Fenêtre sur Gênes (3) : destruction et réinvention

Depuis sa ville de Gênes, en Italie, Simon Clavière-Schiele, un artiste français, raconte chaque semaine le quotidien de son quartier confiné : s’il est encore trop tôt pour considérer que la crise du coronavirus est maîtrisée, les habitants imaginent déjà l’après.

En Italie, le système hospitalier et plus largement la gestion de la santé est de compétence régionale. Les hôpitaux en Ligurie ne traitent ainsi, théoriquement, que les habitants de la région et les personnes ayant nécessité une hospitalisation alors qu’elles se trouvaient sur son sol. Les transferts des malades vers des régions moins touchées, comme on les observe en France, sont ici pour ainsi dire administrativement impossibles. Si la crise est vécue à Gênes comme partout comme un événement mondial et national, elle demeure avant tout une préoccupation locale pour beaucoup. Chaque jour, on attend 18 heures et la publication du bilan quotidien de la Protection civile pour découvrir les chiffres nationaux mais aussi, et surtout, ceux de la région qui s’élèvent maintenant depuis deux semaines aux alentours de trente victimes par jour. Peu peuplée – avec ses 1 550 640 habitants dont près de la moitié sont des personnes âgées –, la Ligurie a perdu, en date du 3 avril 2020, 519 de ses habitants depuis le début de la crise à cause du Covid-19. Malgré une stabilisation des courbes, il est encore tôt pour considérer que la crise est maîtrisée. Mais si les projections se confirment et surtout que le confinement continue d’être respecté, la pandémie ne devrait pas être responsable d’une catastrophe démographique majeure, comme on aurait pu le craindre dans la région la plus vieille d’Europe.

La ville de Gênes est très mal reliée au reste de l’Italie et à la France, pourtant distante d’à peine 200 kilomètres, et cela en grande partie en raison de la vétusté des réseaux routiers et ferroviaires. Elle est donc finalement beaucoup plus tournée vers le monde avec son port de commerce – le plus grand d’Italie –, sa gare maritime pour ferrys et navires de croisière et son aéroport, situé dans la ville, qui incite les Génois à partir en voyage à l’étranger comme il facilite l’arrivée de touristes venant de loin.

Gênes est donc aujourd’hui dans une situation très inconfortable : le tourisme qui ne faisait qu’augmenter ces dix dernières années, jusqu’à devenir le principal objectif économique de la ville, va forcément être très durement impacté par la crise sanitaire actuelle. Le commerce maritime, s’il n’est pas à l’arrêt pour l’heure – et reprendra en intensité après la crise –, connaîtra néanmoins probablement un ralentissement qui affectera la ville, déjà en crise. En Ligurie, le chômage a presque doublé en dix ans, passant de 5,7% 2010 à 9,4% en 2019, avec une augmentation spectaculaire de 72% du chômage des jeunes.

Il faut donc se réinventer. C’est ce à quoi invite à faire le plus illustre des Génois, l’architecte et sénateur Renzo Piano, dans un message délivré en italien depuis son agence parisienne. Dans une vidéo où il adopte un ton calme et teinté de sagesse, il souligne que la fragilité fait partie de la vie et qu’elle est au cœur des préoccupations de celui qui construit. Celui qui a « reconstruit » à Gênes le pont dont l’effondrement s’explique par les manquements volontaires et répétés de contrôles de sécurité d’une société autoroutière obnubilée par les économies avoue que sa génération a échoué à changer les mentalités et les comportements qui poussent l’homme à se détruire et détruire son environnement. Son propos invite donc à changer radicalement de cap… sans néanmoins véritablement offrir de pistes concrètes. Le grand architecte qui nous invite solennellement au changement nous laisse en effet en prise avec une très vaste et délicate question : que fait-on fait maintenant ?

Le quartier du Carmine, à Gênes, est connu pour son attachement à la cause ouvrière, pour sa participation aux luttes sociales et pour avoir servi de refuge à certains membres des Brigades rouges. Le bar Together, situé sur la place, est un bastion antifasciste et un lieu où la gauche radicale et le quartier se mélangeait jusqu’à peu sous l’égide d’un tenancier connu pour être plus saoul que ses clients en fin de service. Il a été le dernier à fermer avant le confinement. Mais les discussions qu’on y entendait avant la quarantaine, tout comme celles entamées dans l’autre bar de la place, étaient au diapason : le système économique capitaliste sous sa forme ultime, une mondialisation régie par la finance, serait à la fois le théâtre et le principal protagoniste de la crise actuelle. Envisager le futur ne peut donc passer que par sa remise en cause. Tiens, tiens, mais n’est-ce pas également le discours l’actuel du ministre français de l’Économie en guerre contre les multinationales qui profitent des indemnisations du chômage technique sans jouer la carte de la solidarité nationale ? N’était-ce pas non plus celui du candidat victorieux à l’avant-dernière élection présidentielle ? L’ennemi invisible a bon dos, quand un autre ennemi invisible, lui finalement beaucoup plus palpable, le Covid-19, fait des milliers de morts par jours. Carmine et classe politique française, même combat !                                        

Mais le quartier n’est plus la paroisse de Don Gallo, le prêtre des prostituées et des toxicomanes qui chantait « Bella Ciao » en fin de messe, il n’est plus la forteresse rouge des années 1970, c’est un fort sympathique quartier familial de classe moyenne instruite, truffé d’appartements Airbnb, et le magnifique marché couvert qui trône sur sa place est devenu une grande brasserie franchisée qui attire les foules et matraque les bars des alentours avec son imbattable demi de bière à 1,50 euro.

Se réinventer dans une ville de gauche passée à droite (avec l’aide de l’extrême droite) aux dernières municipales et qui mise en grande partie sur le tourisme pour son développement sera très difficile tant d’un point de vue pratique que philosophique.

La jeune et dynamique Sara, qui a monté son entreprise de restauration d’œuvres d’art et de monuments historiques, elle, y croit. Elle qui a en charge de prestigieux chantiers dans les plus beaux palais de la ville voudrait voir disparaître les grandes enseignes, les vêtements pas chers produits à l’autre bout de la planète, voir les artisans se réinstaller dans les centres-villes. Elle ne voudrait croiser, dans les magnifiques quartiers de la ville, que des touristes passionnés, attirés par l’art et la gastronomie, qui recherchent une vraie expérience humaine et qui dépensent plus localement parce qu’ils voyagent moins souvent. Sara voudrait que cette terrible épreuve serve à quelque chose concrètement, dès la remise en route de l’économie italienne.

Mais alors quid du port, des milliers d’emplois liés au secteur des croisières, des grands hôtels et des (trop) nombreuses familles qui ont investi dans un bed and breakfast ? Disons-le tout net, la fin du grand méchant tourisme de masse serait, à brève échéance, une véritable catastrophe pour l’Italie, pour Gênes et même pour le quartier. Ce sacrifice est-il inévitable ? Est-il souhaitable pour les générations à venir ? En vaut-il la chandelle ?

Au Carmine où l’on cultive depuis des années avec tendresse les reliquats d’une conscience de classe autrefois omniprésente, la quarantaine nourrit plus que jamais la nostalgie des idéaux et un profond désir de changement de société. Et même si, concrètement, très peu de gens seraient ici disposés à renoncer aux matins qui chantent et leurs petits-déjeuners compris servis aux touristes, à qui presque 40% des appartements sont loués en saison, on rêve tous un peu naïvement de se réveiller le Grand Soir !

 

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