« Fais les valises, on rentre à Paris ! »

Liliane Grelot (épouse Garcia puis Marchais), décédée le 9 avril dernier à l’âge de 84 ans, fut une militante de la CGT et une responsable du PCF, mais aussi dans les années 1960 la compagne puis l’épouse en 1977 de Georges Marchais, secrétaire général du PCF entre 1972 et 1994. Si son prénom a été popularisé par les sketchs de Thierry Le Luron dans les années 1970, c’est bien une phrase prononcée par son mari à propos d’un moment-clé de notre histoire politique qui l’a rendue célèbre.

Nous sommes le 21 janvier 1980. Sur un plateau de télévision, Georges Marchais est l’invité de Cartes sur table, la très populaire émission politique animée par Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach. Georges Marchais revient sur les dissensions qui ont traversé la gauche trois ans plus tôt. C’est au cours de cette émission qu’il prononce les mots qui incarnent depuis l’histoire de l’Union de la gauche :

« Quand j’ai entendu François Mitterrand refuser de s’engager sur l’existence d’une Défense nationale indépendante, j’ai dit à ma femme : ‘François Mitterrand a décidé d’abandonner le Programme commun de la gauche ! Fais les valises, on rentre à Paris’. »

Seize ans plus tard, dans l’émission Les brûlures de l’Histoire diffusée le 5 octobre 1996 et consacrée à l’histoire de l’Union de la gauche, le journaliste Patrick Rotman a pour invités Pierre Mauroy et Charles Fiterman. Il mentionne ces propos qu’il rattache à la rupture de septembre 1977 des négociations sur l’actualisation du Programme commun de gouvernement (accord programmatique signé en juillet 1972 par le Parti communiste français (PCF), le Parti socialiste (PS) et une partie des Radicaux de gauche). Les deux figures de l’Union de la gauche présentes sur le plateau acquiescent et sourient alors à l’évocation de cette petite phrase. Celle-ci n’a pas été choisie au hasard par le journaliste car elle fait déjà partie d’une culture commune. Un repère si ancré qu’aux débuts des années 2000, à l’occasion d’entretiens avec des acteurs politiques de l’époque, ou lors de discussions avec des militants ou des électeurs de ces années 1970, la phrase est toujours citée. Tous se remémorent ces quelques mots, en souriant, pour parler de l’époque du Programme commun, en disant : « Liliane, fais les valises… On rentre à Paris. » Leur surprise est grande, pourtant, lorsqu’on leur précise que Georges Marchais n’a pas tenu ces propos en juillet 1977 mais trois ans plus tard, et surtout que le prénom de sa femme n’a pas été prononcé à cette occasion.

Revenons sur le contexte de 1977. En juillet de cette même année, la question de la Défense nationale est devenue une pomme de discorde entre socialistes et communistes dans le cadre des négociations sur l’actualisation (juin-juillet 1977) du Programme commun. Dans Cartes sur table en 1980, Georges Marchais fait allusion aux propos tenus par François Mitterrand le 27 juillet 1977 au journal télévisé de 13h sur TF1, lequel déclarait ne pas croire à l’autonomie de la force de frappe française.

Pourtant en 1972, au moment de la signature du Programme commun, communistes et socialistes s’étaient mis d’accord sur la nécessité de conserver un armement nucléaire tactique et sur le renoncement à la « force de frappe », c’est-à-dire à l’armement nucléaire stratégique. En mai 1977, le PCF modifie sa propre doctrine en se convertissant (rapport Kanapa) – en dehors du processus d’actualisation – à la nécessité de cette force de frappe, ce que le PS ne fera qu’en janvier 1978 à l’issue d’une convention nationale consacrée à la Défense.

En juillet 1977, le PS est donc en difficulté car il n’a pas de doctrine sur cette question majeure alors que les observateurs prédisent une victoire de l’Union de la gauche aux prochaines élections législatives en mars 1978. Aussi, dans un premier temps (le 26 juillet 1977), François Mitterrand tente de préciser la position du PS en envisageant surtout la tenue d’un référendum. Il critique au passage, de manière à peine voilée, la manière non démocratique dont le PCF a modifié ses positions sur ce sujet :

« Le Parti socialiste qui ne rejette pas l’examen s’en tient à ses règles démocratiques : seule une consultation à la base de ses adhérents tranchera pour ce qui nous concerne […] Nous maintiendrons en attendant l’armement nucléaire en état, la décision finale devant, à notre sens, appartenir aux Français. Munis de toutes les informations utiles, alors qu’on les a jusqu’ici tenus à l’écart, ils répondraient en connaissance de cause. Comment ? Il existe plusieurs modes de consultation démocratique. Pourquoi pas le référendum ? »

Puis dès le lendemain au fameux JT de TF1, il complète ses propos de la veille, en indiquant ne pas croire à l’indépendance de la France en matière de défense nucléaire :

« Je ne suis pas convaincu que la force nucléaire française puisse exercer un rôle de dissuasion […] dans le cas d’un conflit universel, la bombe atomique française quelle que soit son importance ne pèse pas lourd face à l’armement soviétique et américain […]. Je ne crois pas à l’autonomie totale de Défense. Je craindrais que si l’on raisonnait de manière différente l’on en arriva à une sorte de ligne Maginot nucléaire. »

Les positions du premier secrétaire du PS entrent donc en contradiction avec la nouvelle doctrine du PCF. C’est la raison pour laquelle, interrogé le lendemain, le 28 juillet 1977, sur Antenne 2, depuis son lieu de vacances en Corse, Georges Marchais se déclare opposé à toute idée de référendum et convaincu de la nécessité d’une force de frappe indépendante :

« On ne peut pas s’en remettre à un référendum pour résoudre le problème de la Défense… La force de frappe française doit être indépendante. Cela n’est pas contradictoire avec le fait de rester dans l’Alliance atlantique […] Nous sommes pour l’existence d’une Défense nationale indépendante »

En 1980, Georges Marchais invente cette phrase sur le plateau de télévision pour laisser entendre sur le ton gouailleur qui le caractérise que son retour de Corse en 1977 a été précipité. Il cherche ainsi a posteriori à dramatiser ce moment, alors qu’il devait de toute façon assister au Bureau politique le 3 août à Paris. En 1980, le lendemain de l’émission Cartes sur table, la phrase qui est sans doute jugée trop misogyne n’est pas reprise telle quelle dans le quotidien du PCF, L’Humanité, et devient « On fait les valises et on rentre à Paris ». Cela sonne mieux.

En 1977, la tension entre les signataires du Programme commun aboutira à une rupture des négociations en septembre. Mais celles-ci achopperont plutôt sur la question des nationalisations que sur celle de la Défense nationale.

Mais au-delà de ces éléments factuels, cette petite phrase « Fais les valises, on rentre à Paris » réveille surtout dans la mémoire des militants et sympathisants le bon temps de l’Union de la gauche, qui se termine avec la victoire de François Mitterrand en 1981, alors qu’elle est la trace de la rupture du Programme commun puis de l’échec aux élections de 1978. Comme si finalement cette rupture ne pouvait pas rester dans la mémoire des sympathisants de gauche comme un événement négatif, qui plus est incompris. Comme si cet épisode devait trouver à travers le bon mot de Georges Marchais un début de réponse, qui ne pouvait être proposée que par celui qui assumait alors aux yeux des militants de gauche le désir de revanche des travailleurs face aux journalistes classés à droite. Des travailleurs, pour rester dans le vocabulaire de l’époque, qui ont cru au contrat passé alors entre des politiques et des électeurs, contrat qui proposait de « changer la vie », et qui ont donc accordé aux appareils politiques, pour reprendre les mots du philosophe communiste Louis Althusser, « une émouvante et profonde confiance », assurant du coup des taux de participation aux élections beaucoup plus élevés qu’aujourd’hui. Au premier tour des élections législatives de mars 1978, dans le cadre d’un affrontement droite-gauche, l’abstention est seulement de 16% contre 52% en 2017 dans le cadre d’un « ni droite ni gauche » revendiqué par bon nombre de candidat·e·s.

C’était le temps des militants et des militantes. C’était le temps des programmes ! Liliane, comme militante et cadre du Parti, a finalement porté davantage le Programme commun que les valises de son mari.

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