Fenêtre sur Gênes (12) : et le pont fut reconstruit

Depuis Gênes, en Italie, l’artiste français Simon Clavière-Schiele nous raconte le quotidien des habitants de la capitale ligure. Deux ans après la chute du pont Morandi et au lendemain de l’inauguration de l’édifice qui l’a remplacé, il revient sur l’importance de la cérémonie et sur le rôle joué par Giuseppe Conte, le président du Conseil italien, dans cette reconstruction.

Il y a deux ans, le 14 août 2018, quarante-trois personnes sont mortes et onze personnes ont été grièvement blessées dans la chute du pont Morandi. En quelques instants, le destin de dizaines de familles a basculé. Gênes, dans le désert médiatique que constitue généralement le 15 août, a de nouveau tristement fait parler d’elle. La dernière fois qu’elle avait fait la une des journaux, c’était lors du G8 sanglant de 2001.

À l’occasion de l’inauguration du nouveau pont, le 3 août dernier, l’exploit de cette reconstruction rapide, dont les derniers éléments ont été édifiés en pleine pandémie, a été salué par de nombreux organes de presse comme le symbole d’une Italie courageuse qui se rebiffe contre le mauvais sort, déployant son génie et sa volonté d’innover. Mais, aujourd’hui, alors que dix jours sont passés depuis l’incroyable cérémonie de fin de chantier qui allait commencer sous la pluie mais qui, in extremis, s’est déroulée lors d’une superbe percée de soleil couronnée d’un double arc-en-ciel, l’heure est au recueillement et à la réflexion.

La gestion économique du chantier et la question de l’attribution de la nouvelle concession ont été menées de main de maître par Giuseppe Conte. Celui-ci, ne pouvant exclure purement et simplement la famille Benetton, propriétaire de la compagnie autoroutière – accusée d’être responsable de la catastrophe par manquement aux contrôles structurels et du fait la falsification de rapports –, a fait en sorte qu’ils se retirent graduellement de la concession après avoir payé une partie substantielle des travaux et cédé leurs actions selon un calendrier planifié pour que le nouveau pont ne puisse théoriquement jamais plus être dans leur escarcelle. Giuseppe Conte a opéré une sorte de manœuvre entre OPA et nationalisation partielle qui semble avoir convaincu beaucoup d’Italiens dégoûtés par la gestion des Benetton, sans pour autant effrayer le secteur BTP-infrastructures et Bruxelles qui auraient vu d’un mauvais œil une nationalisation ou une rupture contractuelle autoritaire.

C’est là une négociation inventive que Giuseppe Conte, qui n’est entré en politique que sur proposition du Movimento 5 Stelle (M5S), a élaborée en avocat, son métier dans la vie civile. D’un côté comme un pénaliste capable d’entendre la douleur des victimes qui n’auraient jamais accepté que la famille Benetton continue à gérer le pont et, de l’autre, comme un avocat d’affaires suffisamment habile, utilisant tout l’arsenal contractuel en vigueur, pour éviter une nationalisation brutale qui aurait risqué de mettre une partie de la facture sur le dos du contribuable.

Bref, Giuseppe Conte a agi comme un grand professionnel du droit mais aussi comme un homme politique indépendant qui ne doit son élection qu’à une configuration inédite et qui n’a jamais eu à tisser de liens avec les partis et ceux qui en financent les campagnes électorales. En ce sens, Giuseppe Conte fait figure d’exception, car si beaucoup de responsables politiques en Europe sont issus de la filière juridique, peu d’entre eux y ont réellement fait carrière et, s’ils aiment à considérer les négociations comme des passages obligés quand il s’agit d’un problème communautaire, ils les jugent beaucoup plus facultatives au niveau national.

Giuseppe Conte est aujourd’hui l’un des chefs de gouvernement les plus appréciés dans les sphères bruxelloises, ce qui est un comble quand on sait qu’il doit sa nomination au mouvement lancé par Beppe Grillo, le M5S, qu’il n’a d’ailleurs ni rallié ni renié. Un mouvement eurosceptique par nature mais qui n’a jamais franchi la ligne rouge.

En 2011, alors qu’entre deux expositions j’étais consultant pour un institut bien connu, j’ai été invité à animer à Sciences Po la première conférence sur le M5S de Grillo, comique génois devenu un poids lourd de la politique italienne, avec le jeune journaliste italien Francesco Piccinni. Il dirigeait alors le lancement de la version italienne d’Agoravox, un média parfois jugé perméable à certains complotistes car participatif et, selon certains, insuffisamment sévère dans la modération du site. J’y avais d’ailleurs écrit l’article inaugural sur la cité de Gomorra, Scampia, où j’avais vécu et que Francesco Piccinni, qui m’avait été présenté par Roberto Saviano, connaissait parfaitement pour avoir grandi à quelques encablures.

Lors de cette intervention rue Saint-Guillaume, l’idée était de présenter le mouvement de manière contradictoire. J’avais pour mission de présenter les innovations en termes d’intelligence collective des « Grillini » (les « petits grillons », nom donné aux futurs membres du M5S). Je mettais également en avant la sacro-sainte liturgie de M5S d’anéantir la classe politique professionnelle qui dirige l’Italie depuis l’après-guerre en imposant une limite de deux mandats à tous les niveaux électifs. Quant à Francesco Piccinni, il soulevait les travers du mouvement en analysant le problème de l’intromission des agences de communication dans la politique à travers l’exemple du chapeautage, de la part de l’agence de communication numérique Casaleggio, des outils de démocratie participative online du mouvement. Les élèves n’ont pas semblé très sensibles à mes arguments ni à ceux de Francesco Piccinni. Et pour cause, nous faisions face aux élèves d’un troisième cycle intitulé l’« École de la communication ». Depuis, Francesco Piccinni est devenu rédacteur en chef des principaux médias mainstream et homologués d’Italie ; moi le parfait stéréotype de l’artiste en galère. Et je rigole doucement quand je le vois interviewer Giuseppe Conte avec grande déférence et, j’ose croire, un respect non feint.

Que le président du Conseil le plus aimé des Italiens depuis des années ait dû sa nomination aux pressions d’un mouvement populiste, rien de bien extraordinaire ; mais que ce dernier soit aujourd’hui considéré par Bruxelles comme l’un des interlocuteurs les plus fiables et par ses homologues européens issus du sérail comme un allié contre les populistes, c’est quand même un beau pied de nez aux inquisiteurs qui distribuent les « certificats de fréquentabilité ».

Oui, Giuseppe Conte a respecté les familles génoises endeuillées en imposant une inauguration sobre et en permettant au chantier de voir le jour en un temps record grâce à ses fines tractations. Il est probablement aujourd’hui l’un des responsables politiques occidentaux les plus respectés dans son pays comme dans la communauté internationale. Ses interventions pendant le confinement ont été d’une rare solennité, celle d’un homme profondément habité par sa responsabilité, une responsabilité qu’il n’a jamais briguée mais qu’il a su assumer d’une manière saine, sans excès, sans jouer un rôle. Toutes proportions gardées, au terme de cette première phase de la Covid-19, je pense qu’il est presque aussi libre et indépendant que ne le fût de Gaulle en 1945. Certes, il est forcé de composer avec les autres partis, mais il est intouchable au sein de sa fonction car paré d’un véritable prestige.

J’ai traversé le pont hier en quelques secondes, de nuit. Il n’y avait pas la moindre voiture, comme si le pont se montrait à nu dans la simplicité de ses structures minimalistes, sobres et fonctionnelles. Le franchissement éclair d’un kilomètre de viaduc, qui, même chargé de tout le poids du drame qui l’a vu naître, n’est finalement qu’un tout petit pas, une minuscule parcelle d’existence qui en relie tant d’autres.

Tous les articles, les reportages, les polémiques mis bout à bout auraient, bien sûr, largement multiplié par cent mille le kilomètre du nouveau pont San-Giorgio mais ce ne fut pour moi et mes voisins de Flixbus qu’un simple flash dans la nuit. Un moment forcément chargé d’émotion bien que sans commune mesure avec ce qu’ont ressenti les victimes, les familles et les artisans de sa (re)construction. Quelques secondes d’une vie qui contrastent avec les heures passées par ce garçon qui a attendu, dans son véhicule suspendu à moitié dans le vide, d’être sauvé. Ce jeune homme est le fils du marchand de tissus de luxe qui est situé à droite du Palais Lomellino, un des joyaux de la via Garibaldi où j’exposais jusqu’au 10 août dernier des toiles et des grandes peintures sur soie. J’ai donc eu l’occasion de parler avec son père de cette incroyable mésaventure, qui s’est finalement bien finie pour lui mais qui, pour d’autres, s’est conclue dans le deuil.

Le président Sergio Mattarella est lui aussi venu à Gênes pour l’inauguration du pont et a rendu hommage aux personnes décédées. Il s’est engagé à lutter contre l’attentisme, le clientélisme, ce terrible sentiment d’impunité que trop de responsables politiques, financiers et administratifs développent une fois qu’ils sont aux manettes, mais aussi les concessions trop longues, sans clauses de réexamen, et les mandats renouvelables à outrance qui déresponsabilisent totalement. Les dépenses annuelles de la multinationale autoroutière des Benetton pour le contrôle technique des structures du pont Morandi étaient d’à peine 23 000 euros ! De plus, les contrôles ont été falsifiés. C’est un crime sordide.

Les élections régionales du 21 septembre prochain en Ligurie – aujourd’hui dirigée par Giovanni Toti et sa coalition – vont-elles traduire une prise de conscience de la part des habitants de la région de Gênes ? Un sursaut que le tandem Mattarella-Conte prône en tentant, d’un côté, d’éloigner les opportunistes de centre-gauche comme Matteo Renzi, qui se rapproche aujourd’hui sans vergogne de Silvio Berlusconi, et, de l’autre, le danger de l’extrême droite incarné par Matteo Salvini et Giorgia Meloni.

Leur soutien (discret) ira donc sans surprise à Ferruccio Sansa, vierge en politique et considéré comme un bon journaliste du Fatto Quotidiano, quotidien papier et online à forte audition – qui collabore régulièrement avec Mediapart –, dirigé par l’inénarrable Marco Travaglio, grand ponte des investigations politiques et considéré depuis des décennies comme une des voix les plus fiables en Italie. Son rival, l’actuel président de la région, Giovanni Toti, sera lui à la tête d’une coalition entre Forza Italia, Lega et Fratelli d’Italia. La candidature de Ferruccio Sansa étiquetée PD/M5S, âprement négociée, pourrait donc, elle, largement bénéficier de la popularité de l’actuel gouvernement mais aussi de son entrée dans une arène régionale vérolée par les scandales. Un outsider de la société civile plutôt coté, certes, mais qui ne déroge pas à une règle toute génoise, celle des dynasties, puisque son père, homme de lettres et magistrat, fut maire de Gênes de 1993 à 1997.

 

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