Comment replacer la personne humaine et son bien-être au cœur des politiques économiques, sociales et culturelles à venir ? Pour Michel Debout, des étapes réalistes doivent être promues pour arriver à une « transition humanitaire » (expliquée dans une note précédente) : celle-ci passe par la santé des habitants – comme Michel Debout l’analyse ici – mais aussi par la santé des travailleurs et la santé des citoyens – sujets de deux notes à venir.
Tout commence par le logement
Le logement et l’habitat sont, au tout début de la vie, les espaces d’identification et d’apprentissage de la relation avec les parents, les frères et sœurs, le voisinage, puis la société elle-même. L’habitat est le premier environnement de chaque personne ; prolongeant le logement, lieu de la vie intime et privée, il est l’espace bâti et naturel qui s’ouvre sur la cité, lieu des échanges, en reliant chacun à l’ensemble des activités humaines : santé, éducation, travail, consommation…
Au fil de l’histoire, les logements sont restés trop longtemps insalubres, sources de nombreuses pathologies dont les conditions de vie aggravaient la contagiosité. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que se développe l’hygiène publique, qui a permis de prendre conscience du lien indéfectible entre habitat de qualité et santé publique.
L’histoire de l’habitat est celle d’un éloignement progressif et extensif du centre vers la périphérie des différentes activités humaines, de services, de production et de consommation. Cette évolution a pour corollaire le transport quotidien des populations. Il n’y a plus aujourd’hui d’habitat possible sans mobilité des habitants, mobilité qui constitue l’une des sources majeures de la pollution atmosphérique et d’une consommation d’énergie alimentant le réchauffement climatique, par la production de gaz à effet de serre.
On en arrive à une conception résidentielle captive, séparant la population en différentes catégories : ici les seniors, là les étudiants, ailleurs les migrants, c’est-à-dire tout le contraire du vivre-ensemble. Pourtant, l’habitat est un espace partagé entre tous ceux qui nécessairement y cohabitent, mais la trop grande promiscuité dans l’habitat facilite les comportements déviants et les violences. Un habitat dégradé peut dégrader le comportement de ceux qui y vivent.
Moins l’individu se sent reconnu dans l’ordre social et public, plus il a besoin de se sentir appartenir à son territoire, à son quartier ; les phénomènes de clans et de bandes sont d’autant plus exacerbés que les jeunes se sentent relégués, stigmatisés, sans utilité. Si l’on ne mesure pas la force identitaire et la fonction symbolique de l’habitat, on ne comprend rien aux violences urbaines qui ont rendu visibles des inégalités sociales intolérables. Certes, on peut vivre bien dans un quartier difficile, mais les chances d’y réussir un avenir sont compliquées par le marquage social et identitaire.
Partout dans le monde, les injustices, la richesse ou la pauvreté, la domination ou la soumission ont une première traduction : les inégalités territoriales. Il n’y a de vraie réponse à cette réalité qui tend vers la ghettoïsation que dans la mixité sociale et territoriale. C’est pourquoi il faut penser l’espace urbain comme une véritable entité, sans opposer le centre à la périphérie, c’est-à-dire les quartiers : il faut parler de la cité et non des cités.
L’habitat n’est pas un bien marchand comme les autres, et les seules règles du marché ne peuvent en déterminer la construction et la distribution. Une autre politique du territoire s’impose à travers l’appropriation publique du sol, des terrains à bâtir et des logements disponibles. La véritable mise en œuvre du droit de préemption pour toute cession de terrain et de logement par un fonds public territorial suffisamment abondé aura un double effet : le premier, casser la spirale de l’inflation immobilière qui ghettoïse les habitants à ressources modestes et met en place des espaces urbains prestigieux mais vidés de toutes activités sociales ; le second, donner aux municipalités un véritable outil pour une politique urbaine qui reconnaisse à chacun le droit d’habiter dans des conditions décentes partout sur le territoire.
Il est insupportable qu’il y ait encore trop de logements sans habitants, alors qu’il y a toujours des habitants sans logement : personnes en grande précarité logées dans leur voiture, sans domicile fixe, migrants. C’est l’un des défis majeurs de notre époque.
Au-delà des murs, l’habitat compte par le lien social qu’il génère. Bâtiment et lien social sont les deux faces d’une même réalité : on ne peut construire ou rénover l’un sans se préoccuper de l’autre. La qualité de l’habitat réside dans la qualité des rapports humains et sociaux qui pourront être tissés et qui dépendent, au-delà de l’apport personnel de chaque habitant, de l’engagement des élus et des associations à vocations très diversifiées qui agissent sur le terrain.
Instaurer le droit réel aux mixités
Une politique de l’habitat digne et juste doit donner une place réelle et un véritable rôle à tous les habitants. Les humains sont multiples et s’enrichissent mutuellement de leurs différences dès lors qu’ils respectent les règles de vie commune. Il faut instaurer dans l’habitat un droit positif aux mixités qui ne soit pas seulement un interdit légal des discriminations, même si ce dernier doit être appliqué avec une grande vigilance.
Ce droit positif doit concerner en premier la mixité de genre, car l’habitat a été pensé par les hommes pour faciliter l’activité des hommes. Affirmer l’égalité femmes-hommes dans l’habitat suppose de concevoir les espaces de vie publique de sport, des loisirs, en fonction des besoins des femmes autant que de ceux des hommes.
La demande des familles monoparentales est très majoritairement exprimée par la mère et ses enfants : l’offre de logements doit répondre à ces nouveaux besoins, en priorisant les demandes dans l’habitat social. La mixité n’est pas seulement pour le genre, elle concerne les différentes réalités sociales, d’origines, de modes de vie et de cultures.
La loi prévoit déjà que 20% des espaces construits soient dédiés aux logements sociaux ou activités sociales. Cette règle positive se traduit trop souvent par l’étalement urbain et le zonage résidentiel. Il faut instaurer la mixité verticale : tous les immeubles constitués d’au moins cinq étages doivent disposer d’un niveau d’habitation consacré au logement social ou à une activité de service collectif. Les nouvelles constructions et la réhabilitation des immeubles anciens devront tenir compte de cet objectif, de même que les Plans locaux d’urbanisme (PLU).
Pour atteindre cet objectif du droit réel aux mixités, il est prioritaire de favoriser la fluidité dans l’usage des logements. Au fil du temps, beaucoup de logements ne sont plus adaptés aux besoins réels de leurs habitants ; la construction de logements modulables permet de mieux adapter les espaces de vie aux besoins évolutifs des personnes et des familles.
Pour les logements sociaux, une nouvelle règle devra être établie : les locataires pourront se constituer au fil du temps un droit d’usage viager de leur logement, qui pourra évoluer en termes de surface selon leurs nécessités familiales, mais qui leur permettra de poursuivre leur vie jusqu’au bout, dans l’immeuble ou le quartier de leur choix.
Pour les logements privés, une majorité de Français souhaitent devenir propriétaires de leur logement. Avec l’espérance de vie qui progresse, la dispersion géographique des enfants, les familles recomposées, les nouveaux modes de vie, peu d’habitants vivront toute leur vie d’adulte dans le même habitat. Pour ces raisons, il faut faciliter, par des mesures d’incitation fiscale et bancaire, la vente du seul usufruit des logements, qui permet de séparer la nue-propriété du bâti de la propriété de son usage. Acheter le seul usage sans les murs revient à diminuer significativement le coût de la transaction, ce qui la rend plus accessible et dynamise le marché. Les seniors pourront ainsi plus facilement quitter leur logement surdimensionné pour acquérir en propriété d’usage viager une habitation adaptée à leur nouvelle situation, tandis que les jeunes couples pourront devenir propriétaires de l’usage d’une maison pour les trente à quarante années pendant lesquelles ils élèveront leurs enfants. La propriété d’usage suffit à « se sentir chez soi » à investir son logement alors que le locataire, lui, se sent sous la coupe du propriétaire ou de l’organisme de gestion immobilière.
Nature en ville et biodiversité
Au-delà du vivre-ensemble, les humains ont un besoin premier de cohabiter avec l’ensemble du monde vivant. L’environnement vert ne doit pas consister seulement à végétaliser les balcons, les terrasses et les places publiques disponibles, mais il doit protéger le monde végétal naturel et les zones humides dont elle dépend. Les jardins urbains, les cimetières, doivent aussi cultiver les essences odorifères ; l’habitat doit être un éveilleur des émotions sensorielles.
Il faut préserver toutes les espèces vivant naturellement sur le territoire de l’habitat ; la défense de la biodiversité, c’est aussi la protection des animaux de compagnie. La présence d’un animal représente pour beaucoup de personnes, notamment isolées, un support psycho-affectif qui améliore leur bien-être. Cette présence facilite aussi l’éveil des enfants et favorise leur développement émotionnel. La présence des animaux de compagnie dans l’habitat est un droit de chaque habitant, l’aménagement des voies et espaces publics doit tenir compte des besoins spécifiques de chaque espèce animale de compagnie.
Six autres mesures clés pour un habitat de qualité
Le temps passé par chaque personne depuis sa petite enfance dans son habitat l’expose à de nombreux agents pathogènes et à des relations humaines perturbées pouvant être sources de conflits et de stress. Des programmes de prévention impliquant l’ensemble des habitants doivent être mis en œuvre pour éviter l’apparition de ces pathologies, et ce très en amont, au moment même de la conception des différents bâtiments, de leur rénovation, de leur environnement et de leur usage.
Cette politique de prévention habitat-santé devra se donner six objectifs prioritaires :
- la lutte contre le réchauffement climatique par le bien-être thermique pour tous les habitants en précarité énergétique. Ce sont 3,5 millions de bâtiments qui devront être rénovés pour être aux normes de la basse consommation énergétique ;
- le bien-être physique et physiologique, par la lutte contre de nombreux facteurs pathogènes – moisissures, particules fines… – pour aboutir à leur éradication, comme à d’autres époques on a éradiqué le plomb puis l’amiante ;
- la lutte contre les accidents domestiques qui provoquent plus de 20 000 morts par an, concernant d’abord les jeunes enfants et les personnes âgées. Chaque mutuelle et chaque assurance privée doivent contribuer au financement d’un organisme public et indépendant chargé d’un plan de prévention de cette accidentologie, en fixant chaque année un objectif chiffré de réduction du nombre d’accidents ;
- le bien-être psychologique et relationnel qui contribue au développement psycho-affectif harmonieux des enfants. Le confinement du logement est une source fréquente de violences conjugales et familiales. La dégradation de l’habitat facilite les violences de voisinage et de territoire. Les logements et l’habitat doivent être conçus, construits et réhabilités en tenant compte prioritairement de cet objectif ;
- le droit d’aller et venir dans l’ensemble des espaces publics et ouverts au public, de jour comme de nuit, qui est un droit inaliénable de chaque personne, quels que soient son sexe, son âge ou sa situation de handicap. Pour instaurer ce droit à la sérénité publique, il faut sanctionner par la loi le harcèlement de rue et de voisinage ;
- la protection du bien-être relationnel des habitants en constituant un service d’accompagnement et de médiation. Il s’agit dans chaque unité d’habitat, urbaine et rurale, d’assurer la présence permanente de référents pouvant répondre à chaque crise, à chaque conflit, aux appels à l’aide d’habitants isolés, et suppléer aux absences imprévues (parents retardés et parfois absents). Ce service permettra de réhumaniser l’habitat, les quartiers, les hameaux en créant une nouvelle fonction sociale, celle de « garde-liens ». Ces milliers d’emplois d’utilité sociale seront réservés en priorité aux chômeurs de longue durée et aux jeunes en insertion professionnelle, ou dans le cadre du contrat social universel. Le coût pour les finances publiques pourra ainsi être plus facilement intégré dans le budget de l’État et des collectivités territoriales tout en ayant un effet positif sur les dépenses de soins et les interventions de sécurité. Les inégalités sociales de santé se traduisent par des inégalités entre les territoires et ceux d’outre-mer gardant la situation la plus préoccupante.
Une filière d’excellence
L’environnement beau ne doit pas être un privilège réservé à quelques-uns mais doit constituer la base du rapport de qualité et de respect de tous les habitants avec leur environnement naturel ou construit. Le rapport à la beauté de l’architecture est de même nature que le rapport aux autres arts ; il participe à la démarche culturelle globale, qui doit être encouragée pour tous les habitants et ce dès le plus jeune âge. L’ensemble des métiers du bâtiment, du maçon à l’architecte, seront rassemblés dans une filière professionnelle et universitaire commune, creuset de la recherche et de l’enseignement dans les différentes disciplines concernées. La noblesse de cette filière rejaillira sur l’ensemble des métiers – les manuels comme ceux que l’on qualifie d’intellectuels – à la condition que des passerelles soient instaurées pour permettre à chaque professionnel, quelle que soit sa formation de base, d’évoluer dans une véritable carrière de l’urbanisme et de l’habitat. Il faut associer à ces disciplines les écologues, psychosociologues et anthropologues. L’habitat ne vaut que pour la qualité de vie humaine, sociale et environnementale qu’il permet.
Le droit opposable au logement est aujourd’hui inscrit dans la loi de notre République, reconnu à tous les êtres humains se trouvant sur son sol, mais d’une application tout à fait insatisfaisante. Ce droit ne peut pas être isolé de la qualité de l’habitat dans laquelle il s’inscrit nécessairement ; pour donner toute son efficience au droit opposable au logement, il faut le prolonger par « le droit opposable à l’habitat de qualité ».
Transports et santé
Devenu un des premiers services des communes, le réseau de transports doit favoriser tous les modes de déplacement, et d’abord les modes « doux », comme la marche, la promenade, la bicyclette et autres trottinettes… Ce type de mobilités lutte contre la sédentarité des habitants, favorise la convivialité et la tranquillité en opposant au stress de l’urgence et de la vitesse le calme de la lenteur retrouvée ; il lutte également contre le réchauffement climatique et diminue les pollutions liées aux émissions de particules fines.
Le temps contraint journalier passé dans les transports collectifs pour le trajet domicile-travail, trop souvent dans des conditions d’inconfort et de désagréments, est une source de stress répété ; les agressions morales, physiques et sexuelles, dont les femmes sont les premières victimes, la promiscuité qui met à mal le code des relations sociales, constituent à long terme une authentique fatigabilité, avec un impact lourd sur la santé des travailleurs.
Les conditions et la qualité de transports urbains doivent transformer ce temps contraint perdu et même nocif en un temps utile pour la détente, la lecture ou les échanges entre passagers…
L’usage du véhicule personnel (voiture, moto, scooter, vélo) est une source trop fréquente d’embouteillages aggravant les pollutions, ainsi que d’accidents qui provoquent 200 morts par an et des milliers de blessés, d’un coût conséquent pour les entreprises, mais surtout d’un coût humain considérable.
Toutes les pratiques de covoiturage, d’usage partagé du même véhicule, d’adaptation à certaines heures des trajets de bus jusqu’au domicile des habitants doivent être systématiquement encouragées. Le tout électrique doit être un objectif planifié et affiché par les pouvoirs publics, organisé selon des étapes annoncées à l’avance et permettant dans le futur l’acquisition par chaque ménage de ce nouveau type de véhicule. Cet objectif sera d’autant mieux mis en œuvre que chaque citoyen en comprendra l’intérêt pour lui-même (santé et bien-être) et pour la collectivité (renouveau industriel, création d’emplois).
Pour en finir avec les embouteillages et la surcharge dans les transports publics, véritable casse humaine et écologique, il faut une politique de transport ferroviaire ambitieuse et au service de tous. Le rail pour le transport des hommes et des marchandises doit devenir une priorité nationale. Comment les cheminots sous pression, critiqués pour leurs prétendus privilèges, peuvent -ils être fiers de leur entreprise ? La SNCF doit rester ce grand service public qui appartient au patrimoine de tous les Français. Le bien-être des cheminots, c’est aussi celui des usagers ; la « dette du rail » est un investissement pour l’aménagement du territoire.
Supprimer un aller-retour domicile-travail chaque semaine
La diminution du temps légal de travail hebdomadaire (35 heures) n’a pas réduit le temps de transport contraint passé par chaque travailleur pour rejoindre son atelier, son service, son commerce… parce que la réduction du temps de travail n’a pas été pensée et mise en œuvre avec la volonté de réduire de la même façon le temps passé dans les transports, donc réduire le nombre d’allers-retours domicile-travail hebdomadaires et le faire passer de cinq à quatre. Cette diminution d’un aller-retour hebdomadaire devra être équitablement répartie sur les cinq premiers jours de la semaine par le roulement du personnel. Cela diminuera d’environ 20% le nombre de travailleurs obligés de se déplacer dans la même tranche horaire, ce qui réduira du même coup les embouteillages et la saturation des transports publics.
Le dialogue social trouvera dans cet objectif du grain à moudre. Le télétravail et l’apport du numérique, l’adaptation des heures d’ouverture des entreprises, des services (publics et privés), des commerces doivent permettre au niveau de chaque bassin d’emplois une nouvelle organisation négociée du travail conforme à cet objectif. Il sera trois fois gagnant : pour la collectivité nationale, en termes de consommation d’énergie et de diminution des pollutions, pour les entreprises disposant de salariés plus disponibles et pour les salariés par un gain de temps, de qualité de vie et donc de santé. Pour atteindre cet objectif, il faut instaurer une stratégie des temps de la ville et des temps de travail en associant l’ensemble des acteurs, services, entreprises, commerces, animations… et des habitants, à l’initiative et sous l’impulsion des élus territoriaux, avec le soutien fort des ministères concernés.