La nouvelle idée européenne ou les dangers de « l’Europe-civilisation »

En Europe, la reconfiguration des forces politiques à l’aune de la crise migratoire voit la naissance d’une nouvelle « idée européenne ». Sous l’impulsion des droites et extrêmes droites identitaires, la construction de l’Europe « pour la paix » laisse place à la construction de l’Europe « pour la protection de la civilisation européenne », blanche et chrétienne, contre les autres civilisations, et en premier lieu l’islam. Dans ce contexte, le clivage n’est plus tant entre « nationalistes » et « europhiles » qu’entre plusieurs idées de l’Europe. Contre celle de l’ethnicisme et du rejet, Chloé Ridel, haute fonctionnaire et membre du Groupe d’études géopolitiques de l’ENS, analyse comment les démocrates sont à l’épreuve de renouveler leur idée européenne.

Un projet « existentiel »

« La génération anticommuniste, chrétiennement engagée, de sensibilité nationale arrive maintenant dans la politique européenne. Il y a trente ans, nous croyions que l’Europe était notre avenir. Nous croyons aujourd’hui que c’est nous qui sommes l’avenir de l’Europe ». 

Comme tous les ans, le Premier ministre hongrois Victor Orban s’est rendu à l’université des Hongrois de Roumanie, le 28 juillet 2018. Les paroles extraites de son discours achèvent d’exprimer on ne peut plus explicitement les ambitions continentales qu’il nourrit. L’intention est désormais très claire : par l’infiltration et la captation des partis de droite républicaine et d’extrême droite, les mouvances identitaires dopées par la crise migratoire construisent une idée politique de l’Europe comme « civilisation » et aspirent à enclencher un basculement dont les élections européennes de 2019 seront peut-être le révélateur. 

Revenu au pouvoir depuis 2010, après un premier mandat de 1998 à 2002, le Premier ministre hongrois n’a cessé d’affermir son pouvoir en Hongrie et plus largement en « Europe centrale », où l’on partage sa doctrine anti-migrants. De discours en discours, il martèle les grands principes de sa philosophie politique. Son concept de « démocratie illibérale », révélé à l’été 2014, est désormais célèbre et commenté dans le monde entier. Ses derniers discours, prononcés le 16 juin 2018 lors de la commémoration de la mort d’Helmut Kohl devant un grand nombre de dignitaires du Parti populaire européen, ou encore le 28 juillet suivant à l’université de Balvanyos en Roumanie, diffusent une pensée de l’Europe chrétienne et fermée sur elle-même. Ils sont à la fois d’importantes pièces de doctrine et d’essentiels jalons de sa stratégie politique. Ils aboutissent à populariser une « nouvelle idée européenne » qui essaime bien au-delà de la seule Europe centrale.

Il faut, avant de démontrer en quoi l’idéologie répandue par Victor Orban aboutit à formuler une nouvelle idée européenne, définir ce qu’est, précisément, une « idée européenne ». Trois critères semblent devoir être présents pour qu’un mouvement idéologique puisse être qualifié de la sorte, et initier une forme d’unification politique consentie à l’échelle du continent : d’abord un objectif existentiel, puis une doctrine institutionnelle et enfin un programme politique.

Une idée européenne requiert, premièrement, la formulation d’un objectif « existentiel » et commun à plusieurs pays européens. Jusqu’à la fin de la Guerre froide, « la paix entre les peuples d’Europe » sert d’objectif socle à l’idée européenne la plus répandue, formulée dès le XIXsiècle. C’est la paix qui, depuis le discours sur les États-Unis d’Europe jusqu’au mémorandum éponyme de Winston Churchill en 1942, est la motivation première des projets d’union politique paneuropéenne. La revue du mouvement pacifiste fondée en 1918 par Louis Weiss s’intitule L’Europe nouvelle. La déclaration du 9 mai 1950 prononcée par Jean Monnet, considérée comme l’acte fondateur de la construction européenne, est traversée par l’impératif existentiel de la paix (« En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre »). Pour autant, la paix n’a pas été l’unique point de départ des idées européennes au XIXet XXsiècles. En 1922, la « Paneurope » du comte Coudenhove-Kalergi met en avant l’impératif de faire l’Europe pour lui redonner une dimension mondiale face aux nouvelles puissances émergentes. Progressivement, cet objectif a pris une tournure quasi existentielle jusqu’à devenir, avec la paix, l’un des arguments les plus invoqués par les soutiens de l’intégration européenne aujourd’hui.  

Une fois supportée par un objectif fondamental, l’idée européenne implique la définition d’une doctrine institutionnelle propre à sa traduction. Si « rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les traités ». L’architecture institutionnelle de la coopération entre les peuples européens, la nature et l’intensité des pouvoirs dévolus à l’échelon supranational, est une dimension cruciale de toute idée européenne. Il y eut, par exemple, plusieurs idées d’Europe fondée sur la paix, selon la nature de l’organisation institutionnelle visée. L’idée « fédéraliste » des pères fondateurs est ainsi bien distincte du projet d’« Europe des nations » du général de Gaulle et du plan Fouchet, même si l’une et l’autre procèdent chacun de la paix. 

Toute idée européenne doit enfin prendre vie dans un programme politique. « Moyen » au service d’une « fin » – l’objectif existentiel –, le programme politique doit chercher à satisfaire des intérêts immédiats des États qui composent la communauté politique. L’Union européenne s’est construite sur un programme économique de mise en commun des ressources de charbon et d’acier au sein de la CECA, puis d’Union douanière et de marché commun au sein de la Communauté économique européenne. La création d’une « Communauté européenne de défense », le programme Erasmus ou encore l’euro sont d’autres exemples de programme politique au service de l’idée.

La nouvelle idée européenne ou l’Europe civilisation

Parce qu’elles se présentent comme un dépassement de l’idée européenne jusqu’alors dominante, fondée sur la paix, impliquant une fédéralisation progressive autour d’un programme d’union économique, les visées paneuropéennes du populisme identitaire peuvent être rapportées à une nouvelle idée de l’Europe. 

Quelle est cette « nouvelle idée européenne » ? Elle affirme, tout d’abord, que l’objectif premier d’une union politique européenne doit être la protection de la « civilisation européenne », menacée par les autres et en premier lieu par l’islam. Elle rejette, ensuite, l’idée que l’Europe puisse être un régime politique, et encore moins de type fédéral. L’Europe est essentiellement et pour solde de tout compte une civilisation. Si traduction politique de l’idée européenne il y a, elle devrait donc consister en un « concert d’États nations » dont la coopération viserait à garantir la protection de l’identité culturelle du continent. Cette idée de l’Europe civilisation rompt drastiquement avec l’idéal des pères fondateurs dans l’immédiat après-guerre. Malgré la logique des petits pas, celui-ci était sans ambiguïté quant à l’objectif visé, qui sera traduit des décennies plus tard dans le traité de Maastricht. Au nom de la paix, il s’agissait bien d’installer une « union sans cesse plus étroite » entre les peuples européens, supposant une organisation politique supranationale progressivement unifiée, agissant dans plusieurs domaines du régalien. In fine, l’idée d’Europe-civilisation supposerait plutôt, au nom de la protection de la « civilisation » européenne, de transformer l’Union européenne en une autorité morale garante de l’identité culturelle et religieuse du continent. 

L’Europe de demain suivrait une voie toute tracée : défendre ce qu’elle est. Mais quelle est-elle ? Telle fut l’éternelle question à laquelle nul n’a pu ou n’a voulu répondre, par fidélité à une tradition universaliste, ou par humilité face aux milles héritages européens qui se contredisent parfois, mais forment surtout un ensemble hétérogène et complexe qui ne peut pas et ne veut pas se laisser définir. D’aucuns se sont essayé à chercher les plus petits des dénominateurs communs qui cimentent les peuples « européens » dans une forme d’unisson inconsciente. Cet exercice intellectuel hasardeux avait repris des lettres de noblesse durant la quinzaine triomphante qui succéda à la chute du mur de Berlin en 1989. George Steiner propose, en 2005, cinq « communs » à même de définir le monde européen : les cafés, l’anthropisation des paysages, la dénomination des rues et des places, le triple héritable moral intellectuel et existentiel d’Athènes, Rome et Jérusalem, et enfin la « conscience de sa propre contingence ». Aucun de ces axiomes ne se laisse aisément mettre en « récit », pas plus que sous la forme d’un programme politique. Et il semble qu’aucun d’eux ne soit assez univoque pour nourrir une mystique. Suivant la logique de l’affrontement, quel « eux » peut être opposé au « nous » des cafés ? Peut-on revendiquer comme un horizon la « conscience de notre propre contingence » ? Les axiomes de Steiner ne servaient pas à cela. Et leur formulation conforte davantage la sensation que l’Europe ne se boit, ni ne se saisit. Elle est un air qu’on respire. Au détriment de la réalité actuelle et de l’histoire, les idéologues néo-identitaires parviennent dangereusement à combler un vide de définition de l’aire civilisationnelle qu’est l’Europe. La civilisation européenne promue par eux repose sur des caractéristiques ethniques et religieuses. Elle est « blanche » et chrétienne. Elle refuse le multiculturalisme et promeut la famille « traditionnelle ». La survie de la chrétienté étant reliée à celle de la nation, elle prescrit enfin l’inaltérabilité de la souveraineté nationale. Tel est l’essence de la civilisation européenne défendue par Victor Orban à longueur de discours. Son programme politique est celui de la « démocratie chrétienne », soit toute action visant à protéger les « formes d’existence issues de la culture chrétienne ». Sa doctrine institutionnelle fait primer les souverainetés nationales sur la délégation de pouvoir à des organes supranationaux.

La double allégeance de Victor Orban à la nation et à l’Europe-civilisation trouve un écho parmi de nombreux partis de la droite et de l’extrême droite, autrichienne, polonaise, allemande, slovène, néerlandaise, italienne – comme en témoigne la rencontre récente entre Victor Orban et Matteo Salvini – mais aussi française. En France, la jeunesse d’extrême droite converge sous la bannière du groupuscule Génération identitaire fondée en 2012 « contre l’islamisation et l’immigration massive ». Pendant l’hiver 2018, l’action unilatérale « Defend Europe » menée par le mouvement l’avait fait connaître du grand public. Le mouvement Génération identitaire s’émancipe de la tradition « nationaliste » de l’extrême droite. Il revendique un ancrage européen (« un mouvement politique de jeunesse qui rassemble des garçons et des filles à travers toute l’Europe »), nourrit des ambitions européennes et affirme, tout comme son prédécesseur le Bloc identitaire, une « triple » appartenance : régionale, nationale et européenne. Dans l’esprit de Génération identitaire, chacune de ces échelles correspond à une dimension de l’identité et toutes s’articulent comme des poupées russes : la région est le plus petit des ensembles culturels et la civilisation est le plus vaste. L’identitarisme XXIsiècle conserve une rhétorique agressive et guerrière (Génération identitaire parle de « déclaration de guerre » à l’immigration) comme il est toujours attaché à la famille et à la nation, mais il mène un combat à l’échelle de la « civilisation ». Il est porteur d’une nouvelle doctrine qui voudrait s’inscrire dans une nouvelle « époque ». Victor Orban se plaît désormais à affirmer qu’il a reçu « mandat pour bâtir une nouvelle époque », entendue comme « un environnement culturel particulier et caractérisant », un référentiel moral et intellectuel au-dessus de l’ordre politique. Dans ce dessein, le Premier ministre hongrois a tout pour être enhardi : après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2014, le Brexit, la victoire électorale de Donald Trump, l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice en Pologne et du Parti démocratique slovène en Slovénie, les scores du FPÖ en Autriche, de l’AfD en Allemagne, de la Lega en Italie… le temps est aux pouvoirs autoritaires et la démocratie, dans son acception libérale, recule partout en Occident.

Dans l’immédiat, l’Europe-civilisation remplit le vide laissé par l’Europe de la paix. Le projet de paix a depuis longtemps perdu son caractère existentiel et ne suffit plus à mobiliser des générations qui n’ont pas connu la guerre et qui souffrent, parmi les plus jeunes, d’un chômage massif et d’une perte de confiance en l’avenir. Déjà, au moment des débats sur le traité de Maastricht puis sur la constitution européenne, l’invocation de la paix ne parvenait plus à convaincre le plus grand nombre. L’idée des pères fondateurs devait être dépassée mais tardait à l’être, faute d’un « objectif existentiel » de remplacement. Souvent évoqué, l’impératif de construire une puissance économique européenne pour soutenir la concurrence de la Chine et des États-Unis parle de raison, et présente la construction européenne comme une « contrainte » imposée de l’extérieur. En 2016, le Brexit met fin au mythe de l’irréversibilité de l’intégration européenne, qui lui octroyait une grande force symbolique, intimidante. L’Europe est plus que jamais sommée de se définir pour ne pas sombrer dans la désintégration. Dehors, dedans : quelle est la différence ?

La difficulté à définir l’essence et la finalité du projet européen a laissé libre court aux errements et aux récupérations identitaires. Face au déclin de l’Europe pour la paix, l’idée de l’Europe-civilisation vient de loin. Au crépuscule de la Guerre froide, l’extinction des « grandes idées politiques » avait faire prédire à Samuel Huntington que le paramètre culturel deviendrait le pivot des clivages politiques au XXIsiècle. Les associations entre États ne s’exerceraient non plus par affinité idéologique, mais par similitude culturelle. Les grands ensembles politiques se calqueraient sur des aires civilisationnelles. Au début des années 2000, le traité établissant une constitution pour l’Europe s’appuie sur la recherche d’une identité européenne et donne lieu à des débats sur les racines chrétiennes de l’Europe. Quelques années plus tard, le blocage du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne s’accomplit sur un fond de polémique quant aux frontières de l’Europe, géographiques et religieuses. À travers le continent, la lente ascension des partis « anti-immigration » depuis les années 1970 a achevé de donner à l’idée d’Europe-civilisation la puissance qui lui manquait. Les fantômes du « grand remplacement » et de la société multiethnique sont désormais suffisamment répandus pour alimenter le sentiment d’une menace « existentielle », propre à féconder une idée européenne. 

Le foyer de « l’Europe centrale »

L’idée de l’Europe-civilisation est d’abord issue des pays d’Europe centrale. Considérée comme telle, elle prend les atours d’une revanche tous azimuts. 

Revanche contre la fin de l’histoire, d’abord, scandée après la chute de l’URSS en 1991. L’appel à faire rempart à l’étranger pour protéger la nation et la civilisation européenne peut rentrer dans la typologie de ce que Timothy Snyder qualifie de « politiques de l’éternité », soit l’idéalisation d’un passé fantasmé et construit de toute pièce. Politique de la nostalgie et de l’angoisse, la politique de l’éternité se déploie dans « la séduction d’un passé mythique (qui) nous empêche de penser aux futurs possibles ». Timothy Snyder la relie directement à la politique de « l’inévitabilité » qui était celle de la fin de l’histoire, et qui a abouti à sortir toute une génération de l’histoire. Plongés dans une sorte de « coma » antéhistorique, tendus vers un progrès promis comme inéluctable, les enfants de la fin de l’histoire sont réveillés par le choc d’une promesse d’avenir-qui-chante visiblement rompue. Ils versent alors dans un excès tout autre qui est celui de la glorification d’un passé virtuel. La revanche contre le mythe de la fin de l’histoire est observée dans toutes les démocraties occidentales, si l’on veut bien croire que la victoire de Donald Trump aux États-Unis ou encore le Brexit en sont des symptômes. 

Appliqué au pays de l’Europe centrale, le phénomène prend pourtant une dimension toute autre. La revanche contre la fin de l’histoire et la démocratie libérale y est aussi et tout autant une revanche contre l’Occident et la mondialisation. Aussi, Victor Orban s’attache à reconstruire l’Europe centrale comme une ère politique et culturelle, « différente de l’Europe occidentale ». Cette Europe centrale formerait une communauté des nations libres autour de cinq principes de base : le rejet du multiculturalisme, le maintien de la famille traditionnelle, la protection des marchés stratégiques, la protection des frontières contre l’immigration et le respect des souverainetés nationales. Le projet hongrois pour l’Europe centrale rompt d’avec le mythe de « l’Occident kidnappé », forgé par l’écrivain Milan Kundera, qui pensait l’Europe centrale comme historiquement tournée vers les valeurs occidentales humanistes, démocratiques et de tolérance, dressée contre le pouvoir autocratique russe. Après la Guerre froide, la demande d’accession presque immédiate des pays de l’ex-URSS à l’Union européenne au nom d’une réunification de l’Europe était venue faire prévaloir l’idée de Kundera. Sauf que le mur, tombé si rapidement, n’a jamais complétement disparu. Unis par un passé commun, les pays de l’ex-Union soviétique, pays baltes mis à part, ont trouvé à se rapprocher et à former des coalitions au sein des instances européennes. Ils peuvent trouver à converger par des intérêts et défis communs : rattrapage économique vis-à-vis de l’ouest, déclin démographique et vieillissement de la population, homogénéité culturelle et ethnique. Mais ce sont les crises, celle de la guerre en Ukraine puis la crise migratoire, qui ont fait ressurgir le fantôme du rideau de fer entre l’Est et l’Ouest, habilement exploité par quelques dirigeants politiques charismatiques. La crise migratoire et l’intention de la Commission européenne de prescrire aux États l’accueil d’un « quota » de réfugiés prédéfini a provoqué l’ire de Victor Orban, qui en profitait pour se faire le porte-voix de la résistance anti-migrants en Europe centrale et associer l’Union européenne a une figure « oppressive », au même titre que l’URSS l’avait été en son temps. Comme le souligne récemment Ivan Krastev dans un essai très commenté, « la crise migratoire a montré avec éclat que l’Europe de l’est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace ». La campagne « anti-quota » de réfugiés a permis à Victor Orban de déployer son idéologie politique et d’entamer la reconstruction politique de ce qu’il appelle l’Europe centrale autour du modèle de la démocratie « illibérale ». 

Le mythe de l’Europe centrale que Victor Orban souhaite reconstruire autour de la démocratie illibérale se présente comme une « troisième voie » entre la Russie et l’Occident. Une voie spéciale qui rendrait enfin à l’Europe centrale son indépendance et sa vitalité, veut-il croire, après des siècles d’oppression impériale successifs, ottomane, soviétique puis « occidentale ». On tente, pour cela, de rétablir une équidistance entre l’Europe de l’ouest et la Russie, en se rapprochant de la Russie – la présence de Vladimir Poutine au mariage de la ministre des Affaires étrangère autrichienne le 18 août 2018 avait fait grand bruit – et en s’éloignant de l’Union européenne. Pour appuyer cet effet de rupture, la Hongrie et la Pologne n’hésitent pas à rappeler les traumatismes encore vivaces vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme les « trahisons » de l’Ouest. La trahison du traité de Trianon en 1921, d’une part, qui avait amputé le tiers du territoire hongrois et dispersé les locuteurs de la langue hongroise dans plusieurs pays frontaliers. L’essayiste et journaliste hongro-autrichien Paul Lendvai nous rappelle à quel point le traumatisme du Trianon est encore vif en Hongrie. Il gouverne, depuis 2010, la politique d’octroi de la nationalité hongroise à plus d’un million de locuteurs hongrois dispersés par le traité du Trianon en Roumanie, Bulgarie, en Autriche ou en République Tchèque. Cette politique a valu à Orban une popularité certaine, et d’impressionnants scores électoraux parmi les locuteurs hongrois ayant accédé à la nationalité depuis 2010 : plus de 98% d’entre eux ont voté pour le Fidesz aux élections législatives d’avril 2018. Concernant la Pologne c’est la trahison de Yalta qui demeure dans les esprits. Churchill et Roosevelt y abandonnèrent la Pologne au joug de l’URSS, bien que le pays aux 6 millions de morts fut exsangue et déchiré par la mémoire de la double invasion russe et allemande en 1939. L’histoire mouvementée des nations d’Europe centrale conforte la rhétorique du « retour » et de la revanche. Victor Orban parle d’ailleurs de la démocratie illibérale comme le signe d’une véritable « renaissance » de la Hongrie, trois décennies après la chute du mur, qui n’étaient finalement qu’une période de « transition » avant l’indépendance véritable. Cette renaissance chercherait à s’accomplir dans une tentative de contre-influencer la construction européenne en la « désoccidentalisant ».

Une double rupture

La nouvelle idée européenne d’« Europe-civilisation » favorise une double rupture. Elle rompt non seulement avec l’idée européenne qui guide la construction éponyme depuis soixante-dix ans, celle des « pères fondateurs », mais aussi avec la tradition europhobe des partis d’extrême droite et de la droite « dure ». Guerriers extérieurs de l’Union européenne au nom de la souveraineté nationale, les néo-identitaires se font cheval de Troie et formulent une contre-idée de l’Europe. Ils nourrissent un débat transnational sur les migrations, là où de nombreux « Européens » avaient échoué à faire circuler leurs idées sur le continent. Ils aspirent à investir les institutions européennes que sont le Parlement européen et la Commission européenne à l’occasion des élections européennes du printemps 2019. Parce qu’elle réconcilie les partis d’extrêmes droites avec le projet européen et qu’elle vient combler un vide dans le récit européen, la « nouvelle idée européenne », qui trouve des relais charismatiques tels que Victor Orban à l’Est ou Matteo Salvini à l’Ouest, amène le continent sur un terrain glissant. Le clivage politique qui opposait schématiquement les eurosceptiques et les europhiles, au bénéfice des seconds, perd de sa pertinence, au profit d’un clivage nouveau qui se joue à l’échelle du continent et voit s’opposer différentes idées de l’Europe. 

Il faut souligner l’impasse que représente l’idée d’une Europe-civilisation. Fondamentalement, la provocation d’un « choc » entre civilisation, pour reprendre la formule célèbre de Samuel Huntington, n’a pas de solution. L’explosion démographique africaine nous enjoint à repenser l’idée de nation et de communauté politique au prisme du cosmopolite. Dans ce contexte, aucune paix ni aucune prospérité ne pourra être trouvée dans une unique stratégie de défense et de conservation éperdue de ce qui est censé constituer notre identité. L’Europe-civilisation aboutirait également à une implosion de l’Europe entre les pays défendant une conception ethnique de la nation et les autres, entre les pays peu cosmopolites (ceux d’Europe centrale) et les autres (ceux de l’Ouest). De tradition universaliste et républicaine, la France ne pourrait pas soutenir une telle idée sans égarer ses valeurs fondamentales, ni sans faire exploser de conflits entre les différentes « catégories » de sa population. 

Produit d’un déclin, réel ou ressenti, l’idée de l’Europe-civilisation appelle un sursaut. Il nous faut nous extirper du péril qui allie nostalgies de l’hier et angoisses de demain. C’est paradoxalement que l’Europe-civilisation se présente surtout comme une réaction à la fin de l’universalisme occidental. Une fin lente et progressive, depuis l’arrêt de la colonisation jusqu’à celle des ingérences et de « l’interventionnisme » américain. L’Occident progresse vers le relativisme et vers la peur d’un dépassement ou d’une absorption de sa « culture » par celle des autres. De conquérant, il se fait défensif. Pris en étau entre l’échec de « l’Union sans cesse plus étroite » et la menace d’une Europe civilisation néo-identitaire, nous sommes à l’épreuve de formuler une nouvelle contre-idée de l’Europe, à la hauteur du changement d’époque que nous traversons. Tout porte à croire que les questions de démocratie et de liberté y seront centrales. Là où Victor Orban amalgame « liberté » et « pouvoir », il apparaît urgent de revenir aux fondamentaux du libéralisme politique, pour expliquer que la liberté requiert d’apposer des limites au pouvoir, et que « souveraineté » ne rime pas toujours avec « liberté ». Mais il faudra, également, s’attarder sur la critique que le Premier ministre hongrois formule à l’égard de la technocratie européenne autrement qualifiée de « non-démocratie libérale ». Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’élection de Donald Trump et le Brexit aidant, une école critique de la « démocratie illibérale » et de la « fin de l’histoire » surgit, à travers les écrits de Timothy Snyder, Yasha Mounk ou encore David Runciman. Gageons qu’elle conforte un renouveau intellectuel européen autour des principes qui forgent véritablement le ciment de notre civilisation : la liberté, la démocratie, la dignité humaine. Répondre à Orban, tant sur le concept de démocratie « illibérale » que sur celui d’Europe centrale, pourrait bien être la tâche des nouveaux « Européens ». L’enjeu est de taille et il est civilisationnel : face au déclin, véritable ou fantasmé, sommes-nous capables de nous renouveler ? 

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