Parties prenantes : pour une gouvernance tripartite au sein des entreprises 

Pour une entreprise, nouer des relations constructives avec ses parties prenantes implique une transformation en profondeur par une vision élargie de sa gouvernance, le partage du pouvoir et de la valeur créée et une mesure de sa performance qui intègre les champs du social, de l’environnemental et du sociétal. C’est pourtant, ainsi que le démontrent André Coupet1André Coupet, expert en stratégie d’entreprise, est l’auteur de Vers une entreprise progressiste, le modèle pour basculer dans un capitalisme humaniste au service des parties prenantes. et Pierre Victoria2Pierre Victoria est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, membre du Comité 21 et de la Fabrique écologique. Ancien directeur du développement durable et administrateur salarié de Veolia, il préside actuellement La Plateforme nationale pour la RSE, placée auprès de la Première ministre et installée au sein de France Stratégie., ce qui constitue le véritable point de bascule vers un modèle économique alternatif à l’entreprise actionnariale.

L’entreprise doit faire société 

Les observateurs critiques du capitalisme sont souvent désespérés de ses méfaits et de son immuabilité. Or le capitalisme a beaucoup évolué au fil du temps : à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, nous vivions à l’époque du capitalisme patrimonial. De grandes familles, disposant d’un capital conséquent, créaient et dirigeaient des entreprises ; elles embauchaient toute la main-d’œuvre disponible d’une région donnée, avec clairement des abus en ce qui a trait au travail des enfants ou à la longueur des journées… mais reconnaissons qu’elles s’occupaient de leur communauté avec le souci de la durée ; on ne quittait pas sa région, on inventait de nouvelles activités avec un esprit innovateur ressemblant fort à l’économie circulaire d’aujourd’hui, d’autant qu’à l’époque il ne fallait rien jeter !

Souvent doté d’une vision paternaliste où les valeurs de respect, d’autorité et d’obéissance dominaient, ce capitalisme patrimonial existe encore de nos jours avec des entreprises telles que Michelin, Bonduelle ou nombre d’ETI familiales. Débarrassé bien sûr des abus d’autrefois, ce capitalisme nous apparaît souvent bien plus acceptable que le néolibéralisme financier, sans âme, d’aujourd’hui.

Le capitalisme managérial est apparu dans les années 1930 suite à l’ouverture du capital à d’autres actionnaires que la famille et suite au changement de gouvernance que cela impliquait. L’apparition de dirigeants soucieux d’abord d’efficacité plutôt que des rendements à distribuer aux actionnaires a toutefois amené ces derniers à réagir en profitant de la montée en puissance des bourses ; ils ont repris l’ascendant sur le management en l’attachant notamment à la valeur des actions par des modalités de rémunération variable (primes, options d’achat d’actions…). On est alors entré de plain-pied dans le capitalisme actionnarial, énoncé de façon limpide par Milton Friedman : « la seule responsabilité de l’entreprise est d’accroître ses profits »3Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », The New York Times, 13 septembre 1970. qui a fait des « managers » les obligés des actionnaires et les représentants de leurs intérêts. Ce modèle, appelé capitalisme actionnarial, a, comme chacun sait, développé des dérives et l’éclatement fréquent de bulles spéculatives et ceci avec l’appui des puissances publiques libéralisant les marchés et abaissant les impôts des entreprises et des catégories sociales aux revenus supérieurs. L’histoire des méfaits du capitalisme actionnarial sur la société est la conséquence du calcul égoïste d’avoir voulu maintenir des profits importants dans le cadre d’une croissance ralentie après les chocs pétroliers successifs des années 1970. Il s’agissait de faire gagner l’entreprise, pensée et affirmée comme la seule propriété des actionnaires, même dans un monde qui perd ; une vision facilitée par la mondialisation des échanges… Tel fut le projet prométhéen du capitalisme friedmanien, dont il serait bien sûr présomptueux de publier prématurément l’acte de décès. 

Mais parallèlement, de façon plus discrète, sont apparues des idées et des formes différentes d’organisation de la libre entreprise. C’est ainsi qu’en 1984, Edward Freeman, pour contrer le Shareholder Capitalism, propose le Stakeholder Capitalism, traduit en français sous l’expression moins heureuse de « capitalisme des parties prenantes » puisqu’il importe de prendre en considération dans la création et le partage de la valeur l’ensemble des parties prenantes (clients, salariés, fournisseurs, communauté…). Douze années auparavant, en 1972, Antoine Riboud, fondateur de Danone, avait, lors d’un discours à Marseille, énoncé un impératif pour l’entreprise de ne plus fonctionner « sur une seule jambe, mais bien sur deux, l’économique et le social ».

À cette époque également, se développe en Europe du Nord un capitalisme de cogestion où les salariés participent à la prise de décision via des instances de gouvernance faisant une large place au travail à côté du capital. On a alors parlé du « capitalisme rhénan » et du mode de gouvernance privilégié dans ces pays d’Europe du Nord, soit celui de la codétermination.

Le développement durable, suite au rapport Meadows de 1972, commence lui aussi à pénétrer les esprits et à se traduire en RSE dans le monde de l’entreprise à partir des années 1980. Très centrée sur la mesure des effets négatifs de l’activité de l’entreprise, la RSE a eu du mal à sortir, jusqu’à récemment, du reporting extra-financier et n’a pas su, dans les années 1990 jusqu’aux alentours des années 2010, interpeller le cœur même du métier, de la stratégie et de la gouvernance des entreprises ni compenser les excès de la financiarisation de l’économie. 

La crise financière de 2008 a sans doute été, pour beaucoup d’acteurs, un déclencheur pour réfléchir à un modèle alternatif au capitalisme actionnarial et au néolibéralisme : en 2011, un des plus célèbres professeurs d’Harvard, Michael Porter, écrivait dans la Harvard Business Review un article retentissant intitulé « Creating Shared Value », invitant les dirigeants à créer de la valeur pour toutes les parties prenantes sous peine de menacer la valeur de leurs actions. Des entreprises américaines – Patagonia, Ben and Jerry… –, par leur double vision – l’entreprise ayant des objectifs sociétaux et pas seulement des objectifs économiques – incitèrent certains États américains à se doter d’un nouveau statut pour ce type d’entreprises sous le vocable de Benefit Corporation, statut à partir duquel a été mise en place la certification B-CORP. 

Dans la foulée, d’autres pays – la Grande-Bretagne, l’Italie… – se sont dotés de lois créant un statut du même type, plus ou moins contraignant, mais en phase avec une volonté, un mouvement venant d’entrepreneurs voulant maintenir le but lucratif de leur entreprise tout en lui donnant l’objectif d’être utile à la société, de contribuer à un monde meilleur. 

Des trajectoires convergentes

L’adoption par les Nations unies en 2015 de 17 objectifs de développement durable avec un appel à tous les acteurs à contribuer au triple objectif de lutte contre la pauvreté, de protection de l’environnement et de progrès pour tous a favorisé l’interpellation des entreprises sur leur contribution au « bien commun ». La France n’est pas demeurée inerte, loin de là. Dès les années 2010, la remise en cause du postulat de la propriété actionnariale de l’entreprise4Voir à cet égard Olivier Favereau, L’entreprise, la grande déformation, Paris, Eyrolles, 2014. est lancée par des enseignants, chercheurs, patrons progressistes, syndicalistes, dans de nombreux cercles de rencontres comme le Collège des Bernardins ou le centre culturel de Cerisy-la-Salle, la chaire « Théorie de l’entreprise » de l’École des mines de Paris (créée par Armand Hatchuel et dirigée par Blanche Segrestin et Kevin Levilain) étant à la fois le lieu de la conception théorique, de l’animation du débat et d’élaboration de propositions concrètes. Ouvert à ces réflexions, le président Macron lançait, lors d’un entretien à TF1 en 2017, l’idée d’une évolution du droit en faveur d’une plus grande responsabilité sociétale des entreprises. Le débat qui s’ensuivit, en tous points remarquable par l’abondance des propositions émanant de partout et la mise au jour d’un immense besoin de changement de modèle, déboucha sur le rapport Notat-Senard, puis sur la loi Pacte, votée en 2019. 

À travers les propositions du rapport Notat-Senard de 2019 se dessinent les contours d’un nouveau modèle d’entreprise, plus inclusif et plus sociétal, dont les lignes directrices seraient la prise en compte de l’intérêt général, le partage entre les parties prenantes, la priorité donnée au long terme, la coopération entre les acteurs et la bienveillance à l’égard de l’écosystème. 

Le volet sociétal de la loi Pacte, en retrait par rapport aux propositions plus audacieuses du rapport Notat-Senard, a d’abord modifié l’article 1833 du code civil en précisant que désormais l’entreprise « est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». La loi invite les entreprises, ensuite, sans en faire une obligation, à se doter d’une raison d’être accompagnée d’engagements en faveur des salariés, de l’environnement et des citoyens et à inscrire cette raison d’être dans leurs statuts. Enfin, la loi Pacte crée la qualité d’entreprise à mission, pour les entreprises voulant affirmer leur double vision, avec l’obligation de se doter d’un comité de mission et la contrainte d’être évaluées par un organisme externe pour veiller au respect des engagements souscrits. 

Quatre ans après la promulgation de la loi, 80% des entreprises du CAC 40 et 60% du SBF 120 ont adopté une raison d’être, avec des niveaux d’engagement des plus variables. Il y a aujourd’hui un peu plus de 1200 sociétés à mission selon la définition de la loi Pacte, essentiellement des PME, mais bien d’autres entreprises ont transformé leur organisation dans la même perspective. 

Cependant, ces dispositifs sont loin de recouvrir l’ensemble du champ des acteurs économiques, notamment les 138 000 petites et moyennes entreprises (PME) et les 5200 entreprises à taille intermédiaire (ETI) qui vont se trouver concernées dès 2026 par la nouvelle réglementation européenne (Corporate Sustainability Reporting Directive) en matière de reporting social, environnemental et sociétal. Cette directive n’est qu’une composante d’un projet politique européen – qu’il faut saluer et accompagner – de création d’un modèle d’entreprise durable dont la mesure de l’impact de son activité sur son écosystème sera la pierre angulaire. 

La question des parties prenantes est à la fois l’angle mort et la condition du passage vers une entreprise en résonance avec les attentes de son époque. Beaucoup d’entreprises se reconnaissent comme une organisation économique à responsabilité sociétale qui doit rendre des comptes à la société et s’appuyer sur ses parties prenantes pour améliorer son impact et accroître son utilité. Beaucoup d’entre elles souhaitent nouer des relations constructives avec leurs parties prenantes, mais elles ne savent pas trop comment progresser dans cette voie parce que cela impose une connaissance fine de ses partenaires, une culture du dialogue, une acceptation du partage du pouvoir et de la valeur créée, une autre organisation managériale. Construire des relations nouvelles avec les parties prenantes implique une transformation en profondeur de l’entreprise par une vision élargie de sa gouvernance et une mesure de sa performance globale qui intègre les champs du social, de l’environnemental et du sociétal. 

L’ouverture aux parties prenantes devient pourtant un impératif pour concilier, voire réconcilier l’entreprise et la société française, pour s’inscrire dans le projet démocratique et durable européen, et pour entrer enfin dans le monde de demain. 

Le dialogue avec les parties prenantes : une intention sincère, une mise en œuvre balbutiante

Le dialogue avec les parties prenantes prend forme dans certaines entreprises. Il commence à se structurer et même à s’institutionnaliser. Nous n’en sommes plus du tout aux initiatives sympathiques que l’on a vu apparaître dans les années 1990 en vertu de la qualité totale : certaines entreprises, par exemple, très prévenantes à l’égard de leurs clients, instauraient un vrai dialogue avec des associations de consommateurs ou des ONG représentatives de certaines minorités pour moduler leur offre ou leurs conditions de paiement… Non, des comités de parties prenantes, rassemblant des acteurs ayant des enjeux communs avec l’entreprise, sont mis en place à maints endroits, se réunissent plusieurs fois par an, débattent des perspectives et de problématiques en lien avec l’entreprise, et émettent des recommandations à l’attention des instances décisionnelles de l’entreprise.

Cette nouvelle instance, même si habituellement elle est consultative, questionne la gouvernance. Mais jusqu’à quel degré ? Voilà une question qui n’est pas encore traitée dans les livres de management, et l’on ne peut y répondre qu’au cas par cas, qu’en nous référant à telle ou telle entreprise et à la volonté des acteurs clés de cette organisation (les actionnaires, l’équipe de direction…) d’ouvrir, plus ou moins, ses instances décisionnelles et – sujet éminemment délicat – de partager le pouvoir que ces acteurs détiennent.

Avant de proposer une gouvernance nouvelle et un certain nombre de préconisations concrètes pour réussir cette transformation du pouvoir et des modes de prise de décision, revenons rapidement sur la définition de l’expression partie prenante en reprenant simplement le terme d’origine anglaise stakeholder qui signifie littéralement « détenteur d’intérêt » et retenons qu’une partie prenante est une personne physique ou morale influencée, intéressée ou impactée par l’activité de l’entreprise. Salariés, clients, fournisseurs, actionnaires, territoires, société civile, État s’inscrivent dans cette définition.

Par ailleurs, jetons un coup d’œil sur deux études récentes dont Pierre Victoria, co-auteur de la présente note, a été co-rédacteur. Celles-ci ont traité de la question du passage du dialogue avec les parties prenantes au partage du pouvoir avec les parties prenantes. Puisqu’il s’agit désormais d’« entreprendre en commun », la question de savoir comment faire entrer les intérêts des différentes parties prenantes dans les décisions stratégiques de l’entreprise devient majeure.

1. Le Comité 21, en partenariat avec le cabinet de conseil Des Enjeux et des Hommes, a publié en septembre 2021 le résultat d’une intense recherche sur ce sujet, en faisant d’abord état de l’existant par le biais d’un remarquable benchmark international mené auprès de 300 entreprises. Le Comité 21 a ensuite élaboré une grille en quatre niveaux de dialogue avec les parties prenantes, allant de la simple consultation occasionnelle au développement d’une culture du dialogue, puis à la professionnalisation de ce dialogue avec création d’une instance officielle, souvent appelée comité des parties prenantes, à, enfin, l’ouverture des instances décisionnelles à des représentants des parties prenantes internes (actionnaires, salariés) et externes (clients, fournisseurs, société civile…). Le Comité 21 a achevé son travail en énonçant 18 propositions pour concrétiser et réussir chacun des quatre niveaux de dialogue. 

2. La Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec la CFDT, a publié en février 2022 une note intitulée La gouvernance de l’entreprise de demain sera partagée ! en s’intéressant plus particulièrement au rôle des administrateurs salariés et aux conditions requises pour instaurer une véritable démocratie dans les entreprises. S’appuyant sur le fait que 17 pays européens ont un système de représentation obligatoire des salariés dans les conseils d’administration (dans des proportions allant jusqu’à 50% en Allemagne) et  que ce partage du pouvoir se passe plutôt bien, avec une performance économique tout à fait enviable, la Fondation Jean-Jaurès émet 10 recommandations pour favoriser l’évolution des conseils d’administration (CA). Il importe notamment de renforcer la formation des administrateurs salariés, d’accroître leur implication et leur représentation au sein des CA (un tiers dans les entreprises de plus de 1000 salariés…) et d’assurer un dialogue avec les parties prenantes externes.

Très différentes l’une de l’autre, ces deux études aboutissent toutefois à une conclusion commune que nous partageons totalement : le dialogue avec les parties prenantes ne peut devenir relation durable que s’il s’institutionnalise, que si les instances de gouvernance s’ouvrent aux parties prenantes, que si le pouvoir fait l’objet d’un partage. Sans implication des parties prenantes dans la prise de décision, les niveaux 1 à 3 du modèle de lecture proposé par le Comité 21 risquent de ne pas tenir dans la durée ou, à tout le moins, de créer des déceptions chez les membres des comités des parties prenantes qui verraient leurs propositions non débattues et donc non prises en compte par les instances décisionnelles.

La raison d’être : point de départ et point d’arrivée du dialogue 

Dans la mesure où l’entreprise veut inscrire le dialogue avec les parties prenantes dans la durée et lui donner toute sa force, ce dialogue prend son sens dans la formulation de la raison d’être de l’organisation ainsi que dans la mise en œuvre de cette raison d’être. On peut donc affirmer que le dialogue avec les parties prenantes doit totalement s’imbriquer dans la raison d’être de l’entreprise. Il ne sera fort, n’aura de sens, ne sera pérenne que si la raison d’être est forte, clairement définie… et vice versa, les parties prenantes venant nourrir la raison d’être.

Or, malheureusement, le concept de raison d’être manque encore beaucoup de solidité. Même aux États-Unis, le terme purpose revêt des réalités différentes. En France, nombre de raisons d’être ont été énoncées en 2019, en 2020… trop rapidement, dans la foulée de l’adoption de la loi Pacte, et trop souvent formulées sans engagement à l’égard des parties prenantes. Si c’est face aux épreuves que l’on peut juger de la capacité de la raison d’être à constituer une boussole et un guide, il apparaît légitime d’interroger les entreprises sur les décisions prises pendant la crise liée à la pandémie de Covid-19 : y a-t-il eu équilibre dans la prise en compte des intérêts et des contraintes des différentes parties prenantes : salariés, actionnaires, fournisseurs, État… ? Dans la même logique, les entreprises présentes en Russie et qui se sont dotées d’une raison d’être ont-elles fait référence à celle-ci pour décider de maintenir ou non leur activité dans ce pays ? Si ce n’est pas le cas, cela signifie que la raison d’être n’est pas intégrée à la stratégie et qu’elle demeure essentiellement un instrument de communication. Il y a peu de chances qu’elle soit « transformative » comme l’a démontré l’association Entreprise et Progrès dans une étude sur les entreprises du CAC 40 et du SBF 120 qui a dégagé 10 grands indices pour « une raison d’être transformative ».

La loi Pacte elle-même, en proposant cette disposition relative à la raison d’être, aurait pu être plus précise, plus exigeante. Le verdissement d’image a bien sûr été tentant pour certaines entreprises et, à cet égard, il ne serait pas inutile de songer à un renforcement de la loi.

Notons qu’une définition plus forte de la raison d’être a été formulée par Entreprise et Progrès en janvier 2020 et s’énonce comme suit : 
« La raison d’être définit le sens que l’entreprise avec ses parties prenantes souhaite donner à ses activités. Elle guide ses choix stratégiques avec une double volonté : celle d’avoir une UTILITÉ spécifique à l’égard de la société au service d’un monde meilleur, et celle d’apporter une contribution, unique si possible, à ses clients et à toutes ses parties prenantes. »

Cette définition, qui a fait l’objet d’une méthodologie d’élaboration rigoureuse, publiée par André Coupet, co-auteur de cet article, dans son livre Vers une entreprise progressiste, implique deux obligations pour l’entreprise :

1. axer sa raison d’être sur son UTILITÉ envers la société. Cette utilité sera forcément énoncée en lien avec un ou plusieurs objectifs de développement durable (ODD). C’est ainsi que, par exemple, la protection de l’environnement s’inscrit au cœur de la raison d’être de Aigle (« Permettre à chacun de vivre pleinement des expériences sans laisser d’autres empreintes que celles de ses pas ») ou celle de Nature et Découvertes (« Offrir des solutions concrètes à tous ceux qui veulent changer leur mode de vie pour une écologie de la Terre, du corps et de l’esprit ») ;

2. s’engager à créer et à partager de la valeur pour l’ensemble de ses parties prenantes, et non pas seulement pour les actionnaires et les clients. Les exercices de stratégie, depuis quelques années, sont centrés sur la définition d’une « proposition de valeur » unique, différenciante sur le marché. Cela n’est plus suffisant : il convient aujourd’hui tout d’abord de bien définir les parties prenantes de l’entreprise et de définir 4 ou 5 propositions de valeur, une par partie prenante. C’est ainsi qu’Amazon est une entreprise incontestablement gagnante sur le plan financier grâce à sa proposition de valeur vis-à-vis des clients qui est puissante, quasi impossible à battre. En revanche, elle ne propose rien de bien intéressant à ses salariés, a tendance à écraser ses fournisseurs, évite si possible de payer ses impôts sur les bénéfices et ne soucie guère des millions de cartons qu’elle propulse dans la nature…

Vis-à-vis des salariés, il est aujourd’hui impératif d’avoir une proposition de valeur attractive faite de modalités précises venant s’inscrire dans ce que l’on appelle communément la marque employeur. Vis-à-vis des fournisseurs, il s’agit souvent de leur proposer un véritable partenariat avec des collaborations dans la conception des produits et services ou dans l’amélioration des processus ou, à titre d’exemple, comme le fait Bonduelle, dans l’initiation des agriculteurs aux techniques culturales alternatives. Et vis-à-vis de la société ou plus concrètement du territoire, il s’agira de contribuer à la formation de la main-d’œuvre de la communauté ou à des formes de mutualisation de compétences favorisant l’économie circulaire… Autant d’actions concrètes contribuant à l’attractivité de la région. On voit bien par ces exemples qu’il importe de ne pas privilégier une partie prenante aux dépens des autres, même si, selon les secteurs, certaines parties prenantes sont plus importantes que d’autres. À chaque entreprise de construire un équilibre entre ses parties prenantes.

Des initiatives émergent sur la création de valeur. Le Crédit mutuel a décidé de créer un « dividende social » et de consacrer 15% de son bénéfice net au service du bien commun à travers des projets environnementaux et solidaires. 500 millions d’euros ont ainsi été consacrés à ces projets en 2022. La Maif, quant à elle, a créé son « dividende écologique » avec affectation de 10% de son bénéfice net au climat et à la biodiversité, soit 10 millions d’euros en 2022. La question est de savoir si ces initiatives exemplaires auront un effet d’entraînement. 

La raison d’être est donc construite avec les parties prenantes ; la stratégie qui en découle et qui doit être globale, intégrée (économique et sociétale) est donc également construite avec les parties prenantes, de même que son suivi et son évaluation. La stratégie et la raison d’être étant indissociables, les engagements à l’égard de toutes les parties prenantes découlant de la raison d’être deviennent ainsi les têtes de chapitre de la stratégie.

Voilà tout un changement de mode de fonctionnement ! Alors que les raisons d’être et les stratégies sont souvent élaborées de façon confidentielle avec le concours d’un cabinet de stratégie ou de relations publiques, on passe du domaine réservé, du secret au participatif, en mode ouvert. On réalise ici la portée du dialogue avec les parties prenantes : il nécessite un changement de culture, changement qui ne résultera guère d’un décret mais bien d’une transformation élaborée avec la complicité des parties prenantes. Il convient ici de parler de « co-transformation », une transformation imaginée, élaborée, implantée et contrôlée avec des représentants de chacune des grandes parties prenantes de l’entreprise. 

Le conseil d’administration, acteur pleinement responsable

Le conseil d’administration est le gardien de la pérennité de l’entreprise. Ce rôle au sein des instances de décision est aujourd’hui incontesté. Le CA, avec ses administrateurs élus par les actionnaires, a le mandat, la compétence et la légitimité pour choisir les grandes orientations et en contrôler la mise en œuvre qui, elle, est confiée à l’exécutif.

Il est donc impératif que le CA soit l’initiateur de la raison d’être. Les recherches, analyses, propositions diverses… seront le fait de l’équipe de direction et des parties prenantes. Le conseil d’administration fera son choix ; il adoptera la raison d’être et la proposera aux actionnaires. Et il en sera le gardien, en lien avec la pérennité de l’entreprise.

Le comité des parties prenantes : un « aviseur stratégique »

La création d’un comité des parties prenantes a donc pour objectif fondamental d’aider le conseil d’administration, et bien évidemment aussi l’assemblée des actionnaires et l’équipe de direction, à concevoir la raison d’être de l’entreprise, à formuler des engagements, à choisir la meilleure stratégie et à veiller à son implantation. Non impliqué dans les opérations quotidiennes, le comité des parties prenantes est à l’avant-garde des besoins de la société et des acteurs concernés par l’entreprise ; il a un rôle de veille au fil du temps des évolutions de l’écosystème qui déboucheront sur de nouvelles stratégies.

Il émet ses avis à l’attention de la direction, mais surtout à l’attention du conseil d’administration qui doit se préoccuper du long terme et qui répercutera au besoin les changements requis vers l’exécutif. Car en matière de décision, soyons clairs, le CA a la primauté : il est l’ultime responsable des choix fondamentaux de l’entreprise.

Le comité des parties prenantes est donc une instance consultative qui donne des avis, après écoute et analyse des différents points de vue émis par les représentants des parties prenantes ; il débat ; il construit des consensus ; il prend son temps : ses réunions durent au moins une journée ; et, à la fin de ses rencontres, il formule des préconisations (suggestions, mises en garde, conseils). Les trois autres grandes instances (CA, assemblée, direction) peuvent ne pas suivre les préconisations du comité des parties prenantes. Mais ses avis ne peuvent demeurer sans être pris en compte bien longtemps sans risque de dislocation… Il est donc très important d’imaginer et de mettre en place des ponts entre ce comité et le CA ainsi que le comité de direction (comex).

Aux réunions du comité des parties prenantes, il serait judicieux que des administrateurs, le PDG et d’autres membres du Comex soient présents pour entendre, discuter également des sujets à l’ordre du jour. Mais, en tant qu’observateurs, ils doivent laisser le comité des parties prenantes formuler ses préconisations et ne pas intervenir en auto-justification de leurs propres pratiques. La présidence du comité, on le comprendra aisément, devrait donc être assurée par une personnalité externe à l’organisation.

Il apparaît très utile également que le président du comité des parties prenantes fasse un compte rendu des travaux du comité à l’assemblée générale des actionnaires. 

Par ailleurs, il apparaît indispensable que le comité des parties prenantes participe à l’élaboration des preuves de l’application de la raison d’être et donc, concrètement, à l’élaboration des indicateurs de suivi de la mise en œuvre de la raison d’être et de la stratégie. En effet, définir ensemble les indicateurs, c’est apprendre à s’approprier ces indicateurs et la stratégie qui les sous-tend ; c’est se préparer à évaluer et finalement piloter ensemble. Si, par exemple, l’entreprise formule deux engagements précis en direction de ses fournisseurs, il semble logique que l’on soumette aux membres du comité les trois ou quatre indicateurs de suivi à intégrer dans le tableau de bord de la performance globale.

Veolia (voir le visuel ci-dessous) constitue un bel exemple de définition avec le concours des parties prenantes non seulement de la raison d’être de l’entreprise mais d’une performance plurielle qui met au même niveau d’attention et d’exigence les performances économique et financière, commerciale, sociale, sociétale et environnementale de l’entreprise. Les cinq engagements majeurs découlant de la raison d’être de l’entreprise sont connectés aux objectifs de développement durable et assortis d’indicateurs de performance au bénéfice de cinq parties prenantes définies comme prioritaires, salariés, clients, actionnaires, société et planète. 

Vers la gouvernance tripartite

Pour prolonger efficacement le rôle du comité et assurer sa contribution dans une perspective de longévité, il nous apparaît important et logique de faire évoluer la composition du conseil d’administration en l’ouvrant aux parties prenantes. Ceci viendrait donner du corps à l’idée de se diriger vers un « capitalisme humaniste au service des parties prenantes », une idée lancée dès 1984 par Edward Freeman sous le titre de la Stakeholder Theory5Edward Freeman, Strategic Management: A Stakeholder Approach, Cambridge University Press, 2010. ; mais qui, au fil des ans, en dépit des plaidoyers répétitifs de Klaus Schwab, le fondateur et animateur du Forum économique mondial de Davos, n’a jamais fait l’objet d’une modélisation concrète. 

Si l’on est d’accord avec l’idée que les résultats d’une entreprise dépendent de quatre facteurs – le talent, le capital, le temps et l’harmonisation de ses intérêts avec ceux de son écosystème –, il devient alors impératif d’intégrer le talent et les principales parties prenantes dans les instances de gouvernance de l’entreprise et de ne pas se concentrer sur le seul capital.

L’entrée d’administrateurs salariés dans les conseils va dans ce sens ; elle est toutefois très timide en France comme nous le montre la note de la Fondation Jean-Jaurès citée précédemment, en comparant les avancées de nombreux pays européens. C’est pourquoi certains experts ou certaines organisations vont jusqu’à proposer le modèle allemand de la co-détermination où, au sein des entreprises de plus de 2000 employés, les administrateurs salariés sont à égalité avec les administrateurs actionnaires. Une gouvernance fondée sur trois piliers à égalité (des administrateurs actionnaires, des administrateurs salariés et des administrateurs indépendants) nous semble être une modalité de structuration des instances décisionnelles pertinente, bien adaptée à un projet collectif, celui d’une entreprise acteur et reflet de la société. Tripartite, la gouvernance s’ouvre vraiment, crée une dynamique nouvelle, plurielle : elle évite le traditionnel conflit capital-travail, pour privilégier la prise en considération du principal facteur de succès qu’est le talent. Or, il n’y a pas que les membres du personnel qui soient des personnes de talent : c’est aussi le cas des clients et des fournisseurs, lesquels font aujourd’hui de la co-conception de produits ou de services avec les entreprises. 

Les administrateurs indépendants peuvent constituer la troisième force des conseils et éviter l’éventuel affrontement évoqué ci-dessus. Aujourd’hui, les administrateurs indépendants sont choisis pour leurs compétences, pour leur parcours ou pour leur sagesse ; ils ont comme mandat de veiller à la conformité financière et juridique ainsi qu’à la pérennité des activités des entreprises, ce qui convient évidemment aux actionnaires. Tout en maintenant ces deux responsabilités, on pourrait renforcer le mandat des administrateurs indépendants en leur demandant, de façon explicite, d’être particulièrement vigilants quant aux intérêts à court et à long terme de toutes les parties prenantes, et plus particulièrement des parties prenantes externes, les actionnaires et les salariés ayant « leurs » représentants ; ils veilleraient notamment à ce que les attentes des clients, des fournisseurs et de la société civile soient prises en compte.

Ce faisant, il est certain que les réunions du conseil connaîtraient une toute nouvelle dynamique : les ordres du jour accorderaient une place à des sujets, des points de vue nouveaux ; les débats seraient enrichis de considérations qui ne seraient plus strictement économiques ou financières. Et tout ceci dans la sérénité habituelle : il s’agira – rassurons-nous – d’une « révolution tranquille ». À cet égard, Biocoop (voir visuel ci-dessous) considère que c’est cette nouvelle dynamique propulsée par un CA diversifié qui constitue son « avantage différentiel », et non pas le fait de ne vendre que des produits bio.

Notons que donner un mandat plus large et explicite aux administrateurs indépendants constitue un changement plus pertinent que la proposition, parfois entendue, de nommer des administrateurs représentant formellement les clients, les fournisseurs, les ONG… Cette proposition enlèverait aux administrateurs indépendants une part de leur objectivité et pourrait entraîner des conflits d’intérêt. Notre proposition crée une obligation de prendre en considération les parties prenantes externes sans conflit d’intérêt potentiel.

Pour renforcer cette idée d’élargissement du mandat des administrateurs indépendants, des liens entre ceux-ci et le comité des parties prenantes peuvent facilement s’imaginer et seraient porteurs d’efficacité ; les administrateurs indépendants pourraient assister aux réunions du comité des parties prenantes.

Accompagner le changement de paradigme

Énoncer une raison d’être, créer un comité des parties prenantes et ouvrir le conseil d’administration en optant pour une gouvernance tripartite peuvent et doivent s’accompagner d’autres mesures pour avoir leurs pleins effets, notamment : 

1. la séparation des pouvoirs. Clairement orientée vers l’utilité à l’égard de la société, la raison d’être fait qu’il apparaît logique que la présidence du conseil soit exercée par une autre personne que le chef de l’exécutif. Les parties prenantes apprécieront cette distinction ;

2. la rémunération des dirigeants. Bien qu’en évolution, il conviendrait de s’assurer que la part variable de la rémunération des dirigeants aille, en valeur, vers l’égalité entre la performance économique et la performance sociétale. Ce qui signifierait qu’il y a bien création de valeur pour toutes les parties prenantes ;

3. la montée en compétence de tous les administrateurs. Il s’agit ici d’un défi considérable. Dotés d’une compétence technique ou sectorielle, les administrateurs ont aujourd’hui besoin de comprendre les tenants et aboutissants de la RSE et de notions telles que la performance globale, se développer une vraie compétence en stratégie d’entreprise car il s’agit là de l’élément essentiel du travail des administrateurs et, enfin, apprendre à mieux intégrer les règles du jeu qui relèvent de la solidarité entre membres du conseil ou de l’art de communiquer les relevés de décision.

Cette ouverture aux parties prenantes peut occasionnellement se conjuguer avec la mise en place d’un actionnariat salarié. Nous n’en faisons pas une condition de succès de cette ouverture, d’autant moins que la nomination d’administrateurs salariés pourrait être interprétée comme la simple logique de l’actionnariat qui donne droit à des postes d’administrateurs. Les salariés doivent être présents au conseil non pas parce qu’ils détiennent des actions, mais parce qu’ils sont porteurs de talent et contribuent fortement à la création de valeur – c’est pour cette raison qu’ils sont parties constituantes de l’entreprise –, tout comme les administrateurs indépendants qui amènent leurs compétences, leur expérience et leur vision du marché et de la société.

S’adapter à la taille des entreprises

Les propositions relatives au dialogue et à la gouvernance avec les parties prenantes doivent être adaptées en tenant compte de la réalité, et notamment de la taille des entreprises. Nous retenons la segmentation suivante :

1. les grandes entreprises. Celles-ci ont souvent une envergure internationale qui implique que le dialogue avec les parties prenantes exige la création de comités nationaux ou régionaux ;

2. les PME, dotées d’un conseil d’administration. Dotées d’actionnaires de référence, souvent issus d’une famille, ces entreprises ont un défi d’acceptation de l’ouverture qu’impliquent la raison d’être et le dialogue avec les parties prenantes, mais disposent de l’atout d’être souvent plus orientées sur la pérennité et la transmission entre générations de l’organisation que le gain à court terme. Un comité des parties prenantes sera, de toute façon, très utile ;

3. les petites entreprises, sans conseil d’administration. Très nombreuses, souvent récentes et/ou de petite taille, ces entreprises disposent d’un président ou d’une présidente, entouré d’un comité de direction plus ou moins restreint. Elles n’auront pas de CA avant plusieurs années et ne peuvent organiser et suivre la mise en place d’un comité de parties prenantes. On peut toutefois leur recommander fortement de se doter d’un conseil consultatif en lieu et place du CA, conseil construit avec notre idée d’ouverture aux parties prenantes. Les membres de ce conseil (qui aura à examiner le projet de raison d’être, à conseiller le principal actionnaire quant au choix de sa stratégie, etc.) pourraient être choisis en ayant le souci de correspondre aux parties prenantes de l’organisation, ce qui démontrerait l’esprit d’ouverture et de dialogue de l’entreprise, si petite soit-elle.

Pour passer à l’action et implanter cette double idée du dialogue avec les parties prenantes et cette adaptation de la gouvernance en tenant compte de la segmentation précédente, nous présentons ci-dessous un tableau récapitulatif de nos préconisations qui permettent au lecteur/décideur de distinguer ce qui nous semble impératif de ce que nous conseillons et finalement de ce qui serait optionnel, intéressant, en plus… chaque entreprise pouvant avancer à son rythme sur ce sujet. 

Tableau-résumé des préconisations pour impliquer les parties prenantes dans la gouvernance des entreprises se donnant une raison d’être

Le dialogue social, préalable indispensable à la gouvernance partagée

Quand on évoque le dialogue et le partage du pouvoir avec les parties prenantes, on se demande parfois s’il y a ou s’il n’y aura pas d’interférence avec le dialogue social.

Rappelons tout d’abord que tous les administrateurs, y inclus les administrateurs salariés, sont tenus de défendre les intérêts de l’entreprise et d’être solidaires du secret des décisions du conseil d’administration. Élus par l’ensemble des employés d’une entreprise, les administrateurs salariés jouent un rôle qui ne doit pas être confondu avec celui d’autres acteurs, syndiqués ou non, membres des instances représentatives du personnel. La question des relations de travail, avec tous ses aspects extrêmement concrets concernant la vie des gens qui travaillent dans l’entreprise, ne doit d’ailleurs pas envahir l’ordre du jour du conseil d’administration, instance fondamentale pour la pérennité de l’entreprise et concentrée sur la stratégie. En effet, le dialogue social s’inscrit dans l’opérationnel ; il relève de la direction générale ou de la direction des ressources humaines et du comité social et économique (CSE). Le CSE, qui est, depuis fin 2017, l’instance de représentation de l‘ensemble du personnel, a un mandat très large, toute question portant sur la stratégie, l’organisation et leurs impacts sur les effectifs, les conditions de travail, la formation, etc. pouvant être abordée par les partenaires sociaux, et ce de façon fréquente (une fois par mois).

Cette instance est toutefois loin d’être parfaite, comme l’a souligné récemment Jean Peyrelevade qui propose de consolider le fonctionnement du CSE, notamment en transférant la présidence du CSE, aujourd’hui confiée au président de l’entreprise, à un représentant des salariés et en lui confiant « la signature des accords d’entreprise » portant, entre autres, sur le niveau des rémunérations.

Les sociétés à mission : avant-garde de la gouvernance démocratique ?

La loi Pacte, qui incite les entreprises à adopter la qualité d’« entreprise à mission », n’a pas été très précise quant aux modalités de dialogue avec les parties prenantes, si ce n’est que chaque entreprise doit se donner un comité de mission, dont la composition est libre, et qui a de façon explicite à formuler la mission de l’organisation et à en surveiller l’application. 

Les études publiées par la communauté des entreprises à mission mettent en évidence cette liberté quant à la façon de concevoir le rôle du comité de mission qu’ont utilisé les entreprises adoptant la qualité d’entreprise à mission. Il apparaît que la consultation des parties prenantes est très souvent limitée à la consultation des salariés, et pas assez souvent, selon nous, aux autres parties prenantes.

Les liens entre le comité de mission et le conseil d’administration ne sont pas non plus décrits précisément et ceci entraîne quelques critiques, notamment celles du professeur Pierre-Yves Gomez, spécialiste de la gouvernance, qui, à tort ou à raison, n’apprécie guère le « doublement des instances » et attire notre attention sur le risque de dilution de la responsabilité ultime du conseil d’administration. 

Il est très probable que ceci va progressivement évoluer vers davantage de formalisme et de rigueur, grâce notamment au processus d’évaluation structuré autour des organismes tiers indépendants. Mais il serait souhaitable que soit formellement précisée la manière dont les instances décisionnelles des entreprises à mission (CA, comex, AG) vont s’approprier les recommandations du comité de mission. Et il serait souhaitable qu’une éventuelle loi Pacte 2 fasse la distinction entre les entreprises de grande taille, celles qui ont un conseil d’administration et celles qui n’en n’ont pas, cette segmentation nous apparaissant fondamentale.

Ce renforcement de la loi Pacte concernant les sociétés à mission est d’autant plus impératif que des propositions émergent pour transposer la qualité de société à mission au niveau européen. Le MR21 a bien pris soin, dans sa proposition de Planet Benefit Corporation basée sur 21 fondamentaux, de « mettre clairement en avant la nécessité pour l’entreprise d’ouvrir son conseil d’administration aux parties prenantes et de se doter d’un conseil des parties prenantes ayant un rôle d’aviseur auprès du CA, ce comité devant être composé de toutes les parties prenantes ».

Ouvrir la voie au partage de la valeur

Les murs de l’entreprise sont en train de tomber : la société est désormais entrée dans l’entreprise et l’entreprise se glisse dans la société. Fini cette organisation avec, d’un côté, des apporteurs de capitaux et, de l’autre, des travailleurs qui fabriquent, sous l’autorité de la direction, des produits vendus à l’extérieur… La société est désormais dans l’entreprise avec toutes ses composantes et réalités ; il n’y a plus de frontière. L’approche par les parties prenantes avec des modalités de dialogue, d’interaction et de décision s’inscrit pleinement dans cette réalité. Elle est en gestation, toutefois ; rien n’est encore figé, solidifié, prouvé, mais nous sommes convaincus que cette approche par les parties prenantes d’écouter, d’analyser et de prendre de bonnes décisions, dans le respect des instances bien sûr et de leurs règles de fonctionnement, mais surtout dans le respect de toutes les parties, définira les contours de la gouvernance des entreprises de demain. Plus que jamais, la gouvernance doit se définir comme l’art de gouverner et de décider dans les respect des instances bien sûr et de leurs règles de fonctionnement, mais surtout dans le respect de toutes les parties prenantes.

L’approche par les parties prenantes nous achemine irrémédiablement vers un partage équilibré du pouvoir. Ce partage du pouvoir, qui n’est pas une fin en soi, du moins de façon ultime, concrétise l’idée selon laquelle lancer ou développer une entreprise aujourd’hui doit s’inscrire dans un projet collectif et, donc, partagé. Partage dès sa conception, sa mise en œuvre, et partage de ses effets, de la valeur créée. Le partage du pouvoir et le partage de la valeur créée collectivement sont indissociablement liés : ils conditionnent l’émergence d’un nouveau capitalisme, celui de la réconciliation avec les besoins et les attentes de la société, et l’émergence d’un nouveau modèle d’entreprise ; une entreprise durable avec nécessairement transformation en profondeur de son organisation.

De fait, la création d’un comité de parties prenantes ou d’un comité de mission ne suffiront pas à répondre aux attentes de la société. L’entreprise doit se redéfinir totalement à l’aune de cette exigence sociétale : redéfinir sa performance et son évaluation, promouvoir de nouvelles organisations de travail, créer une vraie culture du dialogue à tous les niveaux fonctionnels et opérationnels, revoir la formation et les parcours professionnels, avec une certitude désormais : la démocratie ne s’arrête plus aux portes de l’entreprise, comme nous le signifie l’Institut de l’entreprise, dans son récent rapport intitulé Full RSE :
« Depuis le XIXe siècle, la nature, les personnes, la société, la science, la culture, la liberté ont été perçues comme des ressources pour les entreprises. Prenant appui sur ces atouts, les entreprises ont créé et diffusé les produits et les services qui ont permis à une grande part de l’humanité de sortir de la précarité, et à beaucoup de profiter d’une prospérité inimaginable encore une génération auparavant. Mais désormais, nous – les citoyens, les consommateurs, les travailleurs – attendons l’inverse : nous voulons une entreprise davantage au service de la nature, des personnes, de la société, de la science, de la culture, de la liberté ».

  • 1
  • 2
    Pierre Victoria est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, membre du Comité 21 et de la Fabrique écologique. Ancien directeur du développement durable et administrateur salarié de Veolia, il préside actuellement La Plateforme nationale pour la RSE, placée auprès de la Première ministre et installée au sein de France Stratégie.
  • 3
    Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », The New York Times, 13 septembre 1970.
  • 4
    Voir à cet égard Olivier Favereau, L’entreprise, la grande déformation, Paris, Eyrolles, 2014.
  • 5
    Edward Freeman, Strategic Management: A Stakeholder Approach, Cambridge University Press, 2010.

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