Depuis Gênes, en Italie, Simon Clavière-Schiele, un artiste français, raconte chaque semaine le quotidien de son quartier : il nous fait aujourd’hui déambuler dans les rues labyrinthiques du centre historique pour découvrir les effets collatéraux du port du masque dans une ville qui a davantage misé sur un système de surveillance vidéo que sur une présence pérenne des forces de police sur le terrain.
Dans le quartier du Carmine, les masques de la Protection civile ont été déposés dans les boîtes aux lettres le 14 avril dernier au matin. Chaque appartement a été doté de deux pochettes plastiques contenant chacune deux masques chirurgicaux et un flyer estampillé aux logos de la région Ligurie et de la Protection civile, sans que la moindre notice n’accompagne cette heureuse surprise. Il semblerait que le nombre de personnes appartenant aux différents foyers ayant reçu les enveloppes-cadeaux n’ait pas influé sur le nombre de pièces attribuées. Pas de nom, ni de référence au numéro d’assurance sanitaire régionale dont chaque résident est censé être doté. Anonymat, amateurisme et bienveillance. Allez, un « AAB » comme dirait Moody’s et un grand merci à la région Ligurie !
Pour l’heure, le port des masques n’est d’ailleurs pas officiellement sujet à obligation mais on s’attend à des annonces en ce sens d’ici peu, alors que de nouveaux commerces devraient être autorisés à rouvrir la semaine prochaine. La semaine dernière déjà, la liste des activités autorisées à travailler s’était quelque peu élargie : papeteries, librairies et magasins de vêtements pour enfants. Les directives concernant le BTP et les chantiers éligibles à la réouverture sont quant à elles, aux dires des architectes et entrepreneurs, assez incompréhensibles.
Parmi les interdictions les plus étonnantes, on note celle de la vente – de la part des supermarchés et autres commerces alimentaires – d’un objet pourtant totalement indispensable à la vie des Italiens. Non, ce n’est pas une blague, les cafetières italiennes sont interdites à la vente ! Au supermarché, le rayon est entouré de bâches plastiques, scotchées et affublées d’une interdiction énoncée dans un décret qui concerne également vaisselle, couverts, casseroles et récipients. Les magasins de vaisselle, bazars et autres drogueries étant fermés, on peut dire que la Moka a tout bonnement été bannie de la péninsule ! Mais pourquoi ? Les employés du supermarché me répondent, en riant sous leurs masques, que les gens étant de plus en plus nerveux, le gouvernement pense peut-être prévenir d’ultérieurs pétages de plombs en décourageant l’abus de caféine.
Il faut dire qu’en matière de consommation et de trafic de substances psychotropes, Gênes est un supermarché à ciel ouvert. Cette ville médiévale labyrinthique est en effet connue pour abriter un intense trafic de crack, héroïne, cocaïne et cannabis, au vu et au su de tous. Le fait qu’une majorité des forces de l’ordre soit affectée au contrôle du respect de la quarantaine ne fait qu’empirer les choses et les habitants riverains des points de deal sont totalement désespérés tant par l’attitude hostile des dealers que par les risques sanitaires que la concentration des consommateurs, qui se réfugient dans les halls d’immeuble, fait courir aux familles. Les organisations criminelles – dont certaines font l’objet à Gênes d’enquêtes extrêmement poussées où la circonstance aggravante d’association mafieuse pourrait être prononcée au terme des différentes procédures engagées – mettent en péril l’équilibre social du port de Gênes, pourtant connu pour avoir su préserver jusqu’alors une relativement bonne entente entre les communautés.
L’absence de forces de l’ordre dans certains quartiers du centre ville, la décontraction des dealers conscients du peu de risque d’incarcération et la présence de toxicomanes aux abois – souvent dépourvus de masques et de gants et totalement insensibles aux risques d’amendes – donnent à chaque « sortie réapprovisionnement » un petit air de Mad Max. Le problème, c’est que – masque ou pas masque – les dealers du centre-ville sont pour la majeure partie des ressortissants africains et que la ville est déjà sous administration d’une coalition où l’extrême droite occupe une place plus que confortable. Incapable de venir à bout d’un deal omniprésent dans les ruelles touristiques de la vieille ville depuis pourtant quatre années de mandat, la majorité actuelle risque de pointer l’origine des dealers et de dénoncer leurs attitudes pendant le confinement lors de la prochaine campagne électorale, plutôt que de reconnaître l’échec cuisant de sa politique sécuritaire. C’est plus que prévisible, et ce sera peut-être lourd de conséquences. Matteo Salvini, qui s’affiche régulièrement avec le maire et le gouverneur de la région, considère en effet Gênes comme une ville à conquérir totalement et définitivement et vient souvent s’y pavaner. L’autre problème, c’est que les vendeurs à la sauvette, les marchands ambulants et autres petits débrouillards ne vendent plus rien depuis d’un mois et demi ; au vu de leur absence de statut, aucune aide ne leur sera versée. Le risque d’une explosion des vols est donc réel et, dans ce cas, le port du masque dans une ville qui a davantage misé sur un système de surveillance vidéo que sur une présence pérenne des forces de police sur le terrain pourrait devenir un véritable casse-tête.
Le port du masque dans les ruelles étroites du plus grand centre historique piéton d’Europe – il centro storico di Genova – est aujourd’hui devenu un incroyable révélateur de notre rapport à l’anonymat et des enjeux que cela implique en termes de respect de la vie privée. Revenons quelques siècles en arrière quand de riches femmes génoises adoptèrent le port d’un grand drap de coton chamarré, appelé mezzaro, importé d’Inde et revêtu tel un voile intégral au XVIIIe siècle afin notamment de les préserver du regard des curieux dans les boyaux de la ville. Oui, le « voile intégral » a bel et bien aidé certaines femmes européennes à s’émanciper du regard des hommes et du contrôle familial et à en assurer la libre circulation. Un épisode raconté dans mon exposition I Piaceri del Velo en 2016 au Palazzo Bianco dont l’inauguration s’est tenue, hasard du calendrier, la semaine où Manuel Valls alors Premier ministre souhaitait interdire le voile dans les universités de France. Pour ce travail, j’ai reçu des lettres m’accusant d’être un promoteur de la burqa alors que je ne faisais qu’illustrer, par mes œuvres, des faits historiques documentés par un musée qui compte parmi les plus prestigieux d’Italie tant par la qualité de ses collections que par l’excellence de ses conservateurs. Cette utilisation détournée du voile de la part de femmes catholiques souhaitant circuler plus librement n’est d’ailleurs pas une spécificité génoise puisque Flora Tristan, pionnière du féminisme, à qui j’ai également consacré un travail, l’a également relatée dans le récit de son voyage au Pérou comme étant un usage vestimentaire habile de la part d’habitantes de Lima en quête d’indépendance et de liberté !
Aujourd’hui rares sont les Génois qui déambulent sans masques et cela donne désormais lieu à un petit jeu, le « Qui est qui ? ». Le centre historique étant une sorte de grand village où tout le monde se connaît mais où l’on compte autant d’amis que de personnes qui le sont un peu moins, les habitants sont régulièrement amenés à saluer, politesse oblige, des personnes qui ne leur sont pas foncièrement très sympathiques. Mais avec le masque, tout fiche le camp ! Finie la saine diplomatie du ciao ciao ! On a beau reconnaître la silhouette, le regard ou l’accoutrement d’une personne que l’on croise depuis des années, l’excuse du masque est trop belle pour ne pas sciemment et joyeusement se dispenser de la saluer, si sa tête (en temps normal) ne vous revient pas ! La satisfaction peut paraître un peu mesquine mais, en temps de confinement, certains font avec ce qu’ils ont. Pourtant, le jeu inverse est en fait beaucoup plus jouissif : saluer au dernier moment en la regardant bien dans les yeux la personne dont on sait pertinemment qu’elle vient à peine de vous snober en s’accrochant à son masque comme à une immunité diplomatique. Allez, bas les masques petit malin, si tu crois que je ne reconnais pas ton regard biaiseux ! Prends-toi donc ce beau buongiorno accusateur en travers des élastiques et retourne te cacher chez toi… bambino.