dans les Conseils d’administration. Une première évaluation, réalisée en avril 2015 sur des données 2014, était inquiétante : seules 33 sociétés parmi les 113 du SBF 120 (dont 15 du CAC 40), soit 29 %, avaient désigné des représentants de salariés au sein de leur conseil en application de la loi de sécurisation de l’emploi.

Il faut préciser que 13 sociétés (dont 7 du CAC 40), soit 11 %, avaient déjà des administrateurs salariés en vertu des lois de 1983 et de 1986.  

Le bilan présenté dans le rapport 2016 du Haut conseil de la gouvernance d’entreprise (application du code de bonne conduite Afep-Medef) montre une accélération très forte de cette représentation au cours de ces deux dernières années. Lors des assemblées générales de 2016, cette représentation atteignait 42,3 % des entreprises du SBF 120 et 64,8 % des entreprises du CAC 40.  Et le mouvement va se poursuivre du fait des délais d’entrée en vigueur de la loi de 2015 qui font que celle-ci ne sera pleinement applicable qu’en 2017 ou 2018 en fonction des effectifs salariés des entreprises (voire plus tard en ce qui concerne certaines sociétés dont une filiale est soumise à la loi dans sa rédaction initiale).

Nombre et proportion de sociétés dont le conseil comprend des représentants des salariés

Nombre et proportion de sociétés dont le conseil comprend :

SBF 120

CAC40

Assemblée 2015

Assemblée 2016

Assemblée 2015

Assemblée 2016

– uniquement des administrateurs représentant des salariés

31 (29%)

29 (27,9%)

13 (35,1%)

11 (32,4%)

– uniquement des administrateurs représentant des actionnaires salariés

10 (9,3 %)

9 (8,7%)

3 (8,1%)

3 (8,8%)

– à la fois des administrateurs représentant les actionnaires salariés et des administrateurs représentant les salariés

12 (11,2 %)

15 (14,4%)

11 (29,7%)

11 (32,4%)

Total

43 (40,2 %)

44 (42,3%)

24 (64,8%)

22 (64,8%)

Source : rapport d’activité 2016 du Haut conseil de la gouvernance d’entreprise.

La représentation des administrateurs au sein du comité « sensible » des rémunérations » s’avère plus lente. 20 sociétés du SBF 120, dont 7 appartenant au CAC 40, n’en ont pas désigné malgré le code de gouvernance Afep-Medef et la volonté de ses promoteurs de le faire respecter.

En tout état de cause, les administrateurs salariés constituent désormais une force de plus de 600 salariés en France qui va croître dans les deux prochaines années. Cette nouvelle donne va-t-elle permettre de faire avancer la démocratie en entreprise ? Tel est désormais l’enjeu. 

Comment aller plus loin ?

Avant de penser à de nouvelles propositions, il faut réussir ce qui a été entrepris. Ce n’est pas gagné. La solitude de l’administrateur est parfois grande au sein des conseils. Il lui est difficile de rompre le consensus de ces assemblées où le vote est l’exception et l’unanimité la règle. Le risque est de devenir, par défaut d’espace d’expression et de propositions, un responsable syndical là où il doit être un acteur de l’intérêt général de l’entreprise, un aiguillon pour faire reconnaître une performance globale de l’entreprise qui ne se réduit pas à sa seule rentabilité économique. En tout état de cause, c’était bien l’esprit du législateur qui a rendu incompatible les mandats d’administrateur salarié et celui de membre de comité d’entreprise, de CHSCT, ou de délégué syndical ou du personnel.

L’administrateur salarié est un administrateur sous tension. Tension entre l’obligation de la discrétion, voire du secret selon la nature des informations dont il dispose, et le devoir de rendre compte de l’exercice de son mandat, sans lequel son utilité serait contestée. Tension entre son statut d’administrateur et de salarié qui font souvent de lui, avec le PDG, les seuls administrateurs qui connaissent réellement le fonctionnement de l’entreprise. Tension entre une parole qui se veut sans contrainte et la présence, souvent, de ses propres supérieurs hiérarchiques dans la salle du Conseil. Il est tout à fait notable que lors d’une réunion des administrateurs membres de la CFDT, une des propositions les plus partagées concernait la stricte limitation de la présence permanente au Conseil d’administration du secrétaire du Conseil. Les autres collaborateurs ne devraient être présents que pour les sujets qui concernaient leur domaine de compétence. 

Peut-on à la fois être un salarié engagé, un administrateur utile à l’entreprise, le mandataire des organisations syndicales sans déplaire ou décevoir ? La réponse est forcément positive, si chacun voit en sa présence une force d’équilibre : pour le PDG, un moyen de contrebalancer le poids des financiers ; pour les autres administrateurs, une autre parole de interne à l’entreprise, susceptible d’éclairer, voire d’amender les choix proposés par le PDG. 

La meilleure nouvelle de ces premières années d’application de la loi est, sans nul doute, l’apaisement des administrateurs sur cette présence, non souhaitée par la plupart d’entre eux, de représentants de salariés, non seulement dans les Conseils, au séminaire stratégique annuel mais aussi dans les comités, notamment celui, sensible, des rémunérations qui définit la rémunération du PDG et celui des membres du comité exécutif. Sans aucun doute, l’arrivée de nombreuses femmes dans les Conseils, avec l’obligation pour les entreprises cotées de 40 % de présence féminine à compter de 2017, a été un facteur d’intégration, du fait à la fois du renouvellement qu’il présupposait et d’une plus grande sensibilité aux sujets non financiers. 

Il serait cependant bien naïf de penser que les représentants salariés sont associés aux décisions les plus sensibles. Non seulement ils ne sont pas toujours représentés dans tous les comités (notamment celui des nominations quand il est distinct de celui des rémunérations), mais les réunions entre présidents des comités et PDG, comme les réunions informelles, se tiennent en leur absence.  

Éviter la solitude des administrateurs salariés est un enjeu majeur qui concerne les organisations syndicales et les autres parties prenantes. L’interpellation des organisations syndicales sur le sujet de la gouvernance future des entreprises s’impose. Veulent-elles privilégier le dialogue social, ce qui pourrait passer par l’augmentation des nombres d’administrateurs ? Faut-il lever l’interdiction du cumul avec des mandats syndicaux ou de délégués du personnel ? Ne faut-il pas s’appuyer sur leur présence pour promouvoir une autre conception de l’intérêt de l’entreprise qui dépasse celui des actionnaires pour embrasser non seulement celui des salariés mais aussi celui des territoires, des sous-traitants, des fournisseurs ?  

Cette réflexion doit également intégrer une certaine vision partenariale de l’entreprise. Ma conviction est que, si sur certains sujets, il est possible de nouer des accords de circonstance avec d’autres administrateurs, la gouvernance des entreprises restera profondément mue par l’intérêt des actionnaires tant que les autres parties prenantes ne lui opposeront pas conjointement une autre vision. 

Il est évident qu’un regard sur ce que font les autres pays européens est essentiel. Il ne s’agit sans doute pas de copier le modèle allemand, qui ne fonctionne d’ailleurs que parce qu’il y a distinction entre direction et surveillance (les représentants des salariés n’étant présents que dans les organes de surveillance), mais de construire un nouveau modèle de gouvernance soutenu par une vision plus multi-acteurs, plus responsable sur le plan social et environnemental, mais aussi plus territoriale, plus « écosystémique ». 

Depuis la crise de 2008 qui a fortement interrogé la légitimité des entreprises bien au-delà de la sphère financière, des dirigeants d’entreprise se font les hérauts d’une telle évolution, comme s’ils ressentaient le besoin de desserrer l’étau que constitue le poids des actionnaires de court terme sur le mandataire social. C’est autour des objectifs d’une entreprise au service de toutes ses parties prenantes et la mission de leurs dirigeants garants d’un intérêt général qui dépasse celui des actionnaires que se concentrent leurs réflexions et propositions. Le PDG de Veolia, Antoine Frérot, qui vient de prendre la présidence de l’Institut de l’entreprise, en est le fer de lance (pour conserver le qualificatif d’avant-garde au mouvement ouvrier !). Les travaux réalisés depuis quatre ans dans le cadre du centre culturel de Cerisy-la-Salle et du collège des Bernardins constituent en effet une invitation non seulement à remettre en cause le postulat friedmanien de la propriété de l’entreprise (le colloque de 2013 avait pour thème « À qui appartiennent les entreprises : vers de nouveaux référentiels de l’engagement collectif ») pour revisiter la théorie et la pratique de l’entreprise.

Au-delà des différences, voire des confrontations entre les dirigeants d’entreprises et les administrateurs représentants les salariés dans les décisions et le fonctionnement de l’entreprise, il existe un intérêt, voire une nécessité à travailler ensemble pour une gouvernance rénovée, plus partagée et plus soutenable. Ce qui amène à réintégrer les questions de responsabilité sociétale d’entreprise dans la stratégie, sans l’opposer à la recherche de rentabilité financière ; à promouvoir le concept de performance globale qui ne peut s’obtenir qu’en s’affranchissant des exigences de court terme qu’imposent les marchés financiers. 

 Pour ouvrir le débat, des convergences multi-acteurs sont aujourd’hui possibles autour de ces propositions :  

  1. Redéfinir l’objet de l’entreprise et le statut du dirigeant,
  2. Intégrer de nouveaux acteurs dans les Conseils d’administration (collectivités, sous-traitants, représentants de la société civile),
  3. Accroître le nombre d’administrateurs salariés,
  4. Mieux articuler instances représentatives du personnel et administrateurs salariés,
  5. Construire de la durabilité autour d’administrateurs engagés et des actionnaires de long terme. 

Alors l’administrateur salarié, acteur hybride et mal identifié, pourra travailler à l’indispensable réforme des entreprises françaises. L’histoire rendra justice à François Hollande de l’avoir initiée en tant que président de la République.

Veolia soutient l’action de la Fondation Jean-Jaurès par le biais d’un mécénat.

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