Géorgie, quo vadis ?

En Géorgie, le parti du Rêve géorgien, se définissant comme le rempart « contre la guerre » et misant sur les « valeurs traditionnelles », souvent qualifié de pro-russe par les médias occidentaux, va continuer à exercer le pouvoir qu’il détient depuis 2012 puisqu’il a remporté les élections législatives du 26 octobre dernier. Le camp adverse promettait de ramener le pays sur le chemin vers l’Union européenne, pour justifier son statut de pays candidat acquis fin 2023. Alors que, depuis la guerre en Ukraine, l’échiquier géostratégique de l’Eurasie est en pleine recomposition, Eveline Baumann, rattachée au CESSMA, analyse comment le petit pays du Caucase du Sud risque de prendre le chemin vers l’autocratie.

Des élections sous haute tension

15 décembre 2023 : la population géorgienne est en liesse. Bruxelles vient d’accorder à la Géorgie, avec ses 3,7 millions d’habitants, le statut de pays candidat à l’Union européenne. Le vœu de 80% des Géorgiens semble être exaucé1Caucasus Research Resource Center [données collectées en mars et avril 2024]. : se rapprocher de l’Europe, partenaire économique prometteur et synonyme de prospérité, bénéficier de certaines libertés dont celle de se déplacer librement n’est pas la moindre, pour les loisirs ou pour émigrer.

Le 8 octobre 2024 : revirement spectaculaire, moins de trois semaines avant les élections. Le Parlement européen vient de voter une résolution qui fustige le recul démocratique2European Parliament, Joint Motion for a Resolution on the Democratic Backsliding and Threats to Political Pluralism in Georgia, 10 octobre 2024.. Il s’inquiète d’autant plus que le pluralisme politique est menacé par une série de lois votées récemment. Celles-ci vont jusqu’à contredire les principes pro-européens inscrits dans la constitution.

Les élections législatives du 26 octobre dernier se sont déroulées dans une ambiance de ces grandes tensions dont le pays a le secret depuis son indépendance en 1991. Ainsi, au printemps 2023, les populations furent en ébullition : un projet de loi – sous l’appellation de Loi sur les agents étrangers – visait les organisations de la société civile, devenues dérangeantes pour le pouvoir en place. Sous la pression de la rue, le projet a dû être retiré… pour être remis sur le tapis au printemps 2024, cette fois-ci sous l’appellation, d’apparence plus conciliante, de Loi sur la transparence de l’influence étrangère3Hans Gutbrod qualifie cette loi de « repress anyone you want law ». En effet, même des individus, des médias, etc. peuvent être concernés et risquent des amendes de plusieurs milliers d’euros au cas où ils ne se feraient pas enregistrer. Voir Chatham House, « Protests in Georgia: what is at stake? », 15 mai 2024.. Après de longues semaines de protestations pacifiques qui ont aussi gagné les provinces, la loi a fini par être votée, alors que plusieurs textes régissent déjà les organisations de la société civile. Mais désormais, celles qui sont financées à raison de plus de 20% par l’étranger sont obligées de se faire enregistrer au titre de la transparence, ce qui conduit à leur stigmatisation. De nombreux actes de violence ont depuis été commis à l’encontre de représentants de la société civile, taxés d’« agents étrangers ». Dans la terminologie soviétique, c’est par ce terme qu’on désignait les espions.

Une série d’autres lois peu compatibles avec les aspirations européennes ont vu le jour. Elles consistent à protéger la société géorgienne contre les influences prétendues néfastes des mouvements LGBTQ4« Parliament Adopts Anti-LGBT Legislation in Third Hearing », Civil.ge, 17 septembre 2024., à abolir la discrimination positive des femmes siégeant l’assemblée5« Parliament Abolishes Quotas for Women MPs », Civil.ge, 4 avril 2024., à aménager le Code électoral pour garantir une mainmise accrue du parti au pouvoir6« Amendments to Electoral Code Adopted: Parties Can Designate ‘Delegates,’ 40% Threshold in City Councils Abolished », Civil.ge, 15 mai 2024., à supprimer l’imposition des transferts de fonds domiciliés à l’étranger7« The Dangers for Georgia of the Newly Adopted Offshore Law | ICC Georgia », 5 octobre 2024., à augmenter le contrôle du pouvoir exécutif sur le fonds de pensions8« Parliament Adopts Changes to Pension Legislation Fueling Fears Over Citizens’ Savings and Corruption », Civil.ge, 27 juin 2024..

Ces textes représentent un ensemble cohérent qui permet à un groupe de politiques et d’hommes d’affaires réunis autour de Bidzina Ivanichvili, oligarque s’étant enrichi dans la Russie des années 1990 et première fortune du pays, de faire des affaires, sans que la population puisse s’y opposer véritablement. Un ensemble cohérent qui permet aussi et surtout d’engager la société géorgienne dans une direction où les valeurs sociales conservatrices sont érigées en dogme. L’approche adoptée par Bidzina Ivanichvili et son parti n’est pas loin du style bien connu d’un Viktor Orbán, première personnalité politique à s’être rendue à Tbilissi pour féliciter le Rêve géorgien de sa victoire.

Les reconfigurations consécutives au déclenchement de la guerre en Ukraine jouent un rôle central pour les économies du Caucase du Sud. Elles renvoient à l’embargo dont est frappée la Russie et à son contournement, mais pas seulement. Ce sont avant tout les voies de communication qui sont concernées, qu’il s’agisse du rail, des routes ou des oléo- et gazoducs. L’on pense aux liaisons Est-Ouest du projet des Nouvelles Routes de la soie, d’une part, à l’axe Nord-Sud allant vers le Golfe persique, d’autre part9Tracey German, « The South Caucasus: Reviving Regional Cooperation or Fostering Authoritarian Regionalism? », GIP Policy Paper n°44, GIP, juin 2024.. Il s’agit d’intensifier les échanges commerciaux, en arrimant la région à ses voisins immédiats, tout comme à la Chine et l’Iran, aux dépens du monde occidental.

Or, les responsables du Rêve géorgien savent aussi qu’au moins huit Géorgiens sur dix considèrent la Russie comme la menace la plus grande pour leur pays et que la même proportion souhaite l’adhésion à l’Union européenne, les jeunes surtout, a fortiori lorsqu’ils ont poursuivi leurs études au-delà du baccalauréat et qu’ils se considèrent comme des Européens, voire des « citoyens du monde ». Pour tout parti au pouvoir ou y aspirant, il serait ainsi contre-productif de tenir un discours allant contre ces aspirations. D’où l’insistance du Rêve géorgien sur son souci de faire entrer la Géorgie dans l’Union européenne à l’horizon 2030. L’argumentation du parti consiste à prétendre que les lois votées récemment seraient, justement, propices à l’adhésion à l’UE10« PM: Agents’ Law will Create a Better Basis for Ensuring Georgia’s Accession to the EU », Civil.ge, 28 mai 2024.. Comme se plaisent à souligner les leaders, celle-ci est censée se faire « dans la dignité », en respectant les « valeurs traditionnelles » parmi lesquelles la chrétienté n’en est qu’une. Ils misent sur l’avenir qui – espèrent-ils avec d’autres leaders de droite nationaliste, en Hongrie, en Slovaquie, voire en Autriche – fera émerger une Europe où ces valeurs auront droit de cité11Chloé Ridel, La nouvelle idée européenne ou les dangers de « l’Europe-civilisation », Fondation Jean-Jaurès, 22 octobre 2018..

Il s’agit là d’une approche qui tranche avec celle antérieure au déclenchement de la guerre en Ukraine, lorsque le rapprochement avec l’Union européenne paraissait être un processus quasi naturel. Le passage vers un système parlementaire – opposé au système présidentiel en vigueur jusqu’en 2018 – et l’adoption du vote proportionnel étaient censés accompagner ce processus. C’est seulement après que le Rêve géorgien semble s’être aperçu du fait que ces deux mesures peuvent être à double tranchant pour la continuité de son exercice du pouvoir. Une erreur stratégique ? Peut-être. Car, l’on ne le répétera pas assez, loin d’être un grand homme politique, Bidzina Ivanichvili est tout d’abord un homme d’affaires. Un homme d’affaires qui connaît les règles de Moscou et tient à ne pas froisser Vladimir Poutine.

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Le « phare de liberté » se met à vaciller

Revenons sur la période consécutive à l’indépendance de la Géorgie en 1991. La décennie 1990 et les premières années 2000 furent particulièrement sombres, avec une guerre civile qui devait se solder par l’occupation, par la Russie voisine, de 20% du territoire national, une situation économique incontestablement plus désastreuse qu’ailleurs dans l’espace post-soviétique, une inflation galopante, le chômage de masse, la corruption omniprésente12Eveline Baumann, « Géorgie : la difficile équation entre économie néo-libérale et valeurs démocratiques », dans Maryline Dobrzynski et Garik Galstyan (dir.), Les influences du modèle de gouvernance de l’Union européenne sur les PECO et la CEI, Lyon, École normale supérieure, Institut européen Est-Ouest, 2011..

Lorsqu’il prit la relève du président Chevardnadze, le héros de la première révolution de couleur dans l’espace post-soviétique, Mikheïl Saakachvili, fut acclamé comme celui qui allait sauver le pays en le rapprochant du camp occidental. Formé en Europe et aux États-Unis, partisan acharné de l’économie de marché et qualifiant ses adversaires de pro-Russes, le nouveau président avait tout pour plaire, aux décideurs politiques en Europe et outre-Atlantique tout d’abord, aux agences internationales, Fonds monétaire et Banque mondiale ensuite. Le président George W. Bush, lors de sa visite éclair à Tbilissi, en 2005, considéra la Géorgie comme un « beacon of liberty », un « phare de liberté »13« Bush hails Georgia as ‘beacon of liberty’», The Guardian, 10 mai 2015..

Conseillé par son ministre des Finances, l’ultra-libéral Kakha Bendukidze, le président Saakachvili se révéla comme celui qui, dans l’espace post-soviétique, défendit avec la plus grande ferveur l’économie néo-libérale14Selon Kakha Bendukidze : « […] La première chose que nous avons convenue avec M. Saakashvili est d’éliminer tous les obstacles qui freinent l’investissement […] Nous avons besoin d’une vaste réforme fiscale, qui simplifiera l’administration et transférera la principale charge fiscale aux citoyens. Cela responsabilisera les gens », « Russian tycoon to reform Georgia », BBC News, 2 juin 2004.. L’agenda économique comprenait les privatisations à grande échelle, une réforme fiscale en profondeur, ainsi que la réduction au strict minimum du rôle de l’État, d’où la simplification à l’extrême des procédures administratives, y compris pour la création d’entreprises. Ces mesures allaient de pair avec le renvoi de milliers d’agents de la fonction publique et la fermeture de nombreux instituts de recherche qui avaient fait la réputation de la République socialiste de Géorgie. Pour amortir les répercussions sociales des réformes, un filet de protection sociale fut institué.

Les bailleurs de fonds étaient impressionnés par les résultats spectaculaires engendrés par cette thérapie de choc, et tout particulièrement par l’augmentation spectaculaire des recettes fiscales. Les investissements étrangers affluent ; Doing Business, indice créé par la Banque mondiale qui mesure les réglementations des affaires, décerne au pays le titre de « top reformer ».

Pourtant, les dysfonctionnements et abus de pouvoir étaient nombreux, mais les bailleurs de fonds et les milieux diplomatiques avaient de toute évidence des difficultés à s’imaginer que, dans le cas de la Géorgie, les exploits économiques apparents étaient loin de s’accompagner d’avancées démocratiques. Ils mettaient longtemps à réaliser que l’équipe au pouvoir procédait de manière brutale et en manipulant les données statistiques15Vladimer Papava, « The ‘Rosy’ Mistake of the IMF and World Bank in Georgia », Problems of Economic Transition, vol. 52, n°7, pp. 44-55, 2009.. Ainsi, la corruption avait pris des formes inconnues jusqu’alors : une gestion financière parallèle s’était installée par le biais de comptes spéciaux nourris par d’anciens hauts fonctionnaires s’étant enrichis illégalement et par des contributions « volontaires » exigées du milieu des affaires, contributions dont la destination restait opaque. Plus encore, les droits de propriété étaient mis à mal, notamment en matière foncière et immobilière. Dans cette ambiance moins propice aux investissements, le populisme fit le reste, par exemple lorsque des mesures fantoche étaient censées renflouer le marché de l’emploi ou que le président présenta son pays comme la future plaque tournante de la finance internationale. Au plus tard au moment des répressions brutales des manifestations en 2007, il devint évident que le « phare de liberté » avait tout d’un village Potemkine16International Crisis Group, Georgia: Sliding towards Authoritasianism?, Europe Report n°189, 2007.. Le président Saakachvili présentait ces manifestations comme étant inspirées par la Russie de Vladimir Poutine qui, lui, n’appréciait guère les orientations européennes et otaniennes de son petit voisin du Sud. Ceci explique aussi la guerre de 2008 dont les traumatismes sont encore bien présents aujourd’hui.

Bidzina Ivanichvili, un oligarque bien énigmatique

En 2012, désabusés par des années de promesses non tenues, les électeurs tenaient avant tout à protester contre le régime de Saakachvili. Ainsi, les élections furent remportées par le Rêve géorgien, parti créé par Bidzina Ivanichvili17Pour la période post-Saakachvili, l’autrice s’appuie notamment sur les rapports bi-annuels de la Fondation Bertelsmann, dont le plus récent, Bertelsmann Stiftung, BTI 2024 Country Report, 2024.. Ce dernier fut Premier ministre pendant une courte période, avant de renoncer à toute position officielle, comme annoncé précédemment. Le respect de cet engagement, sa promesse de fermer ses entreprises en Russie, son côté philanthrope tout comme ses origines rurales – facilitant à « l’homme de la rue » l’identification avec le nouveau leader – contribuaient incontestablement à sa popularité. Le nouveau parti au pouvoir promettait d’œuvrer pour une véritable démocratisation et de rapprocher le pays de l’UE. Avec un succès indéniable : en 2017, la Géorgie obtint son association, six ans plus tard le statut de candidat à l’UE.

Cependant, compte tenu de la réputation exécrable du président précédent, les clivages entre le Rêve géorgien et l’opposition – dont le parti de Saakachvili n’a point disparu – ont accéléré la polarisation. Celle-ci représente désormais la toile de fond tant fustigée par les partenaires européens, une toile de fond qui traverse toutes les sphères, politiques et privées, et qui rend difficile l’émergence d’autres formations politiques ayant un véritable projet politique avec des visées à long terme.

Progressivement, le Rêve géorgien a pu élargir son pouvoir, aussi grâce à la majorité constitutionnelle acquise en 2016. Depuis, le parti a tenté de reconquérir cette majorité constitutionnelle, mais sans succès. Elle n’aurait pas seulement pu conduire à l’interdiction annoncée des partis d’opposition18« PM Kobakhidze Confirms GD Aims to Ban All Current Opposition Coalitions, Cancel MP Mandates », Civil.ge, 23 août 2024. Pour le discours de Bidzina Ivanichvili quelques jours avant les élections du 26 octobre, voir « GD’s Final Rally Before Elections As People Are Bussed to Capital From All Over Georgia », Civil.ge, 23 octobre 2024., mais aussi à la suppression de l’article de la constitution enjoignant les pouvoirs publics à poursuivre le rapprochement avec l’UE et l’OTAN.

Le 26 octobre, le Rêve géorgien a acquis 89 sièges sur les 150 que compte le parlement, alors que la majorité constitutionnelle en aurait exigé 100. Il n’en reste pas moins que la captation de l’État est réelle : hormis la présidence, le Rêve géorgien contrôle toutes les institutions législatives et exécutives, la justice, la Banque nationale, la Commission électorale centrale. Pour faire avancer la cause du parti, l’État mobilise ses ressources, que ce soit avant ou après les élections.

Les récentes élections ont confirmé la domination du Rêve géorgien en zone rurale19« Election 2024. Results: Interactive Map », Civil.ge, 27 octobre 2024.. Plus sensibles que les citadins au discours instrumentalisant la guerre en Ukraine, les populations rurales comptent sur les municipalités pour créer des emplois, car les entreprises privées se font rares et l’auto-entreprenariat ne s’improvise point. En même temps, les exportations de vivres en direction de la Russie se portent bien. Alors, autant privilégier un parti pensé comme synonyme de l’État et qui est manifestement en bons termes avec Moscou. C’est aussi ce raisonnement que semblent suivre les minorités arménienne et azeri pratiquant, elles aussi, l’agriculture et l’élevage20Ces deux groupes ethniques sont les minorités les plus importantes du pays. Les Azeri représentent 6,3% de la population géorgienne, les Arméniens 4,5%, soit 472 000 personnes au total. National Statistics Office of Georgia, Statistical Yearbook 2023, p. 22, 2023.. Traditionnellement, ces minorités se prononcent pour le parti au pouvoir, ce qui est le résultat du contrat social implicite qui les lie aux dirigeants du pays, leur assignant une place à part dans la société géorgienne. Plus encore, leurs principales sources d’information sont les médias arméniens et azerbaïdjanais, une réalité qui les expose aux consignes, ne serait-ce qu’implicites, de Erewan et de Baku. Autant de facteurs qui expliquent le bon score du Rêve géorgien en milieu rural.

Quant à Bidzina Ivanichvili, sans occuper de fonction officielle – et, par conséquent, sans avoir à répondre de ses actes politiques –, il est l’homme de l’ombre tout-puissant qui place ses proches dans des positions stratégiques, tout en veillant à une relève régulière. Ainsi, l’actuel Premier ministre est le septième depuis 2012.

À des intervalles réguliers, un bras de fer s’engage entre le gouvernement et les organisations de la société civile – environ 1300 sont actives, soit trois pour 10 000 habitants –, seules à créer un certain contre-poids. Celles-ci forment un ensemble fort hétérogène, allant d’organisations puissantes, comme Transparency International ou la Georgia’s Young Lawyers Association, à des petites structures intervenant surtout en milieu rural, là où il y a une demande criante de jardins d’enfants et de projets culturels. Alors que ces structures bénéficient d’une adhésion indéniable de la population, ceci est moins vrai pour les organisations d’envergure, généralement obligées de suivre l’agenda de leurs bailleurs de fonds et, de ce fait, risquant d’être éloignées des préoccupations des populations. Cependant, dans le narratif qui est celui du Rêve géorgien, ces organisations sont vilipendées sans distinction et taxées d’être à la solde de puissances étrangères, désignées comme « parti global de la guerre »21Voir « Bidzina Ivanishvili Backs Anti-Western Policies, Threatens Repressions », Civil.ge, 29 avril 2024..

Et maintenant ?

Deux décennies après la Révolution des roses, les Géorgiens, désabusés, font peu confiance aux institutions démocratiques. Le vote du 26 octobre dernier fut essentiellement un vote négatif, contre le camp opposé. Malgré un taux de participation de 59%, plus de six Géorgiens sur dix ne se sentent pas représentés par un parti politique quel qu’il soit.

Le Rêve géorgien a commencé à fêter sa victoire bien avant la publication des résultats, se fiant aux sondages effectués à la sortie des bureaux de vote par l’institut géorgien Gorbi : il annonça une victoire de 56%. L’opposition jubilait, elle aussi : deux autres instituts de sondage, Edison et HarrisX, attribuaient au Rêve géorgien un score de 41% ou 42% seulement.

Au final, le Rêve géorgien est crédité de 54%, un score vivement contesté par l’opposition. Alors que celle-ci ne tarda pas à montrer des signes de division, ses leaders attisent la colère et exhortent la population à descendre dans la rue. L’opinion publique est polarisée, plus que jamais. La présidente Salomé Zurabichvili, elle, parle d’une « opération spéciale russe » qui aurait contribué à truquer les résultats22Il est vrai que les hackers russes sont loin d’être des néophytes lorsqu’il s’agit d’espionner des institutions stratégiques en Géorgie. Voir « Bloomberg: Russia Hacked Entire Georgia Between 2017-2020 », Civil.ge, 21 octobre 2024.. Elle multiplie les contacts avec les représentations diplomatiques et les capitales occidentales. Une course contre la montre, tant l’avenir du pays, voire sa propre intégrité physique sont en jeu.

Il est vrai que les dysfonctionnements ont été nombreux, que les données du scrutin – celles relatives à l’électorat tout d’abord – paraissent incohérentes, voire, « statistiquement impossibles »23« Edison Research: 13-Percentage Point Difference Between Exit Polls and Official Election Results Suggests Vote Manipulation », Civil.ge, 1er novembre 2024 ; « HarrisX Final Georgia 2024 Exit Poll Analysis Reveal Statistically Unexplainable Data Discrepancies », Civil.ge, 31 octobre 2024.. Les irrégularités vont du bourrage des urnes et l’utilisation multiple de cartes d’identité, à l’obstruction du travail des observateurs, en passant par l’obligation faite aux électeurs de présenter à la sortie des urnes leur téléphone avec la photo prise de leur bulletin. Pour ce qui est des appareils électroniques de ce vote, ils ont été suspectés de faciliter le truquage. Plus encore, l’opposition prétend que les données électorales hébergées sur les serveurs risquent d’être effacées24« 2024 Election Live Blog », Civil.ge, 1er novembre 2024..

En dépit de la gravité de ces accusations, le véritable problème se situe cependant en amont des élections. Il est lié à l’ambiance anxiogène qui règne dans le pays depuis des années, poussant les électeurs à opter pour le parti promettant de les protéger de leurs angoisses existentielles. De ce fait, l’adhésion à l’UE passe au second plan, et ceci d’autant plus que, du moins en ce début de novembre 2024, les frontières européennes restent ouvertes aux Géorgiens.

Pour le moment, seul un tout petit nombre de chefs d’État a félicité le gouvernement géorgien pour sa victoire. La très grande majorité des dirigeants étrangers portent crédit aux paroles de la présidente Salomé Zurabichvili. Son mandat s’achève ce mois de novembre. Par la suite, la présidence sera très certainement occupée par un ou une fidèle du Rêve géorgien. L’opposition, elle, dit vouloir boycotter l’hémicycle, ce qui discréditera la nouvelle assemblée. Dans l’immédiat, la polarisation grandissante risque de servir de prétexte au Rêve géorgien pour réprimer encore davantage toute critique. Bidzina Ivanichvili, lui, continuera sans doute à agir dans l’ombre, tout-puissant. À moins que l’équipe au pouvoir retourne sa veste, mette de l’eau dans son vin et aménage telle ou telle loi récente ? Pour rendre crédible son discours pro-UE ?

Les hypothèses sont nombreuses, mais il est manifeste que des éléments majeurs comme l’issue des élections présidentielles aux États-Unis et ses répercussions sur la guerre en Ukraine joueront un rôle primordial dans la reconfiguration de la sous-région. C’est avec celle-ci que la Géorgie a bien plus de relations économiques qu’avec l’Union européenne. Un fait qu’on semble parfois oublier à Bruxelles.

Les vrais problèmes qui préoccupent les Géorgiens risquent cependant de passer au second plan. L’on pense notamment au chômage endémique et à la pauvreté, quoi qu’en disent les chiffres officiels, jugés peu crédibles par une population désabusée. Rien d’étonnant alors si la démographie accuse le coup : les Géorgiens sont 3,7 millions maintenant, contre 4,6 encore en l’an 2000 ! Les jeunes préfèrent partir à l’étranger pour gagner leur vie et transférer leurs économies à leurs familles pour que celles-ci vivent dans des conditions décentes. C’est cela, leur manière de voter…

Mes remerciements sincères vont à Marina Muskhelichvili, professeure à la Tbilisi State University, qui m’a guidée dans l’élaboration de ce texte, mais je reste seule responsable de son contenu.

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