Si Silvio Berlusconi a réussi à conquérir et à reconquérir le pouvoir, c’est grâce à sa capacité à élargir au maximum son spectre et à dé-saturer les valeurs, note Simon Clavière-Schiele, un Français vivant en Italie qui chronique régulièrement la vie de son pays d’adoption. Rien d’étonnant donc que, au moment des funérailles du Cavaliere, les personnalités les plus diverses lui aient rendu hommage.
Quand au début des années 2000, je vivais à Scampia, l’immense cité dortoir du nord de Naples, immortalisée dans Gomorra, ce qui m’interpellait le plus était de voir à quel point l’État et les services publics étaient présents et visibles dans le quartier, côtoyant sans contraste la criminalité et la violence du quotidien. Contrairement aux idées reçues, la Camorra n’est pas un substitut de l’État mais un parasite qui vit et se développe de manière concomitante. Les transports en commun, les écoles, les structures de santé, les casernes de pompiers et de carabiniers ne faisaient ni défaut, ni vraiment pitié, au milieu des blocs de bétons.
On disait que la majorité des habitants de la cité n’était ni pour, ni pour contre la Camorra, on les appelait les « gris ». Ni noirs, ni blancs, des « ni-ni ». Bien sûr, il avait des citoyens courageux qui luttaient au quotidien contre la criminalité mais difficile de dire combien, certainement beaucoup, mais pas assez. L’autre minorité était celle des habitants vivant directement ou indirectement grâce aux clans. Et puis il y avait les autres, les « gris » ; les chiffres n’existent pas mais, croyez-moi, ils représentaient une écrasante majorité. Bien sûr, il faut nuancer ; chez les « gris » il existe une large palette de tonalités, en allant de qui collabore de temps en temps avec le coté obscur de la force à qui ferme simplement les yeux.
Les obsèques de Silvio Berlusconi ont donné l’occasion à tous les « gris » d’Italie de se donner rendez-vous pour une cérémonie à sa gloire. Celui qui a poussé à son paroxysme l’art du consensus, diront certains, de la compromission, diront d’autres, a réuni pour un dernier adieu un très large spectre allant du gris clair au gris foncé autour de sa dépouille. Le problème est qu’il y avait également, sous la nef de la cathédrale San Siro, autour du cercueil de l’ancien président, d’authentiques hommes de l’ombre en costume noir de jais : ainsi Marcello Dell’Utri, son bras droit, récemment libéré après une peine pour collaboration avec la mafia.
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Abonnez-vousCela n’a pas empêché la première secrétaire du Partito Democratico (PD) Elly Schlein de nous offrir le spectacle surréaliste de sa proximité avec le défunt – proximité certes récurrente au PD puisqu’Enrico Letta, son prédécesseur à la tête du parti, avait été propulsé en 2013 à la tête du pays avec la bénédiction et les votes de la formation de Berlusconi, dont son oncle Gianni Letta, alors chef d’orchestre de la manœuvre, était un des principaux barons.
On croyait assister au renouveau du PD en la personne d’Elly Schlein, ennemie jurée d’Enrico Letta, mais, tout à coup, la force de gravité nous rappelle à la réalité : quand on vise le pouvoir, on ne peut pas perdre l’occasion de rentrer dans le cortège des puissants. Elly Schlein a non seulement exprimé son « grand respect » pour Berlusconi à l’annonce de son décès, mais elle est de surcroît allée grossir les rangs de ses pompeuses funérailles milanaises. De simples condoléances n’auraient-elles pas suffi ?
Celle qui, à l’instar de Giorgia Meloni, s’est récemment offert les services d’un « armochromiste », un spécialiste chargé de choisir les couleurs de sa garde-robe, déclenchant les railleries à droite et les interrogations à gauche, a désormais officiellement opté pour le gris. Elle avait, il faut l’avouer, annoncé la couleur en posant pour Vogue le mois dernier dans un magnifique blazer… gris-bleu.
Fini les couleurs de l’arc-en-ciel, qui en Italie est à la fois la bannière de ralliement des pacifistes et des minorités sexuelles. Elly Schlein qui, il y a quelques mois, s’était autoproclamée cheffe de l’opposition à Giorgia Meloni dans un discours plein de pathos, se définissant « femme qui aime une autre femme et qui n’est pas mère et qui n’en est pas moins femme pour cela », est allée religieusement déposer son grande rispetto sur l’autel de l’auteur des pires sorties homophobes et misogynes que la politique européenne ait connues depuis trente ans. Une teinte, celle des déclarations de la secrétaire du PD, qui détonne avec les très sèches de condoléances du pape François qui rappellent tout au plus Berlusconi comme un homme « énergique » et que l’archevêque de Milan, pourtant maître de cérémonie des obsèques, n’a en rien célébré dans son homélie.
Mais la réaction la plus froide est sans nul doute celle de Giuseppe Conte, ancien président du Conseil, qui a récemment repris les rênes du Mouvement 5 Étoiles (M5S) – à qui il a donné un ton nettement moins populiste tout en l’ancrant très à gauche de l’échiquier politique italien. Interrogé sur son absence aux funérailles nationales, il a répondu : « J’ai exprimé mes sincères condoléances à la famille et aux amis. Mais nous sommes cohérents et nous voulons éviter toute [forme d’]hypocrisie. » Il est vrai que le mouvement créé par Beppe Grillo est né d’une opposition frontale à Berlusconi, à qui le comique avait consacré des spectacles ultra corrosifs – mais également très documentés – réussissant à faire rire son auditoire en décryptant des graphiques représentant les holdings de Berlusconi – avant de se lancer dans l’activisme.
Giuseppe Conte, issu d’une coalition de droite nationaliste et de populistes où il avait été parachuté par les leaders de la Lega et du M5S qui voyaient en lui un inoffensif avocat inexpérimenté en politique, est finalement celui dont la réaction à la mort du « Cavaliere », sans être excessive, paraît la plus cohérente. Sa réforme sur les minima sociaux et ses prises de position radicales sur le droit du travail le placent désormais à la gauche du PD. Son problème, à l’instar d’un François Ruffin avec Jean-Luc Mélenchon, sera de pouvoir pousser le créateur de son parti vers la sortie, sans faire de vagues.
En fait, sa tactique semble à l’opposé de celle de Berlusconi, en cultivant la sobriété dans le style et la radicalité dans ses positions : il renonce à gonfler artificiellement son capital sympathie et à créer lui aussi une zone grise. Cela semble le monde à l’envers, mais l’actuel dirigeant d’un des plus puissants partis populistes d’Europe est en train de l’exfiltrer de son no man’s land idéologique et d’en faire un parti de gauche institutionnel. C’est d’ailleurs ce que les sondeurs observent en voyant le corps des sympathisants du M5S se recentrer sur des positions de gauche et la frange droite de son électorat des débuts disparaître des intentions de votes.
Si Berlusconi a réussi à conquérir et à reconquérir le pouvoir, c’est grâce à sa capacité à élargir au maximum son spectre et à dé-saturer les valeurs. Ainsi a-t-il nommé son camp politique les « modérés » – cela fait plus sérieux et moins triste que les « gris », mais le concept est le même. Une sorte de club de millions de joyeux tifosi qui s’accommoderaient d’une dolce vita fantasmée où Silvio Berlusconi chanterait une samba napolitaine (style qu’il disait avoir inventé) à un apéritif géant, au soleil couchant sur une plage de la Costa Smeralda, entre chien et loup, où tous les chats mignons seraient gris.