Pour la troisième année consécutive, la Fondation et la Macif ont mesuré, avec l’institut BVA, l’évolution du rapport des jeunes de 18 à 24 ans à l’entreprise et au travail. Quelles attentes vis-à-vis du travail et des managers ? Quels idéaux vis-à-vis de l’entreprise rêvée ? Comment se projettent-ils dans leur avenir professionnel ? Jérémie Peltier, co-directeur général de la Fondation, livre les principaux enseignements de cette nouvelle vague.
Le souhait d’une entreprise plus politique et enracinée
Depuis 2021, le premier rôle que les jeunes attribuent à l’entreprise ne change pas, même s’il est en baisse depuis trois ans. Pour 50% des jeunes (-7 points par rapport à 2021), l’entreprise sert d’abord et avant tout à créer de l’emploi et embaucher des gens. Mais le changement le plus intéressant en trois ans concerne le rôle « politique » et « sociétal » de l’entreprise. Quand 37% des jeunes considéraient que l’un des rôles principaux d’une entreprise en 20211Jérémie Peltier, Les jeunes et l’entreprise, Fondation Jean-Jaurès, 2021. était d’être utile à la société, ils sont 41 % aujourd’hui (+4 points), passant devant le rôle d’« épanouissement professionnel » cité par 31% des jeunes (-9 points par rapport à 2022). Ce phénomène est intéressant dans la mesure où il confirme l’émergence de discours et de positionnements plus politiques ces dernières années chez un certain nombre de grandes marques et de grandes enseignes, ayant compris qu’il y avait là une place à prendre laissée vacante par les responsables politiques, comme l’a parfaitement analysé Raphaël Llorca dans son dernier livre2Raphaël Llorca, Le roman national des marques, La Tour d’Aigues, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2023.. Et si cette dimension « politique » et « sociétale » permet demain de rendre un certain nombre d’entreprises plus attractives aux yeux de la jeune génération, nul doute que l’on risque de voir se multiplier chez les chefs d’entreprise discours, slogans et interventions commentant l’actualité et tentant de décrypter la France et les Français.
Si on parle de politique, il faut évidemment parler des sujets sur lesquels une entreprise doit, selon les jeunes, s’engager en priorité. Là aussi, l’élément cité en premier reste le même depuis trois ans maintenant : l’entreprise doit d’abord et avant tout s’engager pour la préservation de l’environnement (32%). Ce qui est intéressant depuis trois ans, c’est l’augmentation continue de la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes comme sujet principal pour lequel l’entreprise doit s’engager. Alors qu’en 20223Jérémie Peltier, Les jeunes et l’entreprise : quatre enseignements, Fondation Jean-Jaurès, 2022., 23% des jeunes citaient cet enjeu comme l’une des causes principales pour laquelle l’entreprise doit s’engager, ils sont 27% cette année (dont 34% de femmes), signe supplémentaire d’une volonté d’accélérer encore dans ce domaine.
Si le souhait d’une entreprise plus politique est davantage exprimé cette année, celui d’une entreprise plus enracinée l’est tout autant. Ainsi, quand on les interroge sur leur « entreprise idéale », 34% des jeunes citent en premier « une entreprise française », dont 41% des employés. Proposé pour la première fois depuis le lancement du baromètre il y a deux ans, cet élément confirme qu’il y a en ce moment un levier d’attractivité chez les entreprises assumant leur caractère « patriotique » et enraciné, contrairement aux entreprises étrangères, perçues comme « entreprises idéales » par seulement 10% des jeunes. En outre, si l’on ajoute le caractère « local » d’une entreprise (28% des jeunes citent « l’entreprise locale » comme le modèle idéal d’une entreprise qu’ils aimeraient rejoindre), cela signifie que la moitié des jeunes rêveraient de rejoindre une entreprise française ou locale (dont 60% des jeunes ruraux, 58% des étudiants et 57% des employés).
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Abonnez-vousUn désir d’authenticité et de sincérité
Cette année encore, la perception qu’une entreprise est réellement engagée passe par une preuve d’authenticité « négative » : le refus de travailler avec des fournisseurs qui ne respectent pas l’engagement en question. 31% des jeunes citent en effet cet élément comme la preuve d’un engagement sincère pris par une entreprise (chiffre identique l’année dernière), loin devant les prises de position dans les médias (« preuve » citée par seulement 7% des jeunes).
En outre, cette demande d’authenticité se perçoit à plusieurs endroits de l’enquête. D’abord, beaucoup plus que l’année dernière (+5 points), les jeunes interrogés considèrent que ce qui manque le plus à l’entreprise aujourd’hui est l’alignement entre les valeurs prônées par l’entreprise et leur quotidien (29%, dont 37% chez les jeunes désireux de travailler dans l’économie sociale et solidaire). En effet, le décalage qui peut exister entre les discours externes et les conditions de travail des salariés en interne devient, cette année, un sujet plus important, preuve supplémentaire d’une demande croissante d’authenticité et de sincérité chez les jeunes dans l’ensemble des domaines de leur vie, à commencer par le travail.
Les stages et le CV : éléments stratégiques
Comme nous l’avions montré l’année dernière, la question du CV et de l’expérience sont des facteurs clefs dans le parcours professionnel des jeunes. Il s’agit en tout cas d’éléments intégrés en permanence dans leur tête à chaque moment de leur parcours. Le premier emploi sert d’abord à gagner de l’expérience pour 54% des jeunes, devant le fait de subvenir à ses besoins (41%). De plus, le premier obstacle cité par les jeunes pour obtenir un job est le manque d’expérience (pour 48% d’entre eux, très loin devant les discriminations par exemple, élément cité par 14% des jeunes). Cette place de l’expérience se retrouve dans le rôle prépondérant du CV dans leur parcours. Ainsi, pour 38% des jeunes (+5 points par rapport à l’année dernière), les compétences acquises durant leur formation (école, stage, alternance) doivent d’abord servir à valoriser leur CV, devant le fait d’être un tremplin vers l’emploi ou la constitution d’un réseau.
S’agissant de l’expérience et du CV, nous avons cette année interrogé les jeunes sur l’intérêt des stages en entreprise dans leur parcours. Parfois perçus comme des « figures imposées » et des passages obligés, force est de constater que les stages sont vus de manière extrêmement positive par les 18-24 ans : d’abord, 74% des jeunes indiquent que les stages ont été utiles dans leur vie et dans leur parcours. En outre, 67% estiment que les stages ont été utiles dans leur compréhension du monde de l’entreprise. Enfin, 67% affirment que les stages leur ont permis de préciser leurs attentes par rapport à l’entreprise.
Dans un moment où l’on s’interroge beaucoup sur la place des seniors dans l’entreprise, il y a là sans doute quelque chose d’intéressant à développer. En effet, si les stages sont perçus aussi positivement par les jeunes et s’ils les aident à développer une grille de lecture sur le monde et sur l’entreprise, les salariés les plus expérimentés et plutôt en fin de carrière doivent ici jouer un rôle majeur, étant les plus à même de transmettre et d’offrir leur expérience à la jeune génération en passe d’entrer sur le marché du travail.
Fin des effets de la crise sanitaire et persistance d’habitudes
Il est intéressant de noter que cette nouvelle vague montre quelques signes positifs donnant à voir une sortie de la période de la crise sanitaire et de ses effets qui ont duré bien après les périodes de confinement. D’abord, quand ils travaillent (dans le cadre de leurs études ou de leur activité professionnelle), 49% des jeunes disent désormais se sentir plus motivés qu’avant la crise sanitaire, sept points de plus que l’année dernière. Cela se ressent par ailleurs sur leur moral : 69% indiquent que leur moral est bon, trois points de plus que l’année dernière, et 72% se disent optimistes quand ils pensent à leur avenir (+10 points que l’année dernière). En outre, cela se ressent dans leur rapport à l’engagement : ils étaient 45% l’année dernière à envisager au moins un engagement dans les années à venir (devenir membre ou créer une association, participer à un mouvement, devenir membre d’un syndicat ou d’un parti politique) contre 56% aujourd’hui (+11 points).
Si rebond il y a, de nouvelles « habitudes » ou de nouveaux standards sont néanmoins apparus et se sont enracinés depuis la crise sanitaire dans le rapport au travail. Le télétravail d’abord, qui n’a cessé d’évoluer positivement au cours des trois dernières années comme l’une des formes perçues comme « idéales » en matière de travail : quand on les interroge sur leur « travail idéal », 52% des 18-24 ans souhaiteraient avoir la possibilité de travailler depuis chez eux quelquefois, contre 42% en 2021 et 44% en 2022. A contrario, très peu de jeunes plébiscitent les modèles comme les tiers-lieux de travail (19%), les espaces de coworking (18%) ou encore le flex office (16%). Confirmation donc (s’il en fallait) que le modèle plébiscité par les jeunes est un modèle hybride, composé de télétravail et de présence au bureau (12% seulement indiquent qu’ils aimeraient avoir la possibilité de travailler chez eux tout le temps). La demande de rééquilibrage entre vie professionnelle et vie personnelle ensuite. Quand on les interroge sur leurs principales attentes vis-à-vis de leur travail, juste après la question de la rémunération (dont on parle ci-dessous), 35% des jeunes citent le fait d’avoir un poste leur permettant d’avoir du temps libre pour leur vie personnelle, cinq points de plus par rapport aux deux dernières années. La question de la « pause professionnelle » enfin. En effet, 65% des jeunes indiquent qu’ils souhaiteraient avoir la possibilité de libérer du temps (une année par exemple) pour s’engager ou faire autre chose tout en étant rémunérés.
Place prépondérante de l’argent et recherche de pôles de stabilité
Sujet souvent mis de côté pour mettre en lumière les questions de valeur et d’engagement, il n’en demeure pas moins que les questions d’argent demeurent centrales lorsqu’on interroge les jeunes sur leurs attentes vis-à-vis du travail et de l’entreprise. Premier élément, qui ne bouge d’ailleurs pas depuis trois ans maintenant : 43% des jeunes interrogés indiquent toujours en 2023 qu’avoir un poste bien payé est leur principale attente vis-à-vis de leur travail. En outre, du fait sans doute de l’inflation depuis plus d’un an maintenant, 50% des jeunes indiquent que c’est l’idée de ne pas gagner suffisamment d’argent qui les angoisse le plus lorsqu’ils pensent au travail (+4 points en un an), bien loin devant l’idée de s’ennuyer au travail (36%) ou l’idée de ne pas être intéressés par leur travail (34%).
L’argent est donc le facteur de stabilité par excellence, l’élément rassurant pour se projeter dans l’avenir dans une période parfois instable et incertaine. On voit en outre dans l’enquête que les jeunes sont en recherche de plusieurs points de stabilité en sus de l’argent, comme nous l’avions déjà montré l’année dernière. Cela s’illustre d’abord par leur désir d’être propriétaire de leur logement : 64% des jeunes disent souvent penser à l’argent qu’ils souhaitent mettre de côté pour constituer une épargne, notamment en vue de leur projet immobilier : dans les faits, 60% disent avoir envie dans les années à venir d’être propriétaires de leur logement, et 35% disent avoir envie de construire une maison (+4 points par rapport à l’année dernière). Cela s’illustre ensuite par la recherche d’un cocon familial rassurant (la famille est l’un des éléments les plus revalorisés depuis la crise sanitaire) : 57% des jeunes disent ainsi envisager un projet familial dans les années à venir (fonder une famille ou se marier). Cette place de la famille est d’ailleurs centrale dans les critères qui font qu’une vie est réussie ou non : pour 32% des jeunes, une vie réussie est d’abord une vie de famille épanouie, premier critère cité devant le fait de bien gagner sa vie (22%).
Cette recherche de stabilité peut être mise en lien avec une forme d’extension du domaine de la vulnérabilité que l’on constate après une année d’inflation et d’inquiétude quant à l’évolution de son pouvoir d’achat. Ce sentiment de plus en plus partagé que personne n’est à l’abri des effets d’une crise remet d’ailleurs une notion en valeur chez les jeunes : la solidarité. En effet, quand on leur demande ce qui manque surtout au pays en ce moment, 51% des jeunes citent d’abord « de la solidarité entre les gens », preuve qu’il y a là une demande d’actions et de discours reposant sur ce ressort qui, lui aussi, est perçu comme un élément solide et rassurant dans une société instable.
Reconnaissance, autonomie et apprentissage : le cœur des enjeux de demain
L’important sujet de la reconnaissance des jeunes dans l’entreprise est toujours présent dans cette nouvelle vague. Ainsi, quand on demande aux jeunes de dépeindre leur manager idéal, celui-ci doit être capable de créer un environnement de travail épanouissant (31%), juste devant la capacité à reconnaître le travail accompli (27%). S’agissant de la reconnaissance, il est intéressant de noter un autre élément en progression cette année : la demande de prise en compte des singularités des individus. En effet, quand on leur demande ce qui manque le plus aujourd’hui dans l’entreprise, derrière les questions de parole, d’autonomie et d’alignement des valeurs entre l’externe et l’interne (voir plus haut), 25% des jeunes estiment que c’est la prise en compte des singularités des individus qui manque le plus aujourd’hui, trois points de plus que l’année dernière.
La place accordée à la parole des individus dans une société en proie à la déshumanisation et à la solitude exacerbée devient un sujet central dans le monde du travail. Ainsi, cette année encore, les jeunes considèrent que ce qui manque surtout aujourd’hui à l’entreprise est la place accordée à la parole et à la participation des salariés (32%), juste devant « un management basé sur la confiance et l’autonomie » (30%). Cet enjeu de l’autonomie apparaît à plusieurs reprises dans l’enquête, comme pour mettre en lumière l’un des souhaits principaux des jeunes, comme du reste de la société d’ailleurs : être libre dans un cadre sécurisé et protégé.
Tout l’enjeu du monde du travail et de l’entreprise dans les prochaines années est sans doute de parvenir, en sus de la question de la rémunération, à répondre à cette double demande : sécuriser le cadre (dont la rémunération fait partie intégrante) afin de pouvoir en jouir en toute liberté. Cet enjeu est d’ailleurs bien illustré à travers deux données dans l’enquête : quand on leur demande d’imaginer leur vie professionnelle, 29% des jeunes se voient rester dans la même entreprise autant que possible, neuf points de plus que le fait de changer d’entreprise à plusieurs reprises. Néanmoins, s’il existe une quête de stabilité, elle inclut malgré tout une part de mobilité. En effet, si 33% des jeunes se voient exercer le même métier tout au long de leur vie, 43% se voient changer régulièrement de métiers tout au long de leur vie. On retrouve d’ailleurs ce désir d’évolution et d’apprentissage permanent s’agissant de la « formation tout au long de la vie » : 63% des jeunes interrogés dans notre enquête souhaiteraient apprendre et suivre des formations tout au long de leur vie (4 points de plus que l’année dernière).
Mêler stabilité et mobilité, sécurité et autonomie : c’est ici que se trouve sans doute l’enjeu des années à venir pour les jeunes dans la société et dans le monde de l’entreprise.
- 1Jérémie Peltier, Les jeunes et l’entreprise, Fondation Jean-Jaurès, 2021.
- 2Raphaël Llorca, Le roman national des marques, La Tour d’Aigues, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2023.
- 3Jérémie Peltier, Les jeunes et l’entreprise : quatre enseignements, Fondation Jean-Jaurès, 2022.