Féminicides : c’est aussi la mère qu’on assassine, et les enfants qui sont dévastés

Dans le cadre de la journée nationale de la lutte contre les violences faites aux femmes, la Fondation publie plusieurs notes. Celle proposée ici par Michel Debout, professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé et expert psychiatre, qui a créé, en 1978 au CHU de Saint-Étienne, l’une des toutes premières consultations hospitalières françaises accueillant les femmes victimes de violences, revient sur le statut de mère des victimes de féminicides.

Les statistiques publiées par le ministère de l’Intérieur, à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre 2023, restent toujours très préoccupantes, avec un nombre de féminicides, pour l’année 2022, établi à 118 : ainsi, tous les trois jours, une femme meurt tuée par son compagnon ou son ex-compagnon1Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple 2022, Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer.. Le document précise, en outre, que 72 de ces femmes étaient mères d’enfants (vraisemblablement nés de la relation avec leur meurtrier) mais la réalité est certainement supérieure à ce nombre2Collectif Féminicides par compagnons ou ex, Statistiques 2022..

Parmi ces meurtres, l’exemple du féminicide d’une jeune policière survenue en Savoie, en septembre 2023, éclaire de façon tragique cette réalité3Catherine Fournier, « Féminicide en Savoie : ce que l’on sait du meurtre d’une policière et de l’interpellation de son ex-mari », Francetvinfo.fr, 1er septembre 2023.. Les médias, tous les commentateurs ont souligné le caractère particulièrement abject de ce meurtre survenu au moment où la victime venait de laisser son dernier enfant à la crèche et avait toujours à ses côtés celui âgé de trois ans.

Ce qui pourrait passer pour une coïncidence n’en est possiblement pas une, car celle qui a été tuée est moins l’ex-épouse infidèle que la mère, mais celle des enfants d’un autre. Son meurtre à l’aide d’une sorte de machette, comme pour simuler une décapitation, prend ainsi la marque du châtiment suprême, celui de l’indignité de vivre. Il s’agit pour le criminel de réaliser, en quelque sorte, l’effacement de la victime comme si elle n’avait plus existé depuis sa séparation avec l’auteur.

Lors de ces féminicides, ce sont ainsi des mères qui perdent la vie, laissant des orphelins qui doivent survivre à ce traumatisme psychique d’une violence inouïe : le deuil de la mère et la culpabilité du père ! Comment arriver à se construire au-delà d’un tel traumatisme ? L’accompagnement de ces enfants et leur avenir doivent être l’objet d’une mobilisation, sans faille, de toutes les structures médicosociales compétentes. Cette raison s’ajoute, s’il en était besoin, à la nécessité de combattre et donc de prévenir, avec une détermination sans répit, les féminicides et toutes les violences qui surviennent dans les couples et dont les femmes sont les victimes.

Mais pourquoi une telle haine contre celle qui reste la mère de ses enfants ? Ce qui fonde l’être humain dans son humanité n’est pas la rencontre de deux gamètes dans l’utérus de la femme et, parfois aujourd’hui, sous le regard du microscope ; c’est le projet d’une femme de transmettre la vie jusqu’à la naissance. L’homme, dépossédé de ce pouvoir, cherche à le récupérer en s’appropriant la mère et donc les enfants qu’elle peut porter.

Les relations hommes-femmes ne sont pas marquées, seulement, par la volonté de domination de l’un sur l’autre, mais d’abord par l’appropriation de l’une par l’autre – l’appropriation de la femme comme future mère assurant ainsi la descendance masculine. Cette appropriation du pouvoir d’enfanter est la marque de toutes les civilisations ; elle s’est exprimée de multiples façons, comme la polygamie et, pendant de nombreux siècles, le droit de cuissage et son avatar, l’inceste du père sur ses filles.

Le refus, par toutes les idéologies machistes, du droit des femmes au recours à l’avortement et la violence des hommes contre les femmes jusqu’au féminicide sont les dernières reliques de ce passé qui ne passe pas, dont les hommes d’aujourd’hui sont toujours les acteurs.

Une autre marque de cette appropriation de la femme par l’homme se traduit par la violence (physique, sexuelle et toujours psychologique) à travers une relation d’emprise qui s’inscrit au cœur même de la relation d’appropriation de la mère potentielle par l’homme4Marie-France Hirigoyen, Femmes sous emprise, Oh éditions, 2005..

Ainsi s’explique l’apparition des violences, dans le couple, à l’occasion de la première grossesse : pourquoi ces premiers reproches, ces premiers dénigrements, cette première humiliation, ces premiers coups, ces premiers rapports sexuels forcés ? La conjointe change de statut : elle était sa femme, elle devient la mère de ses enfants (en 2022, 2 femmes tuées étaient enceintes)5Collectif Féminicides par compagnons ou ex, Statistiques 2022..

Les féminicides surviennent, souvent, lorsque l’ex-conjointe est partie pour reconstruire sa vie et devenir la possible mère des enfants d’un autre. Les périodes de séparation du couple, surtout lorsqu’elle se passe mal à propos de la garde des enfants ou du paiement des pensions alimentaires par exemple, doivent alerter sur la nécessité de protéger la mère, avec une grande vigilance, face à cette violence assassine.

L’enjeu de la présence des enfants dans le couple vient d’être illustré par un déferlement meurtrier particulièrement tragique : un gendarme, en cours de séparation d’avec son épouse, a tué leurs trois filles puis s’est suicidé6Nicolas Goinard, Anne Collin et (avec M.M),« « C’est terrible » : à Vémars, un gendarme tue ses trois jeunes filles et se suicide », Le Parisien, 29 octobre 2023. ; on ne peut être que sidéré face à une telle violence meurtrière ! Tuer les trois enfants du couple revient à nier à la femme son droit d’être mère en annihilant, en quelque sorte, les enfants qu’elle a eus. Le père se donne le droit de vie et de mort sur ses propres enfants, qu’il s’approprie, comme il s’est approprié plus tôt leur mère. Lorsque celle-ci lui échappe, il reprend sa toute-puissance mortifère, en faisant payer à sa femme son désir de liberté par la perte indicible de ses enfants. Certes, le meurtrier se suicide mais, si c’est lui qui meurt, c’est sa femme qui se retrouve en enfer ! C’est bien ce châtiment suprême qui était recherché.

Il ne faut pas dans ces situations que le suicide vienne, en quelque sorte, effacer le crime, car il n’y aura pas de procès public. Seul un procès pourrait apporter la preuve judiciaire, publique et irrévocable que le père est bien l’assassin de ses trois filles. Il permettrait, aussi, de rechercher les indices connus des proches ou des collègues pour donner, non pas des explications sur un crime aussi effroyable, mais quelques éléments de réponse à cette question sans fin : comment en est-il arrivé là ? Une question que se pose la mère, si cruellement traumatisée, et la société tout entière. Le procès serait nécessaire aussi car, à son issue, le père suicidé serait reconnu publiquement et symboliquement comme le meurtrier de ses enfants. Dans l’histoire familiale ou sociale, on ne dira pas de lui qu’il était un suicidé, mais bien un meurtrier !

Tous les auteurs de féminicides ne sont pas prêts à de telles extrémités, mais ces situations éclairent sur le fait que, fréquemment, les enfants du couple sont eux aussi les victimes de la violence du père.

Il devient impérieux d’apprendre aux enfants ce qui se joue (sur le plan psychique et relationnel), pour soi et les autres, pour la femme et pour l’homme, lorsqu’on devient parent.

Il faut parler de la sexualité à l’école et parler, aussi, du pouvoir d’enfanter, que seules les femmes possèdent. C’est aider les filles à comprendre et accepter qu’elles ne sont pas des garçons castrés, comme on leur a laissé trop longtemps entendre. Elles sont bien des personnes qui peuvent donner la vie. Les garçons doivent accepter et comprendre qu’ils ne sont pas des filles avec un pénis en plus, mais avec le pouvoir d’enfanter en moins.

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