En quoi et depuis quand la France est-elle touchée par le phénomène des « bullshit jobs », ces « emplois à la con » dont parle l’anthropologue David Graeber ? Est-ce une crise de sens ou de reconnaissance chez les salariés ? Comment la quantifier et mesurer son impact auprès de certaines catégories de salariés plutôt que d’autres ? Jérôme Fourquet, Alain Mergier et Chloé Morin ont mené un travail d’enquête inédit.
La « valeur travail »
Nous souhaitons partager ici un constat : le débat politique sur le travail est aujourd’hui prisonnier d’un cadre de pensée posé par la droite au début des années 2000. Plus spécifiquement, « la valeur travail », revendiquée par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne présidentielle de 2007, a selon nous profondément influencé la manière dont les discours politiques comme l’opinion publique appréhendent la question du travail depuis plus de dix ans.
En en faisant un concept politique à part entière, Nicolas Sarkozy avait fait de « la valeur travail » un des fers de lance de sa campagne – un fer de lance dont la droite ne s’est plus départie, du moins dans les mots si ce n’est dans les actes, et que tous les autres partis politiques ont cherché à s’approprier sans jamais le questionner. Et ce, jusqu’au président actuel, qui a semblé vouloir placer cette « valeur » au cœur d’un budget favorisant le pouvoir d’achat des « actifs » – notamment au travers d’une désocialisation des heures supplémentaires –, au détriment de celui des retraités qui ne verront plus leurs pensions revalorisées au même niveau que l’inflation.
Le concept fut associé à un mot d’ordre (« mot d’ordre » au sens où il ordonne les choses, les organise) : « travailler plus pour gagner plus ». Le slogan et le concept politique s’articulent, vont de pair. Le travail, dès lors, est abordé à travers une conception double face de la valeur ; une face morale : effort, sueur et volonté ; une face monétaire : le salaire. Tout cela est raccordé à un principe de justice : plus on sue, plus on gagne. Une face suante et bossante, une face sonnante et trébuchante.
Cette mise en équivalence de la morale et de l’argent constitue un dispositif de discrimination et de justice qui oppose celui qui « se lève tôt » (autre expression de la galaxie idéologique de la droite) à celui qui ne fait pas l’effort de travailler – le chômeur ou « le cassos » (cas social), expression et figure très présentes dans le langage courant. Cette opération rebaptise implicitement la solidarité en « assistanat », terme associé de ce fait à une défaillance morale : défaite clairement associée à la gauche, qui était – plus qu’aujourd’hui – fortement associée aux « 35 heures » et à l’utopie d’une société du loisir.
Associée au mot d’ordre « travailler plus pour gagner plus », la notion de « valeur travail » contribue ainsi à extirper le travail de sa réalité sociale. Peu importe les principes de cette équivalence, peu importe les conditions dans lesquelles cet effort est déployé, peu importe la finalité de l’effort, peu importe les rapports de force, les rapports sociaux, peu importe les biens, les connaissances, les richesses collectives que produit le travail : seul compte le rapport de l’effort individuel et du salaire individuel.
Cerise idéologique sur le gâteau ou cerise sur le gâteau idéologique : abstrait de son inscription sociale, le travail, valeur en soi, est délié de son rapport au droit. Le droit du travail devient ce carcan qui empêche la valeur travail de tourner en rond entre argent et morale. La « valeur travail » dévalorise le droit du travail, qui devient l’obstacle institutionnel à contourner, à abaisser, à affaiblir.
Cette conception du travail est de fait une ou, mieux, la victoire culturelle majeure des libéraux sur les progressistes dans le champ de la bataille des idées ces vingt dernières années. Le travail est devenu une abstraction, une valeur morale qui permet de juger et de hiérarchiser les gens, et une notion définie de manière totalement déconnectée des conditions dans lesquelles il est accompli. En réduisant le travail à sa dimension monétaire, et en imposant l’idée qu’il s’agirait d’une « valeur » permettant de départager les vertueux des assistés, Nicolas Sarkozy l’a vidé de son sens même. Son slogan avait la force de l’évidence et la puissance de la simplicité. Face à cela, difficile de tenir un discours complexe. Aucun contre-slogan n’est parvenu à s’imposer dans le camp progressiste. La polémique autour du « revenu universel » a tout juste permis à des millions d’électeurs de gauche de percevoir qu’il existait quelque chose au-delà du « travailler plus pour gagner plus ». Le candidat Benoît Hamon n’est pas parvenu à aller au bout de la réflexion sur le travail, et à définir un cadre conceptuel à la fois simple et robuste susceptible de sortir enfin le débat du carcan dans lequel il est enfermé depuis 2007.
Emmanuel Macron, quant à lui, semble s’inscrire parfaitement dans le cadre posé par Nicolas Sarkozy. Avec l’annonce de la désocialisation des heures supplémentaires (qui reprend et aménage la défiscalisation desdites heures par Nicolas Sarkozy, mesure phare de 2007 sur laquelle reposait son discours sur le travail et l’effort), ou à travers l’initiative de quelques députés LREM visant à faciliter et à étendre le travail du dimanche, il multiplie les mesures et les symboles associant étroitement travail, effort, rétribution financière individuelle et combat contre le déclin économique collectif.
Au cours de la campagne présidentielle de 2017, Benoît Hamon avait néanmoins lancé un pavé dans la mare. Sa proposition de revenu universel a été l’un des sujets qui ont le plus interpellé les Français durant la campagne. En avançant une telle mesure, le candidat socialiste a en effet brisé un tabou absolu : celui du retour possible vers le plein-emploi, Graal promis par chaque gouvernement depuis des décennies, mur auquel toutes les ambitions politiques se sont heurtées. Benoît Hamon a acté la fin de la société du plein-emploi, diagnostic intuitivement déjà formulé – de manière plus ou moins résignée – par de très nombreux concitoyens. Même si beaucoup de Français sont restés sceptiques quant aux modalités de ce projet et au coût qu’il représente – scepticisme qui a coûté cher au candidat socialiste en termes de crédibilité –, le fait que le plein-emploi soit remis en question et que l’on s’interroge sur les réponses à apporter à cette situation a été apprécié.
Que s’est-il passé depuis l’élection présidentielle ? La gauche n’a pas encore analysé en profondeur les causes de l’échec et du succès de Benoît Hamon sur la thématique du travail. La droite reste incapable de dépasser le slogan sarkozyste, quitte à s’empêtrer dans un discours contradictoire, mêlant fuite en avant libérale d’un côté et lutte contre toute forme de dépossession – sociale, identitaire, économique – de l’autre. Emmanuel Macron, quant à lui, semble de plus en plus abandonner la dimension prospective et innovante de ses discours, pour en revenir à une version finalement très sarkozyste du travail – en témoignent ses derniers choix budgétaires, mais aussi ses propos en juin 2018 sur le « pognon de dingue » dépensé en aides sociales pour les pauvres, ou la volonté de réformer les aides sociales en limitant le cumul emploi-travail.
Pourtant, le travail change et reste au cœur des aspirations et des craintes des Français. C’est pourquoi nous avons souhaité ouvrir un cycle de réflexions sur le travail. Avec des économistes, des sociologues, des spécialistes du droit du travail, des responsables politiques et syndicaux…, nous souhaitons lancer à travers cette enquête une réflexion approfondie qui permette enfin à la pensée progressiste de mener un réel débat, selon ses propres termes, sur le travail et son avenir. Afin d’entamer cette réflexion, nous nous appuierons notamment sur les résultats d’une enquête menée par la Fondation Jean-Jaurès avec l’Ifop, afin d’interroger la question du sens et de l’utilité du travail. Nous espérons que nos travaux seront utiles, mais aussi questionnés, complétés, et qu’ils ouvriront une réelle discussion que nous jugeons nécessaire, et même urgent. Saisir la complexité de la notion de travail, contribuer à forger un nouveau cadre, plus adapté à la réalité de notre temps, pour en débattre : voilà notre ambition.
Bullshit jobs : notre travail est-il « utile » ?
Depuis quelques années, les études liant bonheur au travail et performance économique se sont multipliées. Et, bien que leurs conclusions soient au mieux ambiguës, l’idée que le bonheur des salariés serait bon pour l’économie s’est assez largement imposée. Le forum de Davos, où se retrouve chaque année tout ce que le monde économique et financier compte de personnalités influentes, s’est emparé du sujet dès 2014 en invitant un… moine bouddhiste, Matthieu Ricard, « l’homme le plus heureux du monde » selon les études menées par l’Université du Wisconsin, pour parler du bonheur. De nombreuses grandes entreprises se sont dotées de chief happiness officers – le réseau LinkedIn en compte près de 1 300 en France –, initiative qui fait débat : poudre aux yeux ou atout réel pour la performance des entreprises et la qualité de vie des salariés ?
Quoi qu’il en soit, cette tendance doit être considérée comme un signal intéressant, qu’il nous semble utile de rapprocher d’un autre phénomène : celui des bullshit jobs (« emplois à la con »). Évidemment, la souffrance au travail n’est pas un phénomène nouveau, loin de là. Stress, burn-out, risques psychosociaux ou harcèlement moral sont des termes entrés dans le vocabulaire courant, même si certains scientifiques alertent sur l’absence d’indicateur global fiable et appellent à coordonner des travaux interdisciplinaires pour disposer enfin d’indicateurs qui puissent être utilisés par les chefs d’entreprise, au même titre que le chiffre d’affaires ou la productivité, et permettent de les responsabiliser face aux risques psychosociaux.
Mais le sujet va bien au-delà de notre capacité à mesurer la souffrance psychique des salariés. Par bullshit jobs, l’anthropologue – et activiste altermondialiste – David Graeber désigne des emplois qui n’ont pas de sens, des fonctions dont les détenteurs savent, au fond d’eux-mêmes, qu’elles n’apportent aucune contribution significative à la collectivité. En somme, des emplois qui, bien que parfois très bien rémunérés, ne donnent pas le sentiment d’être utile, de contribuer à un projet allant au-delà du fait de gagner sa vie. David Graeber distingue ces emplois de ceux qui peuvent être source de stress, de souffrances, de pénibilité, mais qui ont un sens – on pense ici à l’infirmière ou à l’éboueur, qui gagnent peu, travaillent dans des conditions difficiles, mais dont nul ne questionne l’utilité sociale. Le phénomène, décrit par Jean-Laurent Cassely, du cadre supérieur décidant de se reconvertir en fleuriste ou en artisan boulanger pour redonner un sens à sa vie est désormais célèbre, mais Cassely lui-même avoue ne pas être capable de mesurer l’ampleur du phénomène. Est-ce une microtendance touchant exclusivement quelques CSP+ urbains, une sorte de caprice pour enfants gâtés, ou la quête de sens devient-elle de plus en plus urgente dans nos sociétés ultra-connectées, financiarisées, régies par le culte de la performance mais où les objectifs ne sont jamais questionnés ? D’après David Graeber, le phénomène qu’il décrit serait massif. Selon un sondage YouGov réalisé en 2015 en Grande-Bretagne, près de 40% des actifs britanniques considéreraient que leur emploi n’apporte aucune contribution significative à la société. Une panne de sens qui serait d’ores et déjà à l’origine, pour certaines grandes entreprises – dont une firme de cosmétiques dont nous ne citerons pas le nom –, de difficultés grandissantes à recruter à la sortie des meilleures écoles de commerce.
En quoi la France est-elle touchée par le phénomène bullshit jobs ? La crise de sens est-elle nouvelle ? Peut-on quantifier ce phénomène et savoir s’il touche davantage certaines catégories de salariés ? Pour répondre à ces questions, la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop ont posé à un échantillon de 1 000 actifs (extrait d’un échantillon national représentatif de 2 000 personnes au total) un certain nombre de questions. Par ailleurs, des questions ont été posées dans d’autres pays afin de déterminer s’il existe une spécificité française dans le rapport au sens et à l’utilité perçue du travail.
Avant d’en venir aux résultats, il convient de s’attarder sur ce que l’on entend par « utilité » ou « sens » du travail. La notion d’utilité comporte en effet au moins trois dimensions, qui ne vont pas nécessairement ensemble :
- l’utilité pour soi – gagner sa vie ;
- l’utilité pour l’entreprise – rapporter de l’argent, gagner des marchés, développer ses connaissances… ;
- l’utilité pour la société dans son ensemble – apporter un service, remplir une fonction et répondre à des besoins.
Lorsqu’on pose la question de l’utilité dans un sondage, il est donc toujours possible que le questionnement renvoie, selon les répondants, à différentes dimensions. Nous avons, autant que faire se peut, tenté de différencier ces dimensions ou d’adopter des formulations les plus précises possible. Mais – et c’est là sans doute la principale faiblesse du sondage YouGov évoqué plus haut – il n’est jamais possible de dire avec certitude ce que les répondants avaient en tête au moment de remplir le questionnaire. En outre, il convient de noter qu’il est très difficile d’avouer – même à soi-même – que le travail qui nous occupe durant au moins trente-cinq heures par semaine est « inutile ». Pour ces raisons, notre objet d’étude s’avère particulièrement difficile à appréhender, et nous serions ravis que cette note donne lieu à un débat et mène à d’autres études à l’avenir.
Bullshit jobs : déficit d’utilité ou déficit de reconnaissance du travail ?
Premier résultat de notre étude : seulement 44% des actifs français jugent que leur travail est reconnu à sa juste valeur par leur entreprise ou la structure qui les emploie. Ce déficit de reconnaissance et de considération contribue nécessairement au malaise des actifs. Il est d’autant plus frappant que les méthodes modernes de management n’ont jamais autant prétendu faire le bonheur du salarié, comme nous l’avons évoqué. Le sentiment de ne pas être reconnu à sa juste valeur dans son travail est particulièrement marqué chez les cadres et professions intellectuelles du public (57%), les professions intermédiaires (notamment dans la santé et la fonction publique, à 67%), les agents et employés de la fonction publique (58%), soit précisément des professions qui par ailleurs se sentent « utiles » à la société. Les CSP-, et notamment les ouvriers non qualifiés, expriment également un manque de considération particulièrement marqué. Mais 42% des personnes exerçant un métier à dominante manuelle ne se sentent pas reconnues par leur entreprise ou leur employeur, contre 46% chez les professions intellectuelles : le constat est donc général.
Second résultat de notre étude : dans leur écrasante majorité, les actifs jugent plutôt leur travail « utile à leur entreprise » (88%). Ce sentiment d’utilité est légèrement inférieur, tout en restant néanmoins élevé, s’agissant de la contribution estimée à la société et à la collectivité (78%). On note néanmoins que certaines catégories sont plus enclines que d’autres à avoir le sentiment de ne pas être utiles à leur entreprise. Ainsi, seulement 75% des professions intellectuelles et cadres du secteur public se sentent « utiles » à leur employeur, soit 13 points de moins que la moyenne des actifs. Les ouvriers non qualifiés sont également touchés, bien que dans une moindre mesure, par ce doute quant à leur utilité pour leur entreprise, puisque 18% se sentent inutiles.
Il existe par ailleurs une forte différence d’appréciation de l’utilité perçue du travail selon qu’un actif a le sentiment que son travail est ou non « reconnu à sa juste valeur » : 81% de ceux qui ne jugent pas leur travail reconnu l’estiment par ailleurs « utile » à leur entreprise, contre 96% pour ceux qui se sentent reconnus. Nous reviendrons sur ce résultat plus loin, en approfondissant la notion de reconnaissance. On note en revanche – hypothèse que nous avions formulée à la lecture des travaux de Jean-Laurent Cassely – que le fait d’exercer une profession à dominante manuelle n’a que peu d’impact sur la tendance à se sentir « utile » à son entreprise (86% des professions à dominante intellectuelle se sentent utiles, contre 90% chez les professions à dominante manuelle). Dans le modèle de Jean-Laurent Cassely, l’épanouissement et la réalisation sont assez logiquement plus importants chez l’artisan-boulanger ou le viticulteur qui ont abandonné leur poste de cadre supérieur pour exercer ce type de métier porteur de sens, et qui permet aussi de retrouver une forme d’autonomie ou de liberté dont ne disposent pas un cadre moyen ou un chef de projet faisant du reporting dans un open space. Mais il ne faut pas oublier que tous les métiers manuels ne permettent pas forcément une forme d’épanouissement maximal. Beaucoup correspondent encore en France à des postes d’exécution avec des gestes répétitifs, impliquant le respect de consignes strictes et de cadences élevées. Les chiffres exposés ici permettent donc de relativiser une tendance récente à l’idéalisation du travail manuel.
S’agissant de l’utilité perçue du travail « pour la société ou la collectivité » et non plus de l’utilité pour l’entreprise, les disparités entre les professions constatées dans notre étude sont beaucoup plus marquées. Ainsi, des professions telles qu’artisans et commerçants (82% se sentent utiles à la société), cadres et professions intellectuelles du secteur public (90%), employés et agents de la fonction publique (90%) sont particulièrement associées à un sentiment d’utilité collective. En revanche, les cadres et professions intellectuelles du privé (76%), les professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises (56%), les employés administratifs du privé (70%) ou encore les ouvriers (74%) sont nettement moins enclins que les autres à juger leur travail utile à la collectivité. Il est intéressant de noter que les électeurs de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon se sentent professionnellement nettement moins utiles que les autres à la société – une corrélation logique, compte tenu de la sociologie de ces électorats.
Afin d’aller plus loin dans la compréhension de ce sentiment d’utilité au travail et d’en comprendre les ressorts, nous avons demandé aux interviewés de hiérarchiser le sentiment d’utilité selon qu’il servait d’abord l’entreprise qui les emploie, avant tout la société dans son ensemble, ou bien avant tout les actionnaires ou propriétaires de l’entreprise – ce qui suppose qu’ils distinguent, parmi les injonctions qu’ils reçoivent et les bénéfices qu’ils apportent à leur entreprise, entre ceux liés au management de leur entreprise et ceux liés aux détenteurs de son capital. La tendance à penser que le travail est avant tout utile aux actionnaires – réponse formulée par 22% de l’ensemble de l’échantillon, soit une proportion significative – concerne particulièrement les personnes âgées de 35 à 59 ans (plus d’un quart), les cadres et professions intellectuelles du privé et les ouvriers (31%, et notamment 37% des ouvriers non qualifiés). À l’inverse, les actifs qui sont les plus enclins à juger leur travail avant tout utile à la société dans son ensemble sont les cadres et professions intellectuelles du public (57% – signe que « le service public » a encore un sens, même si certaines vocations, comme celle d’enseignant, sont notoirement en crise), les professions intermédiaires de la santé et de la fonction publique (71%), le sentiment d’utilité sociale le plus important enregistré dans notre étude), les employés et agents de la fonction publique (59%).
Enfin, nous avons interrogé notre échantillon de salariés français sur son sentiment concernant l’évolution de l’utilité de son travail dans le temps. Les résultats sont plutôt rassurants : ceux qui ont le sentiment que leur travail est devenu « moins utile » au cours des dernières années sont deux à trois fois moins nombreux que ceux qui ont plutôt le sentiment d’être « plus utiles » qu’il y a quelques années. Ainsi, 11% se sentent « moins utiles » à leur entreprise, et 15% « moins utiles » à la collectivité. À l’inverse, 38% des actifs se sentent « plus utiles » à leur entreprise qu’il y a quelques années, et 29% « plus utiles » à la société.
Le déficit de reconnaissance, au cœur du malaise des Français au travail
L’étude réalisée par la Fondation Jean-Jaurès permet un double constat : d’une part, l’utilité de leur travail n’est pas mise en doute par l’immense majorité des salariés. Nous sommes ici manifestement éloignés du phénomène de bullshit jobs théorisé par David Graeber – en tout cas, pour ce qui concerne la France. Le travail prend sens non seulement pour soi, mais aussi pour l’entreprise et encore pour la société. Les trois dimensions de l’utilité – individuelle, entrepreneuriale et sociale – ne posent, apparemment, pas de problème. Il n’en reste pas moins que les discours et débats sur le travail « dépourvu de sens » renvoient à des questionnements qui, s’ils ne concernent pas la majorité des salariés, méritent une réflexion que nous approfondirons plus loin.
Second constat de notre étude, basé sur la comparaison internationale résumée dans le graphique ci-dessus : il existe un réel déficit de reconnaissance chez les salariés français par rapport à leurs homologues allemands, britanniques ou américains. La faiblesse du score français est frappante : 20 points de moins qu’en Grande-Bretagne et plus de 30 points de moins que l’Allemagne ou les États-Unis. Bien que les cultures sociales de ces trois pays soient très différentes entre elles, tous parviennent à donner aux salariés une satisfaction nettement majoritaire concernant le degré de reconnaissance dont ils bénéficient de la part de leurs employeurs.
Nous nous trouvons en France dans une situation de déséquilibre où les salariés jugent leur travail utile, mais sa reconnaissance insuffisante. L’écart entre utilité perçue et déficit de reconnaissance se conjugue avec les tensions liées à l’intensification du travail et aux concurrences internes. De cette situation résultent la souffrance exprimée par nombre de salariés et ses conséquences : absentéisme, arrêts maladie, burn-out. À titre d’exemple, on note que les arrêts maladie sont en hausse continue depuis 2014 : +3,7% en 2015, +4,6% en 2016, +4,4% en 2017 et, sur les six premiers mois de 2018, nous constatons un réel emballement, avec +6%. Deux facteurs principaux semblent être à l’origine de cette tendance préoccupante : le recul de l’âge de départ à la retraite depuis la réforme de 2010 (les salariés plus âgés étant plus souvent malades), mais aussi une forte augmentation des burn-out (observée par les médecins du travail, même si le phénomène ne fait pas partie de la nomenclature officielle de la Sécurité sociale).
Nous pourrions en rester là et diagnostiquer une disproportion entre effort et reconnaissance. Ce constat est sans doute juste mais il conduit à s’en tenir là, à escamoter des questions plus vastes. Accepter cette conclusion, c’est en effet accepter le cadre posé par l’association des notions « valeur travail » et « travailler plus pour gagner plus ». Or, l’écart des rémunérations entre Français, Allemands, Britanniques ou Américains ne saurait justifier, si l’on acceptait le salaire comme seul gage de reconnaissance du travail, l’ampleur du déficit de reconnaissance dont témoignent les Français.
Pour aller plus loin, revenons sur le terme d’« utilité ». Nous savons qu’une des particularités des Français est qu’ils investissent fortement le travail. Ils lui accordent une fonction identificatoire forte. C’est avant tout dans leur travail qu’ils espèrent se réaliser. Pour être plus précis, nous devons accompagner le verbe pronominal « se réaliser » de l’expression adverbiale « en tant que ». C’est au travers du travail que les Français espèrent se réaliser en tant qu’individus à part entière, dotés d’une personnalité singulière. Sur ce sujet, le cinéma a mis en scène à plusieurs reprises un homme qui cache son licenciement à sa famille, à ses proches, tant la perte de son travail est vécue comme une destitution, non pas seulement de son statut de salarié, mais de sa personne. Le travail est la forme instituante majeure pour les Français. De ce fait, sa perte est destituante. Il est clair que l’importance du travail se retrouve au-delà de la France. Si l’on en reste à la référence cinématographique, on évoquera les films de Ken Loach, chez qui la perte du travail est un drame, mais pas une tragédie…
La particularité française ne peut cependant pas être réduite à une variation de degré selon laquelle l’investissement identificatoire du travail serait plus important dans notre pays qu’ailleurs. La distinction est plus catégorique : pour un Français, la dimension instituante du travail est liée à l’assimilation de ses trois dimensions : individuelle, entrepreneuriale et sociale. Les Français, culturellement, ressentent la déhiscence de cette association comme une fragilisation, voire une menace. L’analyse des entretiens qualitatifs que nous avons menés fait apparaître que l’attitude des salariés, et notamment des cadres, s’organise sur la question de l’utilité au travers de deux régimes de discours. Le premier est positif, il fait état de cette conjonction entre les trois dimensions du travail. Le second, sans être négatif, exprime une inquiétude. Ils se déroulent sur fond d’interrogations sur l’état du monde, la mondialisation, le pouvoir des marchés financiers, la vulnérabilité des valeurs professionnelles, la capacité des entreprises à faire face à cette évolution du monde. La tonalité n’est pas celle du catastrophisme mais du scepticisme. Cet aspect nous paraît majeur. Le scepticisme a une particularité. Il est impossible de le réduire en lui opposant des arguments ou des preuves, et cela pour une bonne raison : il met en doute la capacité d’avoir des certitudes, et donc d’établir des preuves ou de construire des arguments. Le discours des salariés auprès desquels nous avons travaillé montre que, en raison de ce scepticisme de fond qui tend à la dissolution de tout sens, l’attitude est défensive, résistante, voire résiliente. Il s’agit d’un refus de sombrer dans la béance dont l’époque est porteuse. L’utilité est de ce fait moins constatée que revendiquée. Sans cette attitude face au scepticisme, la fonction instituante du travail se déferait. Il en va différemment, manifestement, dans les cultures anglo-saxonnes, où les trois fonctions du travail peuvent s’associer de façon plus lâche, plus souple. Nous pouvons, au passage, formuler l’hypothèse que ces conceptions différentes des relations entre les trois dimensions du travail expliquent en partie les différences d’attitude des salariés français, britanniques et américains face à la mobilité professionnelle.
Les résultats du sondage concernant l’utilité seraient à entendre de la manière suivante : les salariés français investissent fortement le sens du travail de façon à contrebalancer les effets du scepticisme engendré par les mutations de l’époque. Ces résultats ne signifient pas que les temps sont devenus sereins. L’inquiétude est présente, mais elle est maîtrisée : le travail est si important pour leur identité sociale que douter de son utilité a des conséquences identitaires profondes. Ils préfèrent donc recourir à des mécanismes permettant de douter le moins possible de l’utilité du travail.
Crise de sens, déficit de reconnaissance : derrière des symptômes différents, des causes structurelles communes
En France, ce n’est donc pas tant sur l’utilité du travail que porte le doute, comme c’est le cas dans d’autres pays, que sur la reconnaissance de ce travail. Là où David Graeber diagnostique une crise de sens, nous voyons une crise de reconnaissance. Derrière ces manifestations différentes, nous identifions néanmoins des causes structurelles communes, et notamment l’imprévisibilité croissante de notre environnement économique. De fait, nous vivons dans un monde où les institutions qui garantissaient autrefois une certaine fiabilité et une certaine stabilité de notre avenir professionnel – l’État providence, mais aussi l’école ou les syndicats, notamment durant les Trente Glorieuses – ne permettent plus de réduire suffisamment les incertitudes économiques. Auparavant, les entreprises fonctionnaient selon une logique entrepreneuriale connue : des carnets de commandes pleins étaient une garantie de durabilité. La logique financière s’étant de plus en plus affirmée depuis le premier choc pétrolier, rien désormais – ni la rentabilité, ni le gain de parts de marché, ni le fait de « bien faire son job » – ne semble protéger quiconque contre le risque de perdre son emploi. Il n’est ainsi pas rare, pour une entreprise qui gagne un marché substantiel, de devoir licencier des salariés en guise de remerciement, parce que ce nouveau marché induit des investissements de court terme obérant son ratio de rentabilité. Aucune entreprise n’est plus « immortelle », et les géants d’hier qui ont disparu du jour au lendemain – comme Kodak ou BlackBerry – sont légion.
Les salariés, y compris les cadres et les plus diplômés, se sentent dès lors moins bien armés contre les incertitudes. Ils peinent à faire confiance aux figures d’autorité – l’État, l’entreprise, l’école… – qui ne les aident plus à affronter le monde qui vient. Dans ce contexte, non seulement c’est l’identité même du salarié français qui se trouve menacée, à travers le rôle instituant du travail, mais par ailleurs le sens du travail n’est plus construit de la même façon. En effet, auparavant, le sens se référait à un projet, reposait sur une projection dans le temps. Durant les Trente Glorieuses, la notion de progrès permettait également de donner du sens au travail. Un ouvrier automobile, par exemple, avait certes des conditions de travail difficiles et pouvait se sentir déconnecté du produit final lorsqu’il travaillait sur une chaîne de montage. Mais il pouvait avoir le sentiment de prendre part à un projet collectif contribuant au progrès économique collectif – l’automobile était en effet l’un des symboles de la modernité et de la démocratisation du confort et de la mobilité. Pour un employé de la SNCF, le TGV était l’incarnation du progrès. Depuis, il n’y a plus que de l’innovation, et il en résulte une panne de sens, un déficit de capacité à se projeter individuellement et collectivement.
Plus globalement, dans les années 1960, la société française vivait selon le paradigme du « bonheur différé », pour reprendre l’expression de Jean-François Sirinelli. Qu’il s’agisse de la matrice issue du monde rural, encore très prégnante à l’époque, qui stipulait qu’avant de récolter il fallait semer, ou du catholicisme et du communisme dont les nombreux adeptes croyaient en une vie meilleure après la mort ou aux lendemains qui chantent, tout convergeait pour refréner les désirs et prôner la patience et l’endurance. Ce paradigme du « bonheur différé » a été balayé par l’irrépressible montée en puissance de l’individu hédonique et de l’aspiration au bonheur immédiat. Les collectifs du travail ont été profondément déstabilisés par ce cadre psychologique nouveau. Le système économique a fait la promotion jusqu’à satiété du consommateur roi. Mais homo economicus est également un salarié… Et pour satisfaire le sacro-saint client (et ses besoins spécifiques) qu’il est également, le salarié schizophrène subit une pression démultipliée dans son entreprise, ce qui nourrit en retour une demande de considération accrue et une quête de sens face à un quotidien de travail qui se tend et se durcit.
Or, l’incertitude est aujourd’hui si grande qu’il est devenu beaucoup plus difficile de se projeter dans le futur. Dès lors que l’avenir de long terme est hypothéqué, nous allons chercher du sens plus près de nous, dans une sphère plus restreinte que nous espérons pouvoir contrôler, notamment en nous référant davantage à ce que nous faisons dans l’immédiat. Les tâches qui ne trouvaient leur sens que dans la projection de long terme sont donc devenues plus difficiles à supporter. On s’engage moins « pour » quelque chose, mais bien plus souvent « contre ». Le sens se trouve dans la résistance à des tendances subies, plutôt que dans la projection. Toute projection est d’ailleurs abordée avec suspicion : pensons ici au numérique, porteur d’autant d’inquiétudes que de promesses, et dont bien peu de gens considèrent qu’il dessine un avenir uniquement radieux pour nos sociétés.
La manière dont nous recherchons le sens de notre travail est donc un processus en mutation, marqué par une forme de vigilance permanente. Nous questionnons constamment son utilité – individuelle et collective. En outre, les repères qui auparavant nous permettaient de lui conférer une valeur – l’échelle des salaires, les critères économiques qui permettent de déterminer si une entreprise réussit ou non, ou encore le regardque porte la société sur certains métiers auparavant considérés comme « nobles », comme l’enseignement ou la médecine, frappés par un processus de dévalorisation sociale – ont explosé. Enfin, ajoutons que, dans bien des métiers, sévit un processus d’abstraction du travail, une distance posée entre ce que l’on fait et ce à quoi cela renvoie dans le réel. Les salariés qui gèrent les « portefeuilles de clients » ne gèrent plus les clients eux-mêmes, ils gèrent des données, et n’aperçoivent plus les clients derrière ces données. Ce phénomène d’abstraction du travail a été considérablement amplifié par la numérisation et la place que prennent désormais les algorithmes et les données dans la gestion des entreprises au quotidien.
Parallèlement à cette abstraction croissante et à la perte de substance concrète de nombreux métiers, le discours managérial tourne de plus en plus à vide et sonne creux à l’oreille de nombreux salariés, y compris chez les cadres dont on peut se demander, en paraphrasant Paul Veyne, selon quel régime de croyance ils suivent le discours managérial. Il faut ici sans doute distinguer, d’une part, ce qui relève du discours managérial, qui constitue une nouvelle morale du travail (investissement personnel, agilité, ouverture, performance individuelle, dépassement de soi, dépassement des limites et des objectifs, etc.) et, d’autre part, ce qui relève du discours du haut management (stratégie, plan à X années et le fameux « triangle des belles mutations » : vision, mission, ambition, etc.). De notre point de vue, les résultats qui apparaissent dans le graphique suivant sont relatifs à cet aspect du discours du management. D’une façon générale, ce que l’on constate, c’est que les salariés ont plus confiance dans les discours des dirigeants de proximité que dans ceux du haut management de l’entreprise. Là encore, des distinctions doivent être opérées. Il faut distinguer les dirigeants de proximité n+1 et n +2. Les n+2 (ou 3) récitent l’idéologie managériale, les n+1 sont censés l’appliquer. Dans les faits et dans les meilleurs des cas, ils le tordent : ils ajustent, adaptent, négocient des arrangements… Lorsqu’ils ratent ce gauchissement du discours managérial, cela peut produire des catastrophes humaines (burn-out, etc.). Les n+1 sont entre marteau et enclume, le marteau étant l’idéologie managériale, l’enclume, la réalité toujours résistante du travail dans sa densité, sur lequel le marteau tape et rebondit.
Ainsi, en juin 2008, soit quelques mois avant le déclenchement de la crise financière qui allait durcir considérablement le mode de management dans bon nombre d’entreprises, 39% des cadres interrogés par la Fondation Jean-Jaurès ne jugeaient pas crédibles la parole et le discours du dirigeant de leur entreprise. Et, comme le montrent les graphiques ci-dessous, plus l’entreprise avait une taille importante, plus les managers avaient tendance à douter de la parole de leur patron. De la même façon, jusque dans des strates élevées (encadrement d’équipes de 11 à 20 personnes), le niveau de défiance était assez répandu.