Fenêtre sur Gênes (1) : dans l’attente

Alors que l’Italie s’est calfeutrée depuis presque quinze jours, Simon Clavière-Schiele, un artiste français qui vit à Gênes, raconte son quotidien dans la plus vieille des grandes villes du continent européen, où l’on s’attend à une explosion des cas de coronavirus.

Gênes est la plus vieille grande ville du plus vieux pays d’Europe. Avec ses 50,7% de plus de 65 ans, la ville et sa région, la Ligurie – qui jouxte la France à l’ouest –, sont en puissance, vu leur proximité avec la Lombardie à l’est (l’épicentre du virus en Europe) une énorme bombe à retardement.

En ce 20 mars 2020, elle ne compte néanmoins au niveau régional « que » 84 victimes. Tous le monde ici s’attend donc à voir ce chiffre augmenter compte tenu des particularités démographiques et géographique de la région et l’on retient son souffle encore une semaine en espérant qu’il n’explose pas.

Depuis le discours du 9 mars dernier du président du Conseil italien, Giuseppe Conte, annonçant la signature du décret de confinement national, l’Italie s’est transformée en une sorte de grand théâtre constitué d’une multitude de petites loges qui seraient autant d’alcôves d’où l’on peut à la fois regarder un drame national et jouer sa propre pièce.

Dès les premiers jours, des initiatives d’entraide ont spontanément vu le jour. Les plus jeunes ont proposé aux anciens isolés de faire les courses mais ont également fait pour tous des animations de quartiers depuis les balcons.

Dans le quartier du Carmine à Gênes, dans lequel j’habite, où la population de personnes âgées côtoie également des familles avec enfants, les idées ne manquent pas : chansons aux balcons tous les jours à 18h, messages d’encouragement écrits sur le linge pendu et même une tombola animée avec mégaphone depuis les fenêtres.

Il faut reconnaître que, malgré l’énorme angoisse qui sévit et empêche beaucoup de dormir, les Génois font face avec dignité, courage et inventivité.

Depuis les fenêtres du Carmine, on voit beaucoup de ces scénettes d’espoir mais on voit aussi beaucoup de couples de retraités qui attendent dans leurs cuisines, rivés à la télé, que ne s’écoulent les jours fatidiques qui les séparent encore de la fin de la quarantaine et du risque d’infection.

Certaines scènes invisibles sont plus inquiétantes : les centres contre les violences faites aux femmes, comme le Centro antiviolenza Mascherona, enregistrent une forte augmentation d’appels de détresse de femmes confinées qui attendent pour appeler l’unique moment d’absence de leurs conjoints descendus jeter les poubelles ou promener le chien. Les SDF sont souvent livrés à eux-mêmes. Les vendeurs ambulants, très présents dans le port, n’ont plus aucun client et se transforment en livreurs de nourriture ou se débrouillent comme il peuvent.

Le Carmine, connu pour être un bastion de la gauche libertaire, mais aussi des associations catholiques de gauche venant en aide aux démunis et aux migrants, a fermé ses écoutilles, les centres médicaux pour migrants et les cantines gratuites sont closes depuis maintenant deux semaines.

Après des scènes de vols à l’étalage répétées, les supermarchés ont dû engager des vigiles en extra, mais ceux-ci, craignant d’être contaminés, n’ont aucune envie de ceinturer les voleurs.

Beaucoup de gens ont peur mais beaucoup ne le montrent pas pour ne pas flancher. Depuis deux jours, les autorités ont probablement demandé aux ambulanciers de ne plus faire hurler leurs sirènes dans la ville. L’information n’est pas officielle mais le résultat est saisissant ; dans le silence de la quarantaine, leur bruit était incessant, obsédant et affreusement anxiogène. Aujourd’hui, alors que paradoxalement devait commencer le pic des contagions en Ligurie, le silence est revenu et avec lui une certaine sérénité.

Anna, que l’on voit souvent étendre son linge à sa fenêtre, dans les hauteurs du Carmine, est médecin depuis peu. Elle a choisi de se spécialiser en anesthésie, et devait commencer cette semaine son travail d’interne au service de réanimation de l’hôpital Gaslini de Gênes, centre d’excellence de la pédiatrie italienne. Au lieu de cela, elle a été envoyée en renfort au San Martino de Gênes, un des plus grands centres hospitaliers d’Europe. Malgré sa jeunesse et sa joie de vivre, elle est prête : elle ne veut pas baisser la garde et s’attend à voir mourir « ceux qui doivent mourir », dit-elle.

Ici, on attend donc le pic incessamment et, avec l’inévitable engorgement des structures existantes, la ville et la région ont décidé, avec la Protection civile et le géant du transport maritime GNV, de transformer le paquebot GNV Splendid en hôpital flottant. Le challenge est inouï, mais le bateau a été réaménagé et équipé en seulement deux semaines. L’idée est surtout d’y créer des unités de soins semi-intensifs pour les malades dont le pronostic vital n’est plus engagé pour alléger les hôpitaux. Néanmoins, on ne parle que de 25 lits ; l’idée serait donc d’en créer d’autres dans les plus brefs délais.

La ville avec son port, ses deux énormes terminaux commerciaux en concession aux Chinois, son intense trafic de croisières Europe-Asie et l’important va-et-vient des Génois et des Chinois travaillant entre Gênes et la Chine, aurait sans doute pu se retrouver parmi les premiers foyers italiens. Et si tel ne fut pas le cas, chacun sait ici que l’avenir de la ville et de la région se joue maintenant sur moins de dix jours.

Gênes, qui devait au printemps prochain inaugurer son nouveau pont et opérer sa renaissance, vit désormais l’attente d’un cataclysme ou d’un miracle.

Anna, elle, sait seulement qu’elle est entrée dans la vie professionnelle et dans l’histoire le même jour.

 

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