Les jeunes et l’entreprise

En cette fin d’année 2021 marquée par l’entrée dans une campagne présidentielle et l’irruption d’une nouvelle vague du virus, la Macif et la Fondation Jean-Jaurès ont réalisé avec l’institut BVA une grande enquête auprès de 1 000 jeunes Français afin de mieux comprendre comment ils se situent par rapport au monde du travail, et plus particulièrement à l’entreprise. Quelle image en ont-ils ? Quelles sont leurs attentes vis-à-vis de l’entreprise ? À quoi ressemble leur entreprise idéale ? Que recherchent-ils auprès d’un manager et de leurs collègues ? Sont-ils dans un désir de fidélité ou de changement ? C’est à ces différentes questions que cette enquête tente de répondre.

Cette étude a été réalisée par Internet du 5 au 15 novembre 2021 auprès d’un échantillon de 1 000 Français âgés de 18 à 24 ans, représentatif de la population nationale âgée de 18 à 24 ans. La représentativité de l’échantillon a été assurée grâce à la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : sexe, âge, profession de l’interviewé et de la personne de référence du ménage, région et catégorie d’agglomération.

Un retour au basique

Ce qui frappe dans un premier temps, c’est que cette enquête balaie en partie l’idée que la jeune génération ferait passer au second plan les « fondamentaux » de l’entreprise, à savoir l’argent. En effet, quand on leur demande quels sont les mots qui leur viennent spontanément à l’esprit (sans réponses suggérées donc) quand on leur parle d’entreprise, les jeunes sont 40% à citer le mot « travail », bien devant « équipe » (8%), « collèges » (6%) ou encore « patron » (10%). En outre, derrière le terme « travail » mais en deuxième et troisième positions dans les termes les plus cités, on retrouve l’« argent » (14% de citations) et le « salaire » (12%). Ainsi, ce sont des termes liés au métier et aux éléments financiers qui sont d’abord cités par la jeune génération, rappelant que l’entreprise est d’abord là pour assurer un travail et assurer un salaire.

On retrouve d’ailleurs cette idée quand on interroge les jeunes sur le rôle premier d’une entreprise aujourd’hui. Alors qu’on insiste beaucoup sur l’utilité de l’entreprise pour la société, les jeunes sont 57% à indiquer que le premier rôle de l’entreprise est d’abord de créer de l’emploi et d’embaucher. C’est encore plus vrai chez les étudiants, les premiers « angoissés » à l’idée d’avoir un emploi demain, qui sont 61% à indiquer que l’entreprise doit d’abord servir à créer de l’emploi et à embaucher des gens.

Dans le même ordre d’idée, quand on interroge les jeunes sur leurs principales attentes non pas vis-à-vis de l’entreprise mais vis-à vis de leur propre travail, 43% citent d’abord le fait d’avoir un poste bien payé, bien avant le fait d’avoir un poste autonome (18%) ou un poste qui leur permet de défendre des valeurs qui leur tiennent à cœur (16%).

Par ailleurs, quand on interroge les jeunes sur les objectifs de leur premier emploi, 43% citent le fait de « subvenir à leurs besoins ». Les attentes d’une reconnaissance sociale (15%) ou d’une élévation sociale (9%) sont relativement peu citées comme objectifs de départ.

Avec 37% de citations (soit 20 points de moins que « créer de l’emploi et embaucher des gens »), « être utile pour la société » est le deuxième rôle principal de l’entreprise cité par les jeunes (particulièrement par les plus diplômés et par les jeunes femmes), tandis que 34% indiquent que le rôle premier de l’entreprise est d’abord de donner les moyens aux salariés de s’épanouir professionnellement. Cette place de l’épanouissement, caractéristique d’une société où le bien-être a pris une place considérable, revient d’ailleurs à plusieurs endroits dans cette enquête, comme nous le verrons ci-dessous, et comme nous le voyons quand nous interrogeons les jeunes sur leurs principales attentes vis-à-vis de l’entreprise : juste derrière le fait d’avoir un poste bien payé, 32% citent le fait d’avoir une activité intéressante.

Épanouissement, reconnaissance, confiance et respect

En effet, quand on interroge les jeunes sur les caractéristiques d’un manager idéal à leurs yeux, 33% citent un manager qui crée un environnement de travail épanouissant, et 31% un manager qui reconnaît le travail accompli. Nous sommes là au cœur de deux notions fortes pour la jeune génération : le fait de se sentir accompli, d’une part, et le fait d’être reconnu d’autre part, dans sa singularité et pour ses facultés. Plusieurs travaux ont montré que les salariés français se distinguaient des salariés d’autres pays européens dans leur sentiment d’absence de reconnaissance de la part de leur patron et de leur entreprise1Jérôme Fourquet, Alain Mergier et Chloé Morin, Inutilité ou absence de reconnaissance : de quoi souffrent les salariés français ?, Fondation Jean-Jaurès, 3 octobre 2018.. On le voit à travers cette enquête, les jeunes placent cette notion au cœur de ce qu’ils attendent en termes de management : être pleinement reconnu, à sa juste valeur. C’est donc la dimension de « justice » qu’il faut aussi entendre à travers ces réponses, notion centrale pour la jeune génération.

Dans un ouvrage publié en 20182Anne Muxel, Politiquement jeune, Éditions de l’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2018., la spécialiste de la jeunesse Anne Muxel indiquait à quel point la jeunesse était structurée à travers deux notions : celle de « liberté » et celle de « respect », comme s’ils s’agissaient de deux « manques » ou deux carences que les jeunes avaient besoin de combler dans toutes les strates de la société. L’entreprise, évidemment, n’échappe pas à cette demande. Il est ainsi intéressant dans notre enquête de noter à quel point la notion de « respect » demeure central pour la jeune génération. Quand on les interroge sur les valeurs qui leur donnent le plus envie de travailler au sein d’une entreprise, la première valeur citée est celle de « respect », à 58%. Il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point les jeunes ayant un diplôme inférieur au baccalauréat semblent encore plus massivement en demande de respect (à 67%, soit 9 points de plus que la moyenne nationale), comme s’il s’agissait là d’un public ayant ressenti, de par son expérience et les représentations véhiculées sur les moins diplômés dans la société, une carence de respect. En outre, ce besoin de respect peut aussi être entendu comme une crainte exprimée par la jeune génération ayant perçu ou vécu une intégration difficile dans le monde de l’entreprise et dans des équipes déjà formées, difficulté d’intégration qui peut également être vécue comme un manque de confiance.

D’où la carence également de confiance sentie dans cette enquête. Les jeunes sont, en effet, 45% à citer la confiance comme une valeur leur donnant envie d’aller travailler dans une entreprise, à mettre en lumière avec ce que nous avons écrit précédemment : une demande de reconnaissance dans le travail accompli et une demande de confiance dans les responsabilités et les tâches qui leur sont confiées. En outre, dans les principaux obstacles cités par les jeunes pour obtenir un premier emploi, 35% citent le manque de confiance vis-à-vis de la jeunesse dans la société (dont 42% des plus diplômés).

Stabilité et à taille humaine : l’image de l’entreprise idéale

Très souvent, on qualifie les jeunes de « bougistes », ayant du mal à rester au sein de la même entreprise, désireux de multiplier les expériences professionnelles. Si c’était le cas, il y a de cela quelques années, force est de constater que notre enquête montre que cette tendance est beaucoup plus éclatée après une période sans doute vécue comme relativement angoissante et insécurisante pour les jeunes. En effet, quand on interroge les jeunes sur leur vie professionnelle, un peu plus d’un quart (28%) s’imaginent rester au sein de la même entreprise autant que possible, notamment les « plus vieux des jeunes » de notre panel (31% des 21-24 ans), tandis qu’un quart s’imaginent créer leur propre entreprise. En outre, le fait de changer d’entreprise à plusieurs reprises (le modèle nomade contre le modèle sédentaire) varie significativement en fonction du territoire d’origine et du statut social des jeunes. En effet, quand 20% des jeunes s’imaginent changer d’entreprise à plusieurs reprises, c’est le cas de 27% des jeunes diplômés à Bac+3 (+7) et 29% des jeunes qui habitent en région parisienne (+9), illustrant une nouvelle fois que les représentations vis-à-vis de l’avenir sont fortement corrélées par rapport au milieu social et culturel dans lequel les jeunes baignent. Nous retrouvons la même chose s’agissant du travail à l’étranger : quand 16% des jeunes interrogés s’imaginent travailler à l’étranger, c’est le cas de 23% des jeunes d’agglomération parisienne.

L’un des autres éléments très intéressants de cette enquête concerne les modèles d’entreprise désormais plébiscités par la jeune génération.

Premier enseignement, que l’on sentait poindre depuis quelque temps : la grande entreprise du CAC 40, hormis quelques exceptions relatives (les plus diplômés et les jeunes d’agglomération parisienne) ne fait plus rêver : 13% des jeunes seulement indiquent qu’elle représente le modèle d’entreprise idéale qu’ils rêveraient de rejoindre, derrière une entreprise de l’économie sociale et solidaire (ESS), entreprise idéale pour 25% des jeunes interrogés. À cette nouvelle image de l’entreprise du CAC 40, il faut ajouter que, dans les valeurs donnant le plus envie aux jeunes de travailler dans une entreprise (graphique plus haut), la notion de « compétitivité » arrive bonne dernière, avec 8% de citations.

Deuxième enseignement, c’est la bonne place du modèle start-up dans l’imaginaire de la jeune génération. En effet, 26% définissent la start-up comme leur modèle d’entreprise idéale, juste devant une entreprise de l’ESS et loin devant une grande entreprise du CAC 40. En outre, il est intéressant de noter qu’un tiers des jeunes hommes placent ce modèle en tête, ainsi qu’un tiers des jeunes qui habitent dans des villes de plus de 100 000 habitants.

Troisième enseignement, c’est l’impact de la crise sanitaire et le poids des tendances « localistes » de l’époque sur les souhaits de la jeune génération concernant leur entreprise idéale. En effet, pour 39% des jeunes (et 43% des habitants hors région parisienne), l’entreprise idéale est une entreprise locale. Même si cette notion peut sembler vague de prime abord, le fait que les jeunes la placent en tête des modèles idéaux illustre bien les attentes qu’ils ont pour des entreprises en lien avec leur territoire (par rapport à des grandes entreprises perçues comme « hors sol ») et à taille humaine, synonymes sans doute d’une pression moindre que des grands groupes.

Entreprise à taille humaine, avec des collègues que l’on connaît : on retrouve cette idée quand on demande aux jeunes ce qui est le plus important pour eux dans les rapports qu’ils entretiennent avec leurs collègues de travail. Pour une majorité de jeunes (55%), l’élément le plus important est « une bonne ambiance », que l’on obtient plus facilement dans une entreprise à taille humaine. En outre, dans la lignée d’un rejet d’une entreprise « hors sol », 43% des jeunes indiquent que le plus important pour eux réside dans le fait d’avoir des collèges sur lesquels ils peuvent compter en cas de difficulté.

Ces éléments liés à l’ambiance et à la place des collègues en cas de difficulté sont intéressants à trois titres.

D’abord, ils montrent à quel point le lieu de travail n’est pas considéré comme dépassé ou obsolète malgré l’émergence du télétravail et doit, davantage que par le passé, être un moment agréable, qui apporte quelque chose (une ambiance) que ne permet pas les nouvelles formes de travail – seulement 12% des jeunes interrogés dans notre enquête souhaitent avoir la possibilité de travailler depuis chez eux tout le temps, seulement 14% plébiscitent les tiers-lieux de travail et uniquement 16% souhaitent travailler en coworking, contre 42% qui veulent d’abord un télétravail partiel, permettant un équilibre entre chez eux et lieu de travail.

Ensuite, le souhait de collègues capables d’être présents en cas de coup dur montre à quel point le travail est entré dans la vie intime des individus, d’une façon qui va bien au-delà de la tenue des visioconférences dans son salon.

Enfin, cela replace de façon secondaire toutes les initiatives symbolisées par les « Chief Happiness Officers » (responsables du bonheur au travail), considérées comme relativement artificielles par la jeune génération : 18% seulement des jeunes considèrent que le plus important dans les rapports avec leurs collègues tient dans les temps conviviaux proposés par l’entreprise.

Ce que souhaitent les jeunes, c’est de travailler dans un environnement sain, bienveillant, avec des collègues fiables sur qui l’on peut s’appuyer. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que dans les valeurs qui donnent aux jeunes le plus envie d’aller travailler dans une entreprise, la solidarité arrive troisième (derrière le respect et la confiance, voir graphique plus haut), avec 32% de citations.

On retrouve d’ailleurs cette idée d’un écosystème sain au sein d’une entreprise dans les preuves que les jeunes demandent aux entreprises pour justifier d’un engagement.

Il n’y a pas d’engagement, il n’y a que des preuves d’engagement

Sans surprise, notre enquête montre qu’en matière d’engagement, les jeunes considèrent que l’entreprise doit s’engager en priorité dans trois domaines : la préservation de l’environnement (29% de citations), la lutte contre le racisme et les discriminations (27% de citations) et la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes (25%).

L’élément très intéressant s’agissant de l’engagement est à retrouver dans ce que les jeunes considèrent comme étant la preuve d’un engagement sincère pris par une entreprise.

Premier enseignement : les mots ne suffisent plus, et les prises de position publique d’un patron ou d’un dirigeant dans les médias n’impriment plus : 6% seulement des jeunes considèrent que des prises de position dans les médias sont la preuve d’un engagement sincère de la part d’une entreprise. D’ailleurs, il est intéressant de noter que dans le graphique cité plus haut, 2% seulement des jeunes considèrent que des prises de position tenues dans le débat public sont l’une des caractéristiques d’un manager idéal.

Deuxième enseignement, les preuves principales d’un engagement sincère pour les jeunes relèvent de ce qui va constituer l’écosystème et le cercle vertueux d’une entreprise, à commencer par ses relations avec ses parties prenantes. Ainsi, pour 26% des jeunes, le refus d’une entreprise de travailler avec des fournisseurs qui ne respectent pas cet engagement constitue la preuve d’une entreprise engagée.

Troisième enseignement, le secteur associatif et les « causes » apparaissent désormais comme plus pertinents que l’engagement politique ou syndical pour donner la preuve d’un engagement sincère. Ainsi, 25% des jeunes considèrent comme une preuve d’engagement le fait qu’une entreprise développe des partenariats avec des associations, quand 23% considèrent comme une preuve d’engagement le fait qu’une entreprise réserve de l’argent tous les ans pour des causes. À titre de comparaison, 9% seulement citent comme une preuve le fait qu’une entreprise mette en place un dispositif permettant de reconnaître l’engagement syndical ou politique et/ou sociétal dans le parcours professionnel, comme une illustration supplémentaire que ces types d’engagement ne font plus partie de la vie des jeunes générations.

Représentation des difficultés du marché de l’emploi et des carences des pouvoirs publics

Enfin, pour terminer, il est très intéressant de noter à quel point notre enquête, par les réponses apportées par les jeunes, met en lumière les principales difficultés existantes dans la société pour accéder au marché de l’emploi d’une part, et pour s’émanciper / devenir autonome, d’autre part.

Pour accéder au marché de l’emploi d’abord : quand on interroge les jeunes sur les principaux obstacles qui se dressent devant eux pour obtenir un premier emploi, une majorité (53%) cite le manque d’expérience, devant le manque de confiance vis-à-vis de la jeunesse dans la société (35%), le manque de formation/de compétences (23%) et loin devant les discriminations liées au lieu de résidence, à l’origine ou au genre (14%).

Cette question du manque d’expérience, qui structure les représentations que l’on se fait en France dans le monde du travail lors du recrutement de nouveaux collaborateurs, vient confirmer l’importance dans notre pays du fameux CV. En effet, à propos des compétences acquises pendant leur formation (école, stage, alternance), les jeunes y voient d’abord un moyen de valorisation pour leur CV (34%), bien avant d’y voir un tremplin vers l’emploi (25%). Cette hiérarchie est intéressante dans le sens où elle montre à quel point le CV et la constitution de celui-ci apparaissent comme les conditions indispensables, les préalables avant de penser à un quelconque emploi. En outre, les chiffres mentionnés dans un graphique déjà cité ci-dessus montrent que les jeunes associent leur premier emploi à deux principaux objectifs : subvenir à leurs besoins (43%) et gagner de l’expérience (42%).

Notre enquête rejoint ce que de nombreux autres travaux ont montré depuis plusieurs années maintenant, à savoir que les premières discriminations à l’embauche se font d’abord et avant tout sur le CV, sur les expériences vécues et les personnes rencontrées durant sa formation initiale.

Pour rendre les jeunes autonomes ensuite : en interrogeant ce que les jeunes pourraient recevoir de l’entreprise parmi plusieurs suggestions, plus de huit sur dix trouveraient normal que leur entreprise les aide à avoir une meilleure connaissance des droits et des accompagnements, et 72% trouveraient normal que leur entreprise les accompagne dans l’accès au logement ou l’accès à la mobilité. Logement, droits : deux sujets sur lesquels les jeunes considèrent que l’entreprise peut combler les insuffisances des pouvoirs publics à leur égard.

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