Alors qu’un hommage national a été rendu à Gisèle Halimi par le président de la République le 8 mars 2023, l’historien Christophe Batardy propose de se pencher sur un moment particulier de son engagement en politique en tant que militante féministe. En 1978, celle qui est à la tête du mouvement Choisir depuis 1971 publie un programme politique avant-gardiste, Le Programme commun des femmes.
À l’occasion d’une conférence de presse, le 6 février 19781Le Monde, 7 février 1978., le mouvement Choisir, créé en 1971 par un certain nombre de personnalités dont Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Jean Rostand et Jacques Monod, annonce qu’il va présenter des candidates aux élections législatives du mois de mars suivant. À cette occasion, Gisèle Halimi présente également le programme politique du mouvement, Le Programme commun des femmes2Choisir, Choisir la cause des femmes. Le Programme commun des femmes, Paris, Grasset, 1978.. Elle est déjà une avocate célèbre, connue pour ses engagements en faveur des femmes et contre la torture en Algérie. Gisèle Halimi annonce être elle-même candidate à Paris sous l’étiquette commune aux cinquante candidates et leurs suppléantes « Choisir la cause des femmes ». Ces candidatures et le programme portés par Choisir vont nous permettre de mesurer l’importance des divergences programmatiques entre ce mouvement et l’union de la gauche dans ces années 1970.
Les raisons de ce choix
Le 6 février 1978, Gisèle Halimi justifie le choix du mouvement de se jeter dans l’arène politique. Tout d’abord, elle critique à la fois la droite pour laquelle la femme n’est que « la plus noble conquête de l’homme », mais aussi la gauche enfermée dans un discours « hommes-femmes, même combat », niant la spécificité du combat féministe. Elle précise aussi que la volonté du mouvement aurait été de présenter des candidatures dans chaque circonscription mais que les « fonds nécessaires » n’avaient pu être réunis. Sur ce point, elle devance certaines critiques fondées sur le constat que, à droite comme à gauche, le monde politique compte aussi peu de candidates que d’élues, en insistant sur le fait qu’il n’y a pas de crise de vocation chez les femmes, « mais simplement des candidates qui ne trouvent pas les moyens de se faire élire ». Par exemple en 1973, le Parti socialiste n’a présenté que neuf candidates aux élections législatives (moins de 2% des circonscriptions), dont aucune n’a été élue parmi les 89 députés socialistes. Ainsi, de 1973 à 1978, seules huit députées siègent dans l’hémicycle, dont trois communistes, pour les 490 circonscriptions. Et en ce début d’année 1978, il n’y a que cinq sénatrices. Néanmoins, les statuts du PS sont modifiés en 1974 et imposent la présence seulement de 10% de femmes à tous les échelons du Parti ; le congrès de Nantes en juin 1977 vote une résolution pour une représentation des femmes sur toutes les listes électorales à hauteur de 15%. Cependant, les mentalités et l’inertie au sein du parti sont tenaces et ne permettent même pas de tenir cet engagement. C’est ainsi que, en 1978, le PS n’investit que 6% de candidates (13,5% pour le PCF)3Le Matin de Paris, 5 décembre 1977. pour les élections législatives. Le PS déçoit donc les mouvements féministes. Les propos de son premier secrétaire François Mitterrand tenus le 20 novembre 19774Le Monde, 22 novembre 1977., à l’occasion des journées de discussions organisées par le secrétariat à l’action féministe du Parti, sont vécus comme une provocation. Il déclare que « peu nombreuses sont les femmes sachant revendiquer utilement » et que « le féminisme est la préhistoire de l’action féminine ». Il ajoute : « Vous venez d’effacer la préhistoire, mais vous êtes encore dans le Moyen-Âge. Maintenant, il faut accélérer les étapes pour parvenir à l’âge de la raison ». Ces déclarations déclenchent la colère des mouvements féministes. Gisèle Halimi réagit dans une tribune publiée dans Le Monde le 3 décembre 1977. Ironique, elle précise que les femmes sont « grandes déjà » et que les féministes ne sont « ni mineures ni idiotes ». Et elle poursuit : « Il se trouve que les femmes – elles le disent affectueusement puisqu’il est encore temps – ne veulent plus du paternalisme autoritaire de certains chefs politiques, fussent-ils leurs amis et leurs compagnons de route… ». Elle conclut enfin de manière cinglante : « Après tout, ce n’est pas parce que François Mitterrand éternue que le socialisme est enrhumé ». Comme le précise donc Gisèle Halimi, le Parti socialiste déçoit, alors même que c’est l’organisation politique dont les féministes se sentent les plus proches. Le PS tente de réagir à l’activisme du mouvement par la plume de Gabrielle Rollin qui rédige une lettre ouverte à Gisèle Halimi (publiée dans L’Unité, l’hebdomadaire du parti5L’Unité, 17-23 février 1978.), une semaine après la conférence de presse. Celle-ci récuse les termes de « servantes électrices » et de « candidates alibis » dénoncées dans le Programme commun des femmes6Choisir, op. cit., p. 23 : « Nous serons donc présentes aux élections législatives. Non pas comme servantes électrices ou candidates alibis des autres, mais comme porte-parole de notre programme commun et, si nous sommes élues, comme députées de la cause des femmes ». et elle conteste à Choisir son droit de revendiquer son appartenance à la gauche du fait que les candidates annoncent qu’il n’y aura pas d’appel au désistement pour le second tour.
La proposition de loi du PCF déposée à l’Assemblée nationale le 14 juin 1977 « pour la promotion de la femme » est jugée « sérieuse »7Choisir, op. cit., p. 41.. Par ailleurs, les propos du secrétaire général Georges Marchais, prononcés le 4 décembre 1977 au Palais des congrès devant des militantes communistes, sont salués car il parle à son tour de féminisme : « Oui au féminisme si cela veut dire défendre à fond les droits des femmes, agir pour créer une société d’égalité, de justice, où encore les hommes et les femmes seront plus libres et heureux ». Ces prises de position sont toutefois jugées opportunistes en raison de celles, bien différentes, d’autres membres de la direction communiste. La dirigeante Madeleine Vincent, membre du bureau politique et responsable du secteur femmes, a tenu des propos en novembre 1977, à l’occasion de la présentation d’un rapport sur la situation des femmes devant le Comité central du PCF, que les autrices du Programme commun des femmes fustigent frontalement ainsi : « tout ce qui fait d’une femme la prolétaire d’un prolétaire, Madeleine Vincent et la ligne « dure » ne veulent pas le savoir, car le savoir obligerait à une analyse plus juste, presque à une autocritique »8Choisir, op. cit., p. 41.. Le nom du programme de Choisir fait écho à celui qui a été voté par le Parti communiste, le Parti socialiste et le Mouvement des radicaux de gauche le 12 juillet 1972, le Programme commun de gouvernement9Christophe Batardy, Le Programme commun de la gauche, 1972-1977. C’était le temps des programmes, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2021.. Même si le titre signe une appartenance à la gauche, il sonne aussi comme une critique vis-à-vis du programme de l’union de la gauche dont le contenu est jugé insuffisant pour la défense des droits des femmes. Le jugement porté est sévère : « Le programme commun ne s’est pas étendu d’une manière indécente sur la « promotion de la femme » et sur la « famille » : deux pages environ pour le tout. Comme par parenthèse. Si encore la brièveté emportait la concision du texte, même pas. Une déclaration d’intention quant à notre « participation à la vie économique, sociale, culturelle et politique » assortie de promesses « d’amélioration de nos conditions de travail et de vie » et l’assurance qu’une « politique hardie de l’enfance » serait entreprise en cas de victoire »10Choisir, op. cit., p. 39..
Le contenu du programme
C’est Gisèle Halimi qui signe l’introduction au Programme commun des femmes. Elle y affirme que le mouvement Choisir n’a pas vocation à se transformer en parti : « Nous voulons rester mouvement de femmes et femmes en mouvement ». L’ouvrage décline ensuite diverses propositions à travers plusieurs chapitres : création d’un ministère des femmes, représentation proportionnelle censée garantir un plus grand nombre de femmes élues, établissement de quotas actant un nombre minimal de femmes aux postes à responsabilité et candidates dans les partis, application et extension de la loi en matière d’égalité salariale du 22 décembre 1972, élimination des images sexistes dans la culture et la publicité, possibilité pour l’enfant de choisir son nom de famille à sa majorité.
En décembre 1977, le PS et le PCF publient leur propre programme commun actualisé11PCF, Le Programme commun actualisé, Paris, Éditions sociales, 1977 ; PS, Le Programme commun de gouvernement de la gauche, propositions socialistes pour l’actualisation, Paris, Flammarion, 1977.. Comme en 1972, le terme de « contraception » n’est utilisé dans aucun des deux textes. Sont évoqués néanmoins dans un chapitre portant sur la famille « les moyens anticonceptionnels » qui doivent être utilisés « sous contrôle médical ». Le Programme commun des femmes parle a contrario de contraception et souhaite une « information qui devra être largement diffusée dans les médias ». S’agissant de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), le PS comme le PCF se prononcent en 1977 pour une « amélioration » de la loi Veil votée en 1975, avec par exemple son remboursement par la Sécurité sociale. Toutefois, ces deux partis indiquent toujours comme en 1972 que l’avortement ne doit pas être considéré comme un moyen de réguler les naissances12PS, Le Programme commun de gouvernement de la gauche, propositions socialistes pour l’actualisation, p. 44 ; PCF, Le Programme commun actualisé, p. 57., formule de précaution considérée comme choquante et infondée par le mouvement Choisir qui préfère proposer des mesures visant à protéger les droits et la santé des femmes, comme l’extension du délai d’avorter jusqu’à la douzième semaine (dixième semaine dans la loi Veil), la suppression de l’autorisation parentale pour les mineures et l’absence de restrictions pour les étrangères. Choisir récuse, chiffres à l’appui, que la loi Veil ait entraîné une quelconque diminution du nombre de naissances depuis son adoption, affirmant que « les femmes font des enfants quand elles le choisissent, quelle que soit la loi ».
Dans un chapitre intitulé « Les relations de pouvoir extrême », il est question des « femmes battues, des femmes violées et de la prostitution ». Choisir propose de multiplier les centres d’accueil pour les femmes victimes de violences conjugales, de « réprimer » le proxénétisme et de lutter contre le viol, dénoncé comme crime « de culture », « un crime social continu porté en germe depuis des millénaires par une idéologie masculine de la violence ». Ces thématiques ne sont pas du tout abordées par le Programme de la gauche en 1972, pas plus que dans ses versions actualisées en 1977 actant un véritable fossé idéologique entre les mouvements féministes et l’union de la gauche. Différentes propositions de loi sont rédigées et présentées à la fin de l’ouvrage, dont celle permettant aux associations féministes de se porter partie civile et celle portant sur le nom patronymique.
Conclusion
Les résultats des élections législatives de mars 1978 pour les candidates du mouvement Choisir sont modestes. Elles ne recueillent que 33 000 voix, soit en moyenne 1,4% des suffrages exprimés. C’est Gisèle Halimi qui obtient le score le plus élevé, avec 4,3% des suffrages exprimés. Elle commente le désarroi de la gauche quelques jours après sa défaite et fustige le « silence impressionnant » qui a suivi13Gisèle Halimi, « Miroir grossissant », Le Monde, 8 avril 1978.. Elle considère que les scores du mouvement Choisir sont loin d’être négligeables car les candidates ont bien souvent devancé des candidates d’autres listes à gauche, comme Lutte ouvrière ou la Ligue communiste. Gisèle Halimi propose alors que les dix-huit députées de droite et de gauche créent un groupe inter-groupe. Optimiste, elle conclut son propos en reprenant un paragraphe du Programme commun des femmes :
« Et après ? L’échéance des élections passées, nous, Choisir, nous reprendrons l’ouvrage. Le programme commun des femmes, pendant des années encore, sera notre instrument de travail et notre recherche. Nous l’approfondirons, nous le compléterons. La réflexion de chaque femme sera prise en compte. De la critique ou de l’expérience de chacune pourra naître un chapitre nouveau, un carcan à ouvrir, un espoir à partager. Conquérir la moitié du ciel ne se mesure pas au jeu des législatives… ».
En 1981, Gisèle Halimi est candidate et élue députée après avoir été investie par le PS dans la quatrième circonscription de l’Isère. Elle siège en tant qu’apparentée au groupe socialiste jusqu’en 1984 et ne termine pas son mandat14En 1984, Gisèle Halimi accepte une mission auprès du ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson. Dans sa circonscription de l’Isère, les relations étaient tendues avec les élues et élus socialistes qui avaient mal vécu son « parachutage » en 1981.. Gisèle Halimi n’a jamais appartenu à aucun parti. Revenant en 2011 sur la question de l’engagement en politique, elle déclare : « La politique n’a pas voulu de moi et je lui rendais bien ». S’agissant de François Mitterrand, elle précise : « Je ne connais pas homme moins féministe que lui… François Mitterrand est devenu féministe par raisonnement politique. Tout le prédestinait à ne pas l’être15Gisèle Halimi, « 16À voix nue », France Culture, 10 novembre 2011.. »
Les partis qu’elle n’a pas ménagés, et le monde politique de manière générale, n’ont peut-être pas voulu de Gisèle Halimi, comme elle l’affirme. Mais ses prises de position politique ont permis de faire avancer le droit des femmes. Avec #MeToo et la dénonciation des violences sexistes et sexuelles faites aux femmes, le féminisme poursuit son combat.
- 1Le Monde, 7 février 1978.
- 2Choisir, Choisir la cause des femmes. Le Programme commun des femmes, Paris, Grasset, 1978.
- 3Le Matin de Paris, 5 décembre 1977.
- 4Le Monde, 22 novembre 1977.
- 5L’Unité, 17-23 février 1978.
- 6Choisir, op. cit., p. 23 : « Nous serons donc présentes aux élections législatives. Non pas comme servantes électrices ou candidates alibis des autres, mais comme porte-parole de notre programme commun et, si nous sommes élues, comme députées de la cause des femmes ».
- 7Choisir, op. cit., p. 41.
- 8Choisir, op. cit., p. 41.
- 9Christophe Batardy, Le Programme commun de la gauche, 1972-1977. C’était le temps des programmes, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2021.
- 10Choisir, op. cit., p. 39.
- 11PCF, Le Programme commun actualisé, Paris, Éditions sociales, 1977 ; PS, Le Programme commun de gouvernement de la gauche, propositions socialistes pour l’actualisation, Paris, Flammarion, 1977.
- 12PS, Le Programme commun de gouvernement de la gauche, propositions socialistes pour l’actualisation, p. 44 ; PCF, Le Programme commun actualisé, p. 57.
- 13Gisèle Halimi, « Miroir grossissant », Le Monde, 8 avril 1978.
- 14En 1984, Gisèle Halimi accepte une mission auprès du ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson. Dans sa circonscription de l’Isère, les relations étaient tendues avec les élues et élus socialistes qui avaient mal vécu son « parachutage » en 1981.
- 15Gisèle Halimi,
- 16À voix nue », France Culture, 10 novembre 2011.