Fenêtre sur Gênes (10) : faut-il déboulonner Colomb ?

Depuis Gênes, en Italie, l’artiste français Simon Clavière-Schiele nous raconte chaque semaine le quotidien des habitants de la capitale ligure. Alors que, un peu partout dans le monde, des statues à l’effigie de Christophe Colomb sont abattues, ce n’est pas le cas dans sa ville natale et, pour tenter de le comprendre, Simon Clavière-Schiele est allé prendre le pouls du quartier populaire de la Maddelena de Gênes, par ailleurs haut lieu de prostitution. 

Quand on arrive à Gênes par l’élégante gare de Principe, on tombe tout de suite nez à nez avec une grande statue représentant le plus illustre des Génois, Christophe Colomb. Un monument érigé à la gloire du navigateur en 1862 qui n’est pas, il faut bien l’avouer, l’œuvre la plus intéressante de la ville. La maison du navigateur qui se situe plus loin, à la limite entre la vieille ville et les quartiers modernes, est, elle, en revanche, tout à fait gracieuse et singulière. Logiquement ici, beaucoup de lieux, de bâtiments et d’institutions portent son nom et, à l’heure où j’écris et où, dans plusieurs villes du monde, les statues à son effigie ont été abattues ou vandalisées, aucune action ou même dégradation n’est à signaler dans la ville.

Pourtant, Gênes compte une communauté sud-américaine importante, composée majoritairement d’Équatoriens. On entend même dire parfois qu’elle est la « ville équatorienne » la plus peuplée après Quito, ce qui est bien évidemment largement exagéré. Une communauté colombienne est également présente dans la ville, avec ses bars et ses épiceries où se retrouvent le soir après le travail des Sud-Américains pour discuter autour d’une bière mais également des travailleuses d’un autre genre, notamment dans les ruelles du quartier (rouge) de la Maddalena où ces dernières vendent leurs charmes et où fleurissent ces échoppes.

Ici comme ailleurs, les événements qui secouent l’Amérique depuis le meurtre de George Floyd font bien évidemment partie des discussions. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si, le 11 juin dernier, une Colombienne en état d’ébriété et soumise à un contrôle d’identité a décidé de s’y soustraire et de filmer les carabiniers mobilisés dans le cadre de cette opération à la Maddalena. Geste provocateur ou préventif, réflexe de protection ou opportunisme ? Difficile à dire. Comprenant que l’alcool et le climat de rébellion avait échauffé les esprits, les forces de l’ordre ont néanmoins décidé d’arrêter la jeune femme de 26 ans et de lui notifier une mesure d’éloignement du centre historique de la ville. En clair, une interdiction d’exercer dans cette partie de la ville qui, depuis des siècles, est considérée une zone franche où la prostitution est tolérée.

Le quartier de la Maddalena qui s’articule autour de cette petite artère médiévale est en effet en partie peuplé de prostituées dont on dit de certaines qu’elles (r)achètent le droit de pratiquer leur métier dans cette zone en louant les petits appartements des ruelles adjacentes à leurs aînées, propriétaires de ces logements qu’elles ont acquis après de longues années de travail dans le secteur. En fait, cet on-dit qui exclue implicitement la présence de proxénètes hommes et donc d’une forme exploitation violente est plutôt commode pour les autorités et la mairie dont le magnifique Hôtel de ville n’est situé qu’à vingt mètres de ce haut lieu de la prostitution. Ici, les femmes africaines contrôlées par la mafia du Nigeria sont minoritaires et les Nord-Africaines, elles aussi « managées » par des criminels, doivent composer avec ces Sud-Américaines plus nombreuses, apparemment plus indépendantes et mieux implantées. En fait, si l’équilibre du quartier semble précaire, il faut reconnaître qu’il a tenu jusqu’à présent malgré la diversité des « forces en présence ».

La présence de citoyennes colombiennes pauvres ayant traversé l’océan pour venir péniblement travailler et, pour nombre d’entre elles, s’abîmer dans la ville de Christophe Colomb – celui-là même qui a donné son nom à leur pays d’origine et celui sans qui l’aventure américaine et les mésaventures des peuples autochtones n’auraient jamais eu lieu – nous met face à une abyssale question d’ordre moral. Une interrogation que d’aucuns jugent loufoque, anachronique, confuse : celle de la responsabilité de l’Europe dans la souffrance des peuples qu’elle a tour à tour colonisés et post-colonisés.

Bien sûr, les Génois d’aujourd’hui n’ont pas de responsabilité directe, ni même leurs ancêtres d’ailleurs – puisque Colomb agissait pour le compte des couronnes espagnole et portugaise –, mais peut-on véritablement, ici comme ailleurs, continuer à « contextualiser » plutôt que regarder l’histoire en face ?

Une question à laquelle répond Silvia Isola, une jeune journaliste qui travaille pour divers médias locaux dans une chronique datée du 11 juin dernier et qui nous renvoie à la statue de la gare de Principe. Dans son introduction, elle écrit qu’« en passant devant la statue de la place Principe de Gênes, rien ne laisse penser que c’est un symbole de racisme et d’esclavage. » Et de citer une des principales des spécialistes de Colomb, l’historienne Gabriella Airaldi, qui affirme que « nous ne pouvons pas juger avec nos paramètres ce qui s’est produit à l’époque », ajoutant que « Colomb est fils de son temps et ne peut être confondu par des événements qui lui sont postérieurs, ceux liés aux vagues de colonisations espagnoles, anglaises et françaises. » D’ailleurs, les premiers à célébrer sa mémoire furent les Américains au XVIIIe siècle… Mais ces dernières années, aux États-Unis, on s’interroge sur son héritage alors que, pour les Génois – qui parfois l’oublient –, il devrait au contraire être un grand motif d’orgueil.

Un point de vue qui ne fait pas l’unanimité à Gênes où certains savent que Colomb, outre le fait qu’il fut un excellent marin, administra avec une grande cruauté les terres qui lui furent confiées par l’Espagne, pratiquant la torture et l’esclavage et imposant un racket généralisé aux autochtones. Une attitude que Bartolomé de las Casas dénonça à Valladolid lors de la fameuse controverse qui mit fin à une partie des pratiques inhumaines que le Génois inaugura sur le continent américain, cinquante ans seulement après la mort de ce dernier, dans cette même ville du nord de l’Espagne. Cinquante ans après, était-ce déjà trop tard ou Bartolomé de las Casas aurait-il dû lui aussi contextualiser ?

Pour ma part, je dois avouer que le monument à Colomb à la gare Principe m’inspire une grande tristesse : d’abord parce qu’il n’est pas beau, ensuite parce que oui, il est – qu’on le veuille ou non – érigé à la gloire d’un homme dont les pratiques furent déjà condamnées à son époque et qui restent aujourd’hui inacceptables. Il n’y a aucun anachronisme ni contexte qui tiennent : Colomb doit être étudié, reconnu et rappelé comme une figure dont la part d’ombre est trop importante pour qu’on le célèbre aveuglément.

En fait, j’aimerais bien que l’on abatte cet édifice pompier dénué de sensibilité et qui, quelque part sans que cela ait été sa vocation première, insulte la mémoire de millions d’Indios assassinés. Mais qui-suis je pour demander cela ? Et puis cela changera-t-il la donne ? Est-ce que cela fera vraiment avancer le schmilblick ? Et puisque l’argument est éminemment moral avant d’être esthétique, pourquoi après avoir détruit une statue moche ne pas aller détruire sa belle maison ? Des plaques explicatives apposées comme à Bordeaux sur les monuments des esclavagistes seraient-elles opportunes, nécessaires, suffisantes ici aussi ?

En attendant, j’ai décidé de faire un tour à la Maddalena pour interroger celles qui pourraient être considérées comme les premières concernées. J’ai donc engagé la discussion avec une Colombienne, que j’appellerai Maria et qui a eu la gentillesse de répondre à mes questions. Maria vit depuis depuis longtemps à Gênes dans le quartier de la Maddalena. Elle parle italien, ce qui est relativement rare chez ses « consœurs » qui parlent généralement l’« itagnol », un mix d’italien et d’espagnol. Elle est, il faut le dire, très élégante, avec sa robe à rayures très bien coupée, ses chaussures fines et son maquillage discret qui contrastent singulièrement avec la tenue des autres femmes de la rue.

Parfois, elle s’accorde un break dans un des élégants cafés de la très belle rue Garibaldi qui jouxte la Maddalena, sans que personne ou presque ne puisse s’imaginer qu’elle travaille un peu plus bas. En fait, son physique méditerranéen n’en dit pas très long sur ses origines, elle pourrait aussi bien être libanaise, grecque ou la descendante d’Indios andins et de colons hispaniques. Quand je l’interroge sur la figure de Christophe Colomb, je sens que l’argument ne la touche pas. Je détaille quelque peu mon propos en lui demandant si elle ou ses collègues ont déjà évoqué le fait que leur venue ici était quelque part liée à la colonisation du continent américain amorcée par l’explorateur génois. Là encore, Maria me répond que jamais elle n’a entendu de telles discussions. Je décide pour conclure, au risque de paraître un peu lourdingue, d’enfoncer le clou en lui posant carrément la question :
« – Avez-vous jamais eu un sentiment d’amertume et ou un désir de revanche vis-à-vis de l’Europe ?
-Non, jamais. »

Ce sentiment existe-t-il ? Peut-être chez les jeunes générations de Sud-Américains vivant ici ? Difficile à dire puisqu’à Gênes, pour l’heure, personne ne l’a exprimé explicitement. Le 6 juin dernier, lors d’une manifestation réunissant quelques centaines de jeunes de toutes les communautés pour protester contre le racisme systémique aux États-Unis et les discriminations en Italie, aucun mouvement d’agressivité n’a été observé devant le consulat américain (situé à seulement deux cents mètres de la maison de Christophe Colomb) où un sit-in avait été organisé.

Bref, si la connexion entre violences policières et racisme est clairement dénoncée, le rôle de l’histoire coloniale et d’une contribution de Colomb ne semble pas avoir été mis en équation à Gênes depuis le début du mouvement planétaire contre le racisme systémique. Pourtant, c’est bien ici, lors d’une manifestation contre le néo-colonialisme et le néo-libéralisme en marge du G8 en 2001, que la police fit un mort et des dizaines de blessés, séquestrés et torturés dans une école. S’ensuivit une bataille judiciaire longue de dix-huit ans, ponctuée d’innombrables mensonges et de protections mutuelles de la part de policiers et de hauts fonctionnaires crapuleux, dont le dernier épisode, en 2019, a finalement vu les victimes indemnisées.

 

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