Janvier 2015 : le catalyseur

Quel est l’impact des attentats de janvier 2015 sur les milieux populaires ? Ont-ils modifié leur attrait pour le Front national ? Une enquête approfondie donne des résultats politiquement inquiétants : nous sommes à un moment historique de cristallisation de l’idéologie populiste, incarnée par le FN.

Dans cet essai, Jérôme Fourquet et Alain Mergier cherchent à analyser les conséquences des événements survenus début janvier 2015 sur l’opinion des milieux populaires. Sur le coup, deux hypothèses ont été formulées par différents commentateurs. La première consiste à penser que les attentats ont profité au Front national en rendant ce parti plus attrayant encore. La seconde hypothèse réfute la première en mettant en avant le fait que les grandes marches républicaines du 10 et 11 janvier dernier sont la preuve d’une unité nationale qui refuse de se laisser tenter par les extrêmes. L’étude, à la fois qualitative et quantitative, démontre qu’aucun de ces scénarios ne correspond à ce qui s’est réellement produit.
Ce travail a été réalisé à partir d’entretiens qualitatifs, réalisés auprès de personnes appartenant aux milieux populaires ayant déjà voté pour le FN ou envisageant de le faire, et de données quantitatives issues de sondages d’opinion.
En apparence, l’opinion publique demeure relativement stable après les attentats sur différentes thématiques : les Français ne sont pas plus bellicistes qu’avant, leur perception de la communauté musulmane et de l’immigration reste inchangée. Cependant, l’opinion demeure très sévère vis-à-vis de l’Islam. Par ailleurs, force est de constater que les marches républicaines, bien que très impressionnantes, n’ont pas fait consensus. En effet, la mobilisation varie fortement d’une région à l’autre. Celle-ci a été beaucoup moins forte dans les régions où le vote FN s’avère conséquent et dans celles où en 2005 le vote contre le projet de traité constitutionnel européen était majoritaire.
Alors que les événements de janvier 2015 ont stupéfié une partie des Français, les populations interrogées ne semblent pas si surprises. Selon elles, « il fallait s’y attendre ». Les attentats s’inscrivent dans une continuité et une série de phénomènes déjà bien identifiée par ces classes populaires. Elles se confrontent elles-mêmes depuis longtemps à trois types d’insécurisations : une insécurisation physique même si elle n’est pas forcément actée, une insécurisation économique qui rend l’avenir incertain et une insécurisation culturelle qui crée le sentiment de ne plus être « chez soi ». Et dans ce cadre, les attentats ne viennent que confirmer un diagnostic préalable. Ils sont liés à quatre séries historiques d’événements qui s’enchevêtrent : l’historique du terrorisme, l’historique de la crise des banlieues, la géopolitique de l’islamisme radical et l’épidémie djihadiste. Ces séries convergent toutes vers une idéologie, celle de l’islamisation. Cette dernière s’appuie notamment sur la théorie « du terreau » selon laquelle les terroristes sont d’anciens délinquants ayant grandi dans des banlieues sensibles devenues au fil des ans de véritables zones de non-droit. Mais à cette idée vient aujourd’hui s’ajouter celle d’un terrorisme qui serait potentiellement présent sur l’ensemble du territoire et non plus seulement dans les cités des grandes villes, comme en témoigne par exemple le départ pour la Syrie d’un jeune villageois normand ou le cas de Lunel, petite ville du sud de la France ayant vu partir une vingtaine de jeunes.
Autre élément, l’islamisation se manifeste selon les personnes rencontrées par un Islam conquérant qui veut nous imposer sa loi. Elle est donc intrinsèquement liée à la question des frontières et par extension à celle de l’immigration. La perception de la communauté musulmane se dégrade et une « suspicion généralisée » se développe. Ainsi, si l’on fait entièrement confiance à l’épicier du quartier d’origine maghrébine, on se méfie de son fils. Dans ce cadre, se réclamer de la laïcité républicaine est en fait une façon détournée de lutter contre un culte musulman perçu comme trop envahissant. Cela explique pourquoi les milieux populaires adhèrent moins au slogan « je suis Charlie » ; la liberté d’expression n’apparaît pas comme la priorité face à une islamisation qu’il faudrait combattre plus fermement.
Quelles sont les conséquences sur l’électorat du FN ? Si suite aux attentats celui-ci ne s’est pas élargi, il s’est cependant consolidé. Autrement dit, ceux qui étaient déjà favorables au FN sont confortés dans leur opinion. Aucun des individus interrogés ne se réfère directement aux idées de Marine Le Pen. Sans adhérer à l’intégralité de son discours, ils constatent cependant que « les faits lui donnent raison ». C’est pourquoi le schéma opposant vote d’adhésion et vote de protestation est aujourd’hui obsolète. On assiste à un syncrétisme idéologique ; des personnes ayant plutôt une sensibilité portée vers la gauche ou la droite traditionnelle le concèdent volontiers : le FN est le seul parti à porter un regard objectif sur les événements récents. Cette idéologie s’autonomise et est validée par des faits empiriques, c’est une machinerie idéologique qui fonctionne sans même l’intervention du parti. Les attentats ont en réalité permis de fidéliser l’électorat du FN et d’arrimer à lui les électeurs arrivés ces dernières années. Par conséquent, les 25 % de vote FN ne sont aujourd’hui plus un plafond mais un plancher. Or un élargissement de l’électorat du parti est envisageable, comme en témoigne le succès du livre d’Eric Zemmour auprès d’un milieu social plus élevé et l’adhésion grandissante des retraités à certaines idées du parti. Cet essai nous pousse donc à nous interroger sur les manières de combattre l’idéologie du FN. Critiquer Marine Le Pen ou dénoncer des scandales touchant le parti paraît peu pertinent face à un électorat qui se sent de plus en plus vulnérable face à l’islamisation et qui adhère une vision du monde que l’actualité vient à ses yeux conforter quasiment quotidiennement.
 

 

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