Depuis l’Italie, l’artiste français Simon Clavière-Schiele nous raconte chaque semaine le quotidien de sa ville de Gênes. Alors que le pays réouvre progressivement ses lieux touristiques, il revient aujourd’hui sur l’impatience des commerçants de reprendre une activité la plus normale possible – et celle des Italiens de partir en vacances – alors que des « gilets orange » font leur apparition.
Le gouverneur de la Ligurie, Giovanni Toti, a ordonné une réouverture complète des commerces et des lieux touristiques parmi lesquels les musées, les parcs et les plages le lundi 18 mai 2020, date à laquelle Giuseppe Conte a levé les restrictions relatives aux secteurs qui étaient encore à l’arrêt. Cette semaine avait donc un petit air de renaissance pour la ville de Gênes et sa région.
Le problème demeure que les chiffres de la Ligurie, s’ils semblent respecter les normes imposées par le gouvernement, révèlent encore une présence manifeste du virus. Le nombre de contagions est même relativement haut si l’on considère la population locale et arrive, en proportion, derrière la Lombardie qui en conserve le triste record.
Toti a beau clamer que ce chiffre correspond désormais principalement à des infections contractées en maison de retraite, rien pour l’heure n’assure que les prochaines semaines ne réservent pas des soubresauts dans les courbes. Mais il est désormais admis au niveau national que l’économie doit maintenant repartir coûte que coûte et que, en l’absence d’un vaccin, le pays doit fonctionner selon la philosophie du risque calculé.
Dans les rues de Gênes, les gens commencent à reprendre leurs habitudes mais, déjà, les critiques envers les gouvernants se font entendre. Certaines sont même véhémentes, comme celles des « gilets orange » qui manifestaient ce samedi 30 mai 2020 sur la principale place de Gênes, piazza de Ferrari, devant le Palais ducal et l’Hôtel de région. Mené par un très excentrique général des Carabiniers à la retraite, ce mouvement qui se réclame des « gilets jaunes » français a investi ce week-end les places de nombreuses villes d’Italie, réunissant quelques centaines de manifestants, comme à Milan en présence du général Pappalardo qui les exhortait à ne pas porter de masques et à ne pas respecter les distances de sécurité. Une enquête a été ouverte et de nombreux manifestants arrêtés.
À plusieurs centaines de mètres de la place de Ferrari, on pouvait déjà entendre un « lieutenant » génois du général éructant, pêle-mêle, les théories délirantes de son leader face à une centaine de sympathisants endossant des chasubles orange. Selon Antonio Pappalardo, la Covid-19 a été diffusée à l’aide de la 5G par une élite alliée à la mafia et aux multinationales et qui s’engraisse sur le peuple en le matraquant d’impôts. Cet ex-militaire sicilien, qui fut député du Parti socialiste démocratique italien dans les années 1990 mais également sous-secrétaire d’État aux finances du gouvernement Ciampi, se revendique à la fois de l’héritage de son père déporté pour avoir lutté contre les nazis, des juges antimafia assassinés Falcone et Borsellino, qu’il dit avoir épaulés, mais aussi du peuple des petits commerçants, des artisans et des travailleurs. Un mix hallucinant entre conspirationnisme, souverainisme et populisme sur fond de critique des migrants et d’appel à la révolte. Une rébellion qu’il voudrait, entouré de ces adeptes, pouvoir faire éclore à Rome ce mardi 2 juin 2020 lors de la fête nationale italienne.
Il est vrai que la situation de beaucoup d’artisans et de commerçants est désespérée et les extrêmes sont sur le qui-vive. Andrea, qui travaille comme orfèvre dans la prestigieuse via Garibaldi, est pessimiste. Bien qu’il ait été autorisé à reprendre ses activités, les commandes sont si faibles et les aides de l’État (pourtant bien maigres : 600 euros pour les artisans et indépendants) n’ayant toujours pas été intégralement versées, il a du mal à voir comment faire survivre son activité.
En Ligurie, si les commerçants ont globalement tous repris leurs activités, la priorité est désormais clairement de sauver le secteur touristique et notamment les emplois liés à l’exploitation des plages. Un défi qui implique une grande confiance dans des vacanciers qui devront renoncer à l’idée que l’été est synonyme d’insouciance pour adopter une toute nouvelle philosophie, celle de la dolce vita seria (la « dolce vita sérieuse »).
Une partition allegro non troppo qu’on a encore un peu de mal à imaginer même si les décrets publiés ces derniers jours nous en donne un avant-goût. Par exemple, sur la plage, les jeux de raquettes, badminton, jokari… sont autorisés mais pas ceux de ballon. La distance entre les serviettes initialement limitée à 4 mètres devrait pouvoir être réduite à 3 en Ligurie où la côte est étroite et les plages relativement petites. Une dérogation que le virus aura probablement plus de difficulté à intégrer que les établissements balnéaires.
Le caractère obligatoire du port des masques devrait devenir effectif incessamment, mais quid de l’attitude des personnes qui viennent pour bronzer ? Deviendront-ils de simples accessoires que l’on emmène comme la crème à bronzer mais que finalement beaucoup oublient de remettre régulièrement si on ne le leur rappelle pas ? Même si la région a annoncé l’instauration d’un numerus clausus des plages, l’idée que l’on puisse allier le farniente à la rigueur des gestes barrières est assez peu crédible.
Car si développer des activités de loisirs régies par un minimum de discipline n’est pas en soi impossible – cela existe d’ailleurs déjà chez les scouts ou dans certaines colonies de vacances bien encadrées –, cela semble difficile à mettre en place en l’espace de quelques jours sans la présence d’un personnel dûment formé et suffisamment nombreux pour contrôler l’ensemble des plages. Les maîtres-nageurs et autres forces de l’ordre affectées aux plages seront-ils en mesure de faire respecter les règles parfois un peu saugrenues des futures plages aménagées ? Le risque de voir les bonnes habitudes tenir les premières heures de bronzette pour s’évanouir dès que la chaleur du soleil et les petites bulles des spritz commencent à produire leurs effets est indéniable. L’amende pour jet de masque usagé sur le littoral et la voie publique a même déjà été prévue par décret !
Le droit à la plage est-il inaliénable ? La question est fondamentale en Ligurie et en Italie en général. Tout le monde ne parle que de cela depuis quelques jours – à croire que la rentrée de septembre et l’avenir du monde sont indissociables de la saison estivale, tant d’un point de vue économique que psychologique. Car si les professionnels du tourisme sont impatients de démarrer une saison que certaines projections estiment en deçà de 30 à 50% par rapport aux années précédentes en termes de fréquentation, les Italiens n’ont qu’une idée : partir en vacances, coûte que coûte, pour oublier leurs deux mois et demi de confinement et exorciser le terrible sentiment d’angoisse qui les a habités.
Si le nouveau pont de Gênes est inauguré mi-juillet et que, d’ici là, les mécanismes d’adaptation aux nouvelles normes se sont bien rodés, le mois d’août pourrait redonner une bouffée d’oxygène à la ville et lui remettre le pied à l’étrier. Mais une nouvelle inconnue pourrait s’inviter comme nouveau sujet de conversation et de préoccupation en Ligurie : la canicule.