Comment l’État contrôle-t-il le travail illégal, en particulier lorsqu’il s’agit de ce que l’on appelle le « travail clandestin » des étrangers ? S’appuyant sur les résultats d’une enquête de deux ans sur le terrain, Smaïn Laacher, directeur de l’Observatoire du fait migratoire de la Fondation, analyse comment se coordonne le travail des différentes institutions en ce domaine. Après une première étude sur la notion d’hospitalité, c’est la deuxième note d’une série sur l’immigration.
Dans quelles conditions concrètes l’État et ses services interviennent-ils pour réprimer le travail illégal, en particulier lorsqu’il s’agit de ce que l’on a coutume d’appeler le « travail clandestin » des étrangers ? Le terrain que j’ai effectué dans le cadre d’une enquête pour la Commission européenne1Les développements qui vont suivre sont, en partie, issue d’une enquête que j’ai menée sur L’insertion des migrants dans l’économie informelle, comportements déviants et impact sur la société d’accueil. Le cas de la France, rapport pour la Commission européenne DG XII, Science, Recherche et Développement, mars 2000. La collaboration d’Abdelmalek Sayad a été très précieuse. Relater et analyser les observations que j’ai faites sur le terrain en accompagnant les agents et les services de l’État (police, fisc, URSAFF et inspection du travail) dans leurs contrôles a nécessité un temps considérable (quasiment deux années). Les analyses que je propose dans ce texte s’appuient, bien entendu, sur mes multiples participations en personne à différents contrôles-répressions policiers et administratifs contre le travail dissimulé dans lequel étaient quasiment toujours impliqués des étrangers en situation irrégulière. a, pour l’essentiel, consisté en une série d’entretiens et d’observations au plus près des pratiques afin de comprendre comment et pour quels effets se conjuguaient et se coordonnaient le travail des différentes institutions et de leurs agents dans le domaine de la lutte contre l’économie informelle et la répression des étrangers en situation irrégulière. À travers cet éventail de services et d’agents de l’État (inspecteurs du travail, police, douane, Sécurité sociale, procureurs), ainsi que des personnes ayant à intervenir professionnellement dans ce domaine (avocats, syndicalistes pour l’essentiel), nous avons le répertoire quasi complet des multiples formes d’interventions de l’État pour assurer la maîtrise qu’il entend avoir de la vie économique, et ici du travail, de telle sorte que rien ne puisse échapper à son contrôle.
Bien évidemment, chacune de ces institutions et de ces pratiques renvoie à des histoires et à des traditions plus ou moins anciennes, plus ou moins codifiées dans le domaine qui nous intéresse. La police n’est pas contrainte par la même vocation institutionnelle et sociale, les mêmes règles, les mêmes impératifs professionnels et la même perception de la faute ou de l’illégalité que l’inspection du travail ; et cette dernière n’est pas gouvernée par les mêmes obligations et la même morale de l’intérêt général que la Sécurité sociale ou les impôts (le Trésor public). Les différences de perception et d’action de ces organismes ne valent pas seulement pour tous les aspects touchant au fonctionnement général de l’ordre social et de l’État. Ces différences continuent explicitement d’agir quand il s’agit de traiter des illégalismes propres au séjour irrégulier des étrangers. Le fait que l’ensemble des institutions chargées de prévenir et de punir les fraudes (quelle que soit la nature de la fraude : séjour irrégulier, travail clandestin, cumul d’emploi…) aient un objet commun, les étrangers en situation irrégulière identifiés par des propriétés communes et relativement stables, ne suffit pas à produire des effets d’homogénéisation dans l’ordre du droit, des pratiques répressives et du discours de justification.
Un bref exemple, car nous aurons l’occasion d’y revenir. Lors d’une opération de contrôle collectif (police et inspecteur du travail) auprès d’une entreprise, d’un commerce ou d’un atelier de confection, en vue d’examiner la conformité de ces établissements à la législation en vigueur, nous avons constaté une réelle division du travail juridique, systématiquement reproduite : c’est l’inspecteur du travail qui a une parfaite connaissance du droit du travail, qui sait sans hésitation les documents qu’il faut demander aux salariés et aux employeurs, et c’est à lui que les policiers demandent ce qu’il faut chercher ou demander. L’inspecteur du travail ne cherche pas, lors d’un contrôle, à s’assurer de la légalité administrative d’un salarié immigré, ou s’il le fait c’est en vue de constituer l’éventuelle irrégularité du séjour comme preuve de travail dissimulé, comme indice probant lui permettant d’entamer une remontée vers le donneur d’ordre. Ce qui bien évidemment ne sera pas la posture naturelle des représentants de la force publique. Encore faut-il préciser que dans ce dernier cas de figure, ceux-ci ne chercheront pas systématiquement, comme nous avons pu nous en rendre compte nous-même, à vérifier l’identité des étrangers présents dans l’établissement. Ils peuvent, comme c’est souvent le cas, accompagner l’inspecteur du travail ou les représentants de l’URSSAF dans leur contrôle au cas où le recours à la force publique s’avérerait nécessaire.
Ainsi, pour l’ensemble de ces polices du droit, les différences de vocation, de tradition et de morale professionnelle ne s’arrêtent pas, ne s’effacent pas ou ne s’oublient pas au seuil de certaines activités et des populations qui en dépendent. Énoncé plus directement, la présence d’étrangers en situation irrégulière (dans la quasi-majorité des cas c’est un salarié et non un employeur) dans un lieu de travail ne produit pas de réaction uniforme parmi les gardiens de la légalité. Ce n’est donc pas dans les multiples formes de lutte contre les illégalismes liés au séjour des étrangers qu’il faut rechercher quelque chose qui serait de l’ordre d’une posture commune de la part des institutions étatiques.
On peut ordonner les différentes interventions des services administratifs dans le domaine de la lutte contre la fraude fiscale et le travail dissimulé2Nous avons délibérément évité de surcharger notre texte de guillemets à n’en plus finir sauf quand cela est nécessaire et lorsque la parole est donnée aux principaux acteurs. Les mots comme clandestins, immigration, travail dissimulé, travail clandestin, informel, etc., sont des mots systématiquement frappés d’ambivalence et bien souvent de stigmatisation. (en général et pas seulement celui touchant les salariés immigrés en situation irrégulière) selon les types d’intérêts que se donne l’État.
On aurait d’abord les services chargés des intérêts matériels et financiers de l’État. Ainsi ce que le droit nommait hier le « travail clandestin » et ce qu’il nomme aujourd’hui le « travail dissimulé » serait un acte délibéré de soustraction aux prélèvements fiscaux de toute nature qui constituent autant de recettes pour l’État. Celui-ci cherche constamment à se protéger contre les préjudices que lui occasionne le travail producteur de richesse qui échappe à la fiscalité directe (cotisations) et indirecte (TVA). Nous qualifierons la défense de ce type d’intérêt d’ordre économique public. Le maintien de cet ordre est plus ou moins efficacement réalisé par la mobilisation d’organismes spécifiques chargés de prélever impôts et cotisations, essentiellement le Trésor public et l’URSSAF.
Nous aurions ensuite une sphère d’intérêts étatiques constituée par ce que nous appellerons l’ordre public. L’État se doit d’assurer la défense et l’application des lois et des règlements qu’il a convenus, à l’occasion en usant de la violence légitime. Dans l’espace du travail, dans l’espace social et pour les étrangers dans l’espace national, les dispositifs qui contribuent au maintien de l’ordre public (et national) sont les services de police, la gendarmerie, l’inspection du travail et pour partie les douanes.
Enfin, dernière sphère d’intérêts étatiques, celle constituée par l’ordre social au sens où l’entend la justice : un ordre des relations fondé sur le contrat ou, dit autrement, sur des relations contractuelles. L’État a aussi la prérogative d’arbitre dans le règlement des conflits entre justiciables. Nombreux sont les conflits du travail que la justice a à connaître. Ceux-ci peuvent être traités par les prud’hommes dont la compétence se limite strictement aux conflits entre employeurs et salariés ; mais ils peuvent aussi être traités comme des affaires judiciaires, c’est-à-dire comme des délits pouvant aller par exemple jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 20 000 francs d’amende3Ce qui représente 3048,98 euros., dans le cas d’une « violation du monopole dévolu à l’Office des migrations internationales pour le recrutement et l’introduction en France des travailleurs étrangers (…) ».
Cet effort général visant à faire de la fraude fiscale en général, et de la fraude dans l’espace du travail en particulier, un souci politique, c’est-à-dire à problématiser la question de la dissimulation des richesses en atteinte portée à l’intérêt général, s’inscrit dans une histoire récente, celle, à partir des débuts des années 1980, d’une critique et d’une redéfinition des fonctions de l’État social4Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995..
Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire des nouvelles réarticulations entre le marché, le travail et l’État social comme grand principe intégrateur. Il s’agit d’ordonner et de rendre intelligibles, à partir de nos entretiens et nos observations, les schèmes de perceptions et d’actions de responsables exerçant des métiers différents – collecter (impôt…), punir (police…) et juger (procureur, conseiller-rapporteur des Prud’hommes…) –, mais exceptionnellement réunis pour traiter collectivement une fraude (dissimuler à l’État la vérité des richesses sociales possédées) dont la particularité fondamentale réside dans le fait que c’est très certainement la seule fraude qui mobilise autant de services et d’agents de l’État. Se soustraire volontairement, donc sciemment, à des obligations et des devoirs communs (déclarer et cotiser) ne touche pas seulement à l’ordre de la morale publique ; cette soustraction est vécue par l’État, mais aussi par l’ensemble des acteurs sociaux, comme une violence faite au pouvoir reconnu, donc légitime, de l’État d’assurer dans la stabilité et la routine, au nom de tous et au bénéfice de tous, deux mouvements essentiels pour maintenir l’ordre de la société : « ponctionner » et redistribuer.
C’est dans ce cadre et ces exigences générales qu’il faut introduire la problématique des relations possibles, non plus entre immigration et économie informelle, mais entre immigration clandestine et ordre national, celui-ci incluant, pour ce qui nous intéresse, d’abord la question de la nature de la présence de non-nationaux (l’ordre de l’immigration) et ensuite leur insertion dans le monde du travail dissimulé (l’ordre social). On pourrait dire que c’est insensiblement que la question de l’immigration de travail est devenue la question de l’immigration clandestine, toujours opposée dans les discours publics à l’immigration ordinaire. En témoigne l’existence, ou mieux, la coexistence permanente de trois figures qui n’ont cessé de fonder tous les discours sur l’immigration et les immigrés : l’immigré défini par la vertu du travail et du provisoire ; l’immigré défini par l’absence de territoire, c’est-à-dire sans feu ni loi ; l’immigré défini par les vertus de la famille et des droits et des devoirs.
Il est possible, à partir de quelques entretiens, de retracer non seulement la complexité de ces transformations structurelles, mais aussi de mieux saisir comment s’articulent, dans les représentations collectives des responsables interrogés, les relations entre immigration, légalité et illégalité. Nous nous appuierons, pour l’essentiel, sur trois entretiens5Afin de ne pas alourdir inutilement l’exposé et l’analyse, nous avons choisi ces trois entretiens car ils disent à leur manière, on ne peut mieux, les intérêts de l’État (l’universel) en décrivant l’activité de leurs services et leur point de vue (particulier). Ces différentes administrations jouent toutes un rôle fondamental dans la lutte contre le travail clandestin et l’immigration clandestine. : avec le responsable de la Sûreté urbaine du Val-de-Marne ; avec le responsable de l’URSAFF chargé pour toute l’Île-de-France du « service de lutte contre le travail clandestin » ; enfin avec le directeur adjoint de la mission de liaison interministérielle pour la lutte contre le travail clandestin, l’emploi non déclaré et les trafics de main-d’œuvre (MILUTMO).
Nous l’avons dit, les relations entre l’immigration et l’économie informelle sont en réalité des registres différents constitués par des domaines, des pratiques et des enjeux qui leur sont propres. En revanche, les relations entre l’immigration et le travail illégal ne sont pas dépourvues de réalités structurales. Tout d’abord en tant que tel, objectivement : on ne voit pas comment un immigré, en situation régulière ou non, par définition serait tenu à l’écart ou se tiendrait à l’écart d’une activité professionnelle illégalement exercée. Ensuite, ce n’est pas le travail illégal en soi qui est nouveau et qui est devenu tout à coup un problème ; ce qui est devenu un « problème » pour la société6La société est ici définie comme communauté politique des citoyens, c’est-à-dire de personnes abstraites, définie dans leur universalité par des droits et des devoirs, institués et garantis par l’État. L’identité de ces citoyens n’est pas fondée sur une identité culturelle mais sur une identité politique., c’est avant tout la constitution d’illégalismes touchant non pas à des personnes singulières ou, au sens strict, à des biens appartenant à des groupes sociaux, mais touchant à deux instances régulatrices : l’État (dans sa souveraineté et ses prérogatives) et l’intérêt général (la recherche de ce qui est bénéfique à l’ensemble des membres de la communauté nationale).
Ce qui très certainement contribue à rendre spécifiques, sous tous les rapports, les liens entre immigration et travail illégal, c’est que leur association, dès qu’elle est énoncée (sur le mode spontané, réfléchi ou calculé, peu importe), conjugue toujours officiellement deux transgressions insupportables pour la morale publique : celle d’une présence non désirée et celle d’une volonté de dissimulation. Dans les deux cas, il y a soustraction à l’obligation de publicité de ses actes, c’est-à-dire à la nécessité de se déclarer et de déclarer. L’acte déclaratif, son enregistrement, sa comptabilité et son classement, sont, par définition, ce qui donne sa raison d’être à l’administration7Disons pour simplifier que l’administration a trois activités essentielles : adaptation de la loi par la réglementation afin d’organiser la vie quotidienne des citoyens ; exécuter certaines prestations au profit des administrés ; prélèvements sur les contribuables afin de satisfaire aux besoins de l’État. et à l’État qui, en partie, la gouverne.
Il y a plus qu’une concomitance entre immigration clandestine et travail clandestin : les deux phénomènes, hier comme aujourd’hui, ne peuvent pas être envisagés, ne peuvent pas s’envisager l’un indépendamment de l’autre. Du début des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980, plus précisément et de façon officielle, de l’arrêt de l’immigration en 1974 jusqu’à la loi de décembre 1991 (associant très explicitement dans le même texte lutte contre le travail clandestin et immigration clandestine), sur fond de crise et de précarisation des conditions d’existence, les débats sur la fraude fiscale et économique incluent systématiquement l’immigration clandestine tantôt comme facteur aggravant, tantôt comme facteur principal en particulier dans les secteurs d’activités fonctionnant à la main-d’œuvre immigrée (régulière ou/et irrégulière).
C’est en réalité une période de redéfinition de l’immigration : dans l’ordre national, dans l’ordre de l’économie et dans l’espace des nouvelles illégalités (présence frauduleuse, droits indus, travail non déclaré…). C’est une période où on ferme, on contrôle, on compte, on suspend, on écrit des textes et des rapports officiels de mise en garde et de dénonciation, on affirme la volonté du législateur, on empêche, on réprime, on exclut et on intègre dans le même mouvement, etc. C’est, en un mot, pas moins de six lois (1972, 1985, 1987, 1989, 1991, 1997) sur le travail clandestin (indépendamment du débat permanent et des multiples lois portant sur l’entrée et le séjour des étrangers et sur le code de la nationalité) qui toutes intègrent l’immigration clandestine comme une des conditions de possibilité financière et organisationnelle du travail clandestin et de la « sous-traitance ». Et partant comme un facteur multiplicateur de précarisation juridique. Il est vrai que cette conviction officielle (parlementaires, fonctionnaires, politiques, experts, services d’État, etc.) fondée surtout sur la statistique d’État s’est quelque peu estompée ; sauf pour l’État.
Il vaut la peine de rappeler que la MILUTMO a été créée en 1976 par le gouvernement pour « repérer », sous forme d’enquêtes et de propositions juridiques, des trafics de main-d’œuvre étrangère. À l’époque, la Mission avait créé deux antennes, une à Marseille pour les clandestins en provenance du Maghreb, et l’autre à Toulouse pour le travail clandestin pratiqué dans l’agriculture. De 1976 à 1986, la Mission reste préoccupée par les détournements de la loi qui touchent les seules populations immigrées ou qui les concernent en premier lieu. C’est au fil du temps que l’on va passer du particulier au général. Concrètement et empiriquement, c’est à partir de problèmes posés par et avec la main-d’œuvre immigrée que vont se constituer quelques enjeux nationaux (dont une fraction, mais seulement une fraction, de l’immigration sera concernée) comme ceux liés au travail clandestin, au séjour irrégulier, aux trafics de main-d’œuvre, à la « sous-traitance », à la concurrence déloyale, à la fraude fiscale, au non-respect du code du travail, etc.
« Empiriquement, on se rend compte à la Mission que ce qui est détourné (avec le trafic de main-d’œuvre étrangère), c’est tout simplement la loi, et en particulier le code du travail. Les étrangers en situation irrégulière permettent de découvrir, de montrer qu’une autre loi est transgressée : celle de la protection sociale. En fait, il y a deux fautes qui vont ensemble, plus précisément il y a égalité de gravité des fautes : pas de carte de séjour et non-respect du code du travail. Et on s’est aperçu que ça concernait aussi les Français. » (Hervé G., DILTI8La loi du 11 mars 1997 renforce la lutte contre le travail illégal en créant un dispositif de coordination national, la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI), ainsi qu’une structure opérationnelle dans chaque département, les Comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (COLTI).)
En universalisant le trafic de main-d’œuvre, c’est-à-dire en constatant empiriquement quasiment jour après jour, au fil des contrôles et de l’analyse des procès-verbaux, c’étaient trois actions ou trois processus qui se déroulaient dans le même mouvement.
Le premier effet de cette universalisation consiste dans l’élargissement de l’espace des populations victimes de la fraude ; du même coup, ce qui était relativisé, c’était l’importance quantitative de l’immigration clandestine et surtout le « poids » de celle-ci dans le processus d’une modification négative du droit du travail et de l’apparition de nouvelles « flexibilités » productives et d’organisation du travail.
Le deuxième effet de cette universalisation touche à la compréhension des mécanismes de la fraude. Cette connaissance impliquait, si on voulait la « maîtriser » pour y répondre législativement, de totaliser les fraudes, c’est-à-dire de saisir la fraude non pas comme une fraude isolable, mais comme une fraude dans un système de fraudes : il y a toujours, en particulier dans les secteurs à forte main-d’œuvre immigrée en situation irrégulière, accumulation et organisation de la fraude comme système de régulation générale de la production – aussi bien externe (c’est le secteur économique qui organise la fraude) qu’interne (une fraude ne va jamais seule, mais s’inscrit généralement dans un processus d’accumulation des fraudes : horaires, visites médicales, fiches de paye, cotisations, protection sociale…).
Le troisième effet de cette universalisation est la production d’une coordination des actions et d’une harmonisation des dispositions de la part des services de l’État à l’encontre des « dissimulateurs » de richesse et des trafiquants de main-d’œuvre. Le système de fraudes, celui qui a cours dans l’espace du travail et qui vise à produire au moindre coût en recrutant des personnes sans existence officielle, s’est non seulement étendu mais aussi systématisé et complexifié. Il ne s’agit plus, comme pendant le règne de l’État social et de l’immigration ouvrière, de « chasser » et de sanctionner les infractions à la législation du travail. Infractions qui ne mobilisaient au demeurant, pour l’essentiel, que les inspections du travail et par ailleurs ne coûtaient pas cher aux contrevenants (simple contravention, sauf pour l’emploi de main-d’œuvre en situation irrégulière qui, lui, était un délit et était passible du tribunal correctionnel). La fraude est de plus en plus pensée par l’État comme une stratégie de lutte économique ; elle est maintenant envisagée, non plus comme un simple manquement isolé à la loi et au droit, une mauvaise intention, mais à la fois comme un système d’intelligibilité des intentions stratégiques et des contraintes économiques incitant à s’installer dans une posture de fraude vitale.
Cette recherche d’une réponse générale à une généralisation de la fraude socio-économique dans l’espace du travail (qui concerne les immigrés mais pas seulement) va se traduire concrètement par une mise en action coordonnée de nouveaux agents de l’État dont la mission commune va être d’accroître, d’une part, l’efficacité matérielle et juridique du pouvoir légitime de l’État d’opérer les ponctions nécessaires, d’autre part d’user de la force pour faire respecter ce droit de ponction à ceux qui tenteraient de s’y soustraire. Ainsi cette « délinquance d’intelligence » (la fraude socio-économique et fiscale) va-t-elle devenir une fraude majeure qui va mobiliser activement de nouveaux acteurs : la police et la gendarmerie, les organismes de protection sociale, les services des impôts ; ou plus activement : l’institution judiciaire et les inspecteurs et contrôleurs du travail, il est vrai plus familiers du délit de travail clandestin et du non-respect du droit social.
Cette délinquance est donc la seule délinquance qui mobilise autant de services de l’État ; on pourrait dire sans exagération aucune que c’est l’État lui-même qui se pose en « victime » de ce type de délinquance. Cette mobilisation est spécifique à la France. Un seul exemple : il n’existe dans aucun pays européen une structure interministérielle (la MILUTMO, depuis 1997 la DILTI) constituée d’antennes de lutte contre le travail illégal et se donnant pour vocation de réfléchir à sa prévention (information, formation…), à la conception de textes juridiques et au traitement statistique de ce « vrai fléau » (un inspecteur du travail, Paris).
« Objectivement, le travail illégal est une nuisance car il contribue aux déficits publics. Depuis déjà un certain temps, les agents de contrôle signalent de la délinquance économique sur une grande échelle. Par ailleurs, c’est aussi une demande forte de la part des professionnels et de leurs organisations qui sont contre la fraude et qui demandent à l’État d’agir contre la concurrence déloyale et tout ce qui touche au travail illégal. » (Guy G., DILTI)
Cette structure interministérielle est en relation avec tous les services d’État qui ont un rapport direct avec le travail illégal et l’immigration clandestine qui, bien évidemment, ne peut pas être absente des espaces où se pratiquent tous les illégalismes de droit.
Le Val-de-Marne (en Île-de-France) est de ce point de vue un département intéressant. Il est même souvent présenté à la fois comme un modèle du genre et comme une expérience pilote. La collaboration des services y est fréquente et s’est construite sur une réflexion collective entre la police, la gendarmerie, l’inspection du travail, le service des impôts, l’URSSAF et « un parquet avec un procureur très motivé » (un inspecteur du travail, Val-de-Marne).
« On a pris conscience que le travail clandestin est un enjeu financier très important pour l’État et la société. Il est apparu, pour nous mais pas seulement pour nous, pour tout le monde – la Sécurité sociale, les impôts, etc. –, comme un dommage financier. C’est avec le chômage et sa montée que la situation est devenue intolérable. Qu’il y ait une partie du travail qui échappe au contrôle de l’État, non seulement c’est inadmissible, mais ça contribue à augmenter le chômage (…) Pour ce qui est de la présence des étrangers dans l’économie souterraine, elle est dérisoire ; elle s’explique surtout par le fait que les immigrés, pas toujours en situation irrégulière, sont cantonnés dans des secteurs d’activités économiques et professionnels précis ; pour notre département, et il est représentatif, c’est essentiellement dans la confection et dans le bâtiment. Or c’est dans ce secteur qu’on va trouver le plus de travail dissimulé. » (un inspecteur du travail, Val-de-Marne)
Si le travail illégal, malgré toutes les précautions d’ordre linguistique et conceptuel que l’on peut prendre, est si souvent, pour ne pas dire automatiquement, associé principalement à l’immigration comme catégorie générale et secondairement à l’immigration clandestine, c’est que toutes les illégalités ne se valent pas.Toutes les illégalités ne suscitent pas les mêmes réprobations et les mêmes indignations. Ce qui accède à l’opinion publique, et en particulier à ceux qui contribuent à sa construction, les dispositifs médiatiques, ce sont les formes et les pratiques les plus extrêmes et les plus indignes dans lesquelles sont effectuées des « tâches » envisagées comme seul moyen de « survivre ». Ce qui accroît l’immoralité des procédés de mise au travail de certaines catégories de population, ce n’est pas seulement qu’ils sont fondés sur de la fraude, de l’illégalité, de la « ruse », etc., c’est surtout que ces populations (sans existence officielle), et c’est là que réside toute l’ambiguïté des condamnations morales, sont à la fois des victimes idéales (« faible », « pauvre », « sans défense », « misérable »…) mais aussi des complices conscients de l’immoralité de ces procédés dans la mesure où rien (en droit et en théorie) ne les y oblige puisque ce ne sont pas des nationaux.
Dans le département du Val-de-Marne, d’un point de vue statistique, le « travail noir » est surtout important chez les personnes de nationalité française ; les étrangers en situation régulière se livrant au « travail noir » le feront le plus souvent dans les secteurs où la présence d’étrangers en situation irrégulière est importante : bâtiment, hôtellerie, etc. Pourtant la perception de la fraude, son évaluation juridique et morale vont sensiblement être différentes selon les groupes de fraudeurs. Autrement dit, la fraude est, selon le degré de proximité pratique des services et des agents de l’État aux fraudeurs, plus ou moins rapportée non pas tant à la nature même de la fraude commise (en bien des cas semblables pour ce qui nous occupe ici) mais aux qualités sociales et au statut national des fraudeurs.
« Travailler au noir » et toucher les Assedic sera jugé inadmissible et scandaleux car :
« c’est profiter de la société. Moi personnellement, je trouve ça scandaleux de toucher les Assedic et en même temps bosser. Surtout quand ceux qui bossent au noir sont des cadres qui touchent des indemnités de cadres, c’est quand même une somme importante. Moi je trouve que c’est du vol. C’est pas la même chose quand c’est un RMiste qui n’a que deux mille francs par mois et qui fait quelques heures ici et là pour un peu mieux vivre. À condition de le déclarer bien sûr (…) Pour les immigrés qui travaillent dans les ateliers clandestins ou dans le bâtiment sans carte de séjour, eux ils sont exploités, ils sont venus là pour travailler et vous savez, c’est très souvent leurs compatriotes qui les exploitent. » (un inspecteur du travail, Paris)
Cette vision peut même se retrouver dans la police spécialisée dans la répression de l’immigration clandestine et du travail clandestin.
« Moi vous savez, je ne considère pas ces gens-là [les immigrés en situation irrégulière] comme des criminels, ils ne vendent pas de drogue, ne volent pas. Ils sont venus pour bouffer. Moi, si j’étais à leur place, je ferais la même chose : je tenterais ma chance. C’est pas eux les vrais responsables ; les vrais responsables, c’est les politiques qui laissent faire. Ils laissent faire et maintenant tout le monde croit que la France est une vache à lait : on vient et on a tout de suite des droits même quand on n’a pas de papiers et ça, c’est pas normal. » (un fonctionnaire de police, responsable de l’Unité de traitement des infractions à la législation sur les étrangers du Val-de-Marne)
« Les ateliers clandestins, on ne s’imagine pas ce que c’est, moi je dis, et je ne suis pas le seul à le penser, que ce sont des lieux d’exploitation et d’esclavage entre Chinois. » (un fonctionnaire de police de la Sûreté urbaine de Créteil)
Ainsi l’opposition entre la fraude qui est perçue comme une atteinte portée à l’intérêt général et qui est plutôt associée aux nationaux (à la rigueur aux salariés immigrés en situation régulière) et la fraude subie (l’immigré clandestin) ou délibérée (l’employeur étranger) qui porte atteinte à la souveraineté de l’État parce qu’elle est le fait de ressortissants étrangers à la société et à la nation, cette opposition peut s’interpréter, d’une part, comme un écart à la norme possiblement justifiable et pardonnable et, d’autre part, comme une transgression de la doxa passible d’expulsion. D’un côté, la « faute » peut être effacée ; de l’autre, la « faute » ne peut s’effacer que si elle s’efface ou disparaît avec son porteur. D’un côté, une fraude financièrement et économiquement coûteuse mais qui ne touche pas aux catégories morales de l’entendement étatique ; de l’autre, une double hérésie : être là sans y avoir été autorisé et accomplir des actes quotidiens dans le « secret », autrement dit, dans l’illégalité.
L’usage du vocabulaire ordinaire soutenu par l’imaginaire collectif en la matière ne fait pas seulement qu’associer travail clandestin et immigration clandestine, il est comme piégé par un langage automatique : dès que le mot clandestin est prononcé, celui-ci évoque aussitôt la clandestinité. L’employeur, le salarié français ou l’immigré en situation régulière qui se livrent à du « travail au noir » ou à du « cumul d’emplois » ne le font pas en état et dans un état de clandestinité.
« On peut dire qu’aujourd’hui, en tout cas pour le Val-de-Marne, le travail dissimulé complet n’existe quasiment pas. Les employeurs, qu’ils soient français ou étrangers, sont presque toujours en règle, c’est-à-dire inscrits au répertoire des métiers et au registre du commerce. » (un inspecteur du travail, Val de Marne)
« Nous avons remarqué depuis quelques temps qu’il n’y a quasiment plus d’illégalité intégrale de la part des employeurs (français et étrangers). C’est une partie seulement de l’activité et des salariés qui est dissimulée. Ce n’est pas l’illégalité qui paye mais l’apparence de légalité. » (un responsable du service des impôts, Île-de-France)
La fraude, dans ce cas de figure, est le plus souvent, en fait et en droit, séparée et séparable de l’existence symbolique du fraudeur : l’acte clandestin (secret) consistant à soustraire un partie des salariés, des cotisations, des factures ou de la production ne remet pas en cause ou n’est pas organiquement lié à l’ensemble des attributs qui fondent l’identité civile et sociale du fraudeur. L’acte de frauder n’est pas réductible à l’existence du fraudeur : frauder et être sanctionné pour cela n’interdit pas au fraudeur de voter, de vivre normalement en famille, de se déplacer, d’avoir une vie publique, bref de bénéficier des droits et des privilèges qui sont attachés à la qualité de citoyen. Tel n’est pas le cas de l’immigré, figure moderne de l’hérétique : hérétique à l’ordre national et hérétique à l’ordre du travail. Dans son cas, c’est toute son existence qui est une existence déniée ; c’est son existence tout entière qu’il qualifie et que l’on qualifie de clandestine, de secrète, de cachée donc forcément de suspecte, de soupçonnable. Dès que le mot est prononcé, ce qui est dénoncé, c’est dans l’ordre temporel l’effraction et donc l’infraction. Par une sorte de magie sociale, le mot agit en cette circonstance de telle sorte que la cause qu’il désigne est entendue d’avance, le procès est instruit sans aucune autre forme de procès, car il est tel qu’il recueille – et c’est là que résident la force du mot et son pouvoir anathémique – l’accord moral et social de tous.
Il importe néanmoins à ce niveau de l’analyse d’introduire des différences de fonctionnement, de perception et d’action entre les institutions d’État afin de mieux saisir la manière dont elles traitent les relations qui lient l’immigration irrégulière au travail clandestin.
Nous prendrons l’exemple de deux institutions significatives : l’une, spécialisée dans la « ponction » : l’URSSAF ; l’autre, le groupe UTILE créé en 1996, spécialisé au sein de la police de la lutte contre le travail clandestin et les étrangers en situation irrégulière.
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Les organismes de « ponction » (fisc, mais surtout l’URSSAF) sont des organismes de recouvrement des cotisations sociales. Avant 1992, l’URSSAF n’avait pas constitué le travail clandestin comme un problème spécifique nécessitant l’élaboration d’une stratégie et de compétences adaptées. C’est à partir de 1992 que les inspecteurs de l’URSSAF sont habilités à verbaliser en matière de travail clandestin. La fin des années 1980 et le début des années 1990 vont être un tournant pour l’État et ses services de recouvrement : petit à petit, s’installe l’idée que l’État est une « victime », qu’il est victime de « détournement de sommes très importantes ». Les débats sur la crise de l’État social (c’est-à-dire sur l’épuisement de ses capacités à protéger) affectant des mécanismes fondamentaux comme les déficits publics et leur maîtrise, les systèmes de transfert et de redistribution liés aux contraintes démographiques redéfinissant du même coup les régimes de retraite, la santé et la protection sociale, l’exclusion et le chômage : tous ces débats, donc, ont indéniablement accru la conscience, principalement celle de l’État, d’une réaction nécessaire et commune en direction des espaces d’illégalismes liés à la fiscalité et à la protection sociale. Les deux sont liés : protéger c’est déclarer, déclarer c’est cotiser.
« La vision de l’URSSAF a changé depuis quelques années. Quand je suis arrivé en 1992 à la tête du service de lutte contre le travail clandestin au sein de l’URSSAF pour la région Île-de-France, j’étais presque tout seul, maintenant nous sommes une dizaine. C’est le ministère des Affaires sociales qui a souhaité créer une structure pour lutter contre le travail clandestin. On s’était aperçu que nous étions victimes, nous les organismes collecteurs de cotisations sociales. Il y en a qui font des efforts et qui sont en règle, et d’autres qui ne veulent pas se plier à la discipline collective : c’est pas normal. Et puis il ne faut pas l’oublier que c’est des sommes très importantes qui sont détournées (…). Les inspecteurs de l’URSSAF sont habilités à verbaliser en matière de travail clandestin, mais nous n’avons aucun pouvoir, et nous ne voulons pas l’avoir, en matière d’étrangers en situation irrégulière (…) Moi, un employeur cotise ou ne cotise pas, étranger ou français ce n’est pas mon problème. Les étrangers en situation irrégulière, c’est l’affaire de la police, pas de l’URSSAF. Si, lors d’un contrôle, je tombe sur un employeur étranger en situation irrégulière, je fais un procès-verbal, le parquet peut ensuite demander un complément d’information sur cet employeur. Mais moi, en tant que contrôleur de l’URSSAF, je ne m’en préoccupe pas. » (un responsable du service pour la lutte contre le travail clandestin, Île-de-France9D’après un document de l’URSSAF Île-de-France « sur la base de diverses évaluations, le chiffre d’affaires réalisé par les entreprises faisant appel au travail clandestin représente environ 4,3% du PIB (…) En ce qui concerne les cotisations non encaissées, il est possible de retenir pour 1996 une somme évaluée à 91,5 milliards de francs (27% environ du chiffre d’affaires réalisé) » : document interne URSSAF, Île-de-France, 1996.)
Ce qui importe pour les organismes de recouvrement, c’est bel et bien la lutte contre toute forme de dissimulation des richesses dont l’État a à connaître les conditions de production, le volume et les modes de circulation. Mais étant donné la faiblesse des moyens en hommes, en temps et en matériel, les enquêtes sur le terrain sont, relativement à l’importance de la fraude, peu nombreuses et aléatoires. D’où l’importance de la dénonciation comme facteur de déclenchement des contrôles. Plus de 50% des enquêtes déclenchées par l’URSSAF le sont après une dénonciation anonyme ou non.
Si aucun secteur n’est épargné par le travail clandestin, les secteurs les plus touchés, qui sont en nombre et qui viennent en premier lieu, sont les cafés-hôtels-restaurants, la confection et le bâtiment. Autant dire que ces secteurs sont les plus gros utilisateurs de main-d’œuvre étrangère, celle en particulier qui est en situation irrégulière du point de vue du séjour. Une double précision ici s’impose. D’une part, les employeurs étrangers sont, en tout cas au vu des contrôles et des procès-verbaux établis pour le Val-de-Marne, dans leur écrasante majorité en situation légale du point du vue du séjour et du point de vue professionnel. D’autre part, « (…) pour nous, URSSAF, les employeurs étrangers en situation régulière qui se livrent à du travail clandestin font partie dans les statistiques des entreprises françaises ordinaires. Nous ne prenons pas en compte la nationalité. Pour cela il faut demander à la justice. » (un inspecteur URSSAF)
Nous avons nous-mêmes pu vérifier que dans les procès-verbaux établis par les inspecteurs de l’URSSAF la nationalité du contrevenant n’était pas mentionnée. Schématiquement, la procédure est la suivante. Quand les inspecteurs se déplacent pour un contrôle, ce qu’ils demandent en premier lieu, ce sont les documents qui établissent que toutes les obligations sociales et fiscales sont respectées : registre unique du personnel, déclaration préalable à l’embauche, etc. Puis, dans un deuxième temps, les inspecteurs font un procès-verbal qu’ils transmettent au parquet (au procureur de la République). Ce dernier entame ou n’entame pas de poursuites. Les contrôleurs qui luttent contre le travail clandestin doivent faire la démonstration du délit. D’où la nécessité de constater le délit, de retourner plusieurs fois sur les lieux, de provoquer le flagrant délit, de prouver l’intentionnalité de la fraude (du délit), d’établir l’antériorité de la fraude (le nombre d’années), d’emporter la conviction du juge sur l’importance des cotisations à recouvrer. D’où l’ambiguïté de la fonction et sa difficulté : « Les inspecteurs de l’URSSAF sont des contrôleurs de comptabilité et non des inspecteurs de démonstration juridique. »
Si nous insistons particulièrement sur la position et le rôle de l’URSSAF dans la lutte contre le travail clandestin, c’est que cet organisme de recouvrement des cotisations est le seul à posséder des informations sur les entreprises et sur les salariés. Son implication concrète dans cette lutte « devenue une des propriétés de l’État », au travers de structures centralisées créées à cet effet, montre sa position stratégique et dominante dans l’espace des administrations chargées de lutter contre ces activités illégales. L’URSSAF est systématiquement consulté avant tout contrôle par les divers services. Le nombre de réponses écrites après recherches (télécopies ou courriers) s’est élevé à 1 507 en 1996. À cela, il faut ajouter les réponses immédiates aux demandes téléphoniques, au nombre de 20 à 30 par jour.
Quelques résultats chiffrés de l’activité de l’URSSAF pour l’année 1996. Au cours de l’année 1996 :
- 1 177 signalements ont été traités ;
- 685 enquêtes ont été diligentées ;
- 664 enquêtes ont été réalisées. Elles représentent un chiffrage en cotisations de 53 145 531 francs portant sur 2 486 salariés non déclarés ou partiellement déclarés.
Répartition par secteur d’activité
Profession | Salariés | Cotisations | |
Travail temporaire | 1090 | 23 577 936 | |
Confection maroquinerie | 255 | 4 831 617 | |
Gardiennage | 179 | 6 089 064 | |
Hôtels-cafés-restaurants | 245 | 4 249 726 | |
Nettoyage | 77 | 3 031 447 | |
Bâtiment, travaux publics | 77 | 1 887 362 | |
Auto-école | 17 | 721 597 | |
Associations diverses | 70 | 276 674 | |
Transports divers | 24 | 47 947 | |
Commerce non alimentaire | 50 | 585 894 | |
Commerce alimentaire | 20 | 542 612 | |
Gestion d’immeuble | 13 | 347 596 | |
Coiffure | 12 | 113 172 | |
Formation | 12 | 113 172 | |
Divers | 177 | 3 782 290 | |
Spectacles | 168 | 1 128 886 | |
Totaux | 286 | 53 145 531 |
Temps consacré par le contrôle aux opérations de lutte contre le travail clandestin
Temps effectif | Temps consacré pour le travail clandestin | % du temps de contrôle |
43 720 | 2 627 | 6,01 % |
À l’examen de ce tableau, on constate que l’URSSAF de Paris (Île-de-France) est relativement proche de l’objectif fixé par les orientations nationales de mobiliser 10% du temps de contrôle contre le travail clandestin. La moyenne nationale, d’après les statistiques de 1995, atteint 5%.
Police, travail clandestin et immigration clandestine
On peut donc dire que les organismes de ponction n’ont pas affaire à des ressortissants mais à des cotisants. Tel n’est pas le cas de la police. Dans sa contribution à la lutte contre le travail dissimulé, le statut national du fraudeur est explicitement pris en compte. Plus encore, la lutte contre le travail clandestin et l’immigration clandestine peut être du ressort d’une même structure et relever d’une même autorité. Dans le Val-de-Marne, qui est, rappelons-le, considéré comme un département pilote, une expérience originale a été mise en place en 1995 par les services du préfet du Val-de-Marne, du procureur de la République près du tribunal de grande instance de Créteil et du directeur départemental de la sûreté urbaine. Cette expérience réside dans la création d’une Unité de traitement des infractions à la législation sur les étrangers (UTILE). Son rôle : lutter avec les autres services concernés contre le travail illégal et les étrangers en situation irrégulière, appelés dans le jargon professionnel les ESI. Jusqu’à l’arrivée du groupe UTILE, composé d’une dizaine de policiers volontaires et spécialisés, et dirigé par un ancien commandant de gendarmerie, les étrangers en situation irrégulière, dans le département du 94, étaient du ressort de la police en général et leur cas était à chaque fois traité par les officiers de police judiciaire dans chaque commissariat concerné.
Mais l’imbrication empiriquement vérifiée et répétée entre deux illégalismes, celui lié au travail clandestin et celui lié au séjour des étrangers ; la nécessité de donner un cadre juridique à une pratique déjà existante, celle de la collaboration des services, afin d’accroître leur coordination et leur efficacité ; la complexité de plus en plus grande du traitement juridique des immigrés en situation irrégulière (multiplicité des statuts, arrêté préfectoral de reconduite à la frontière ; invitation à quitter le territoire, difficulté de prouver l’identité des ESI, etc.) ; la nécessité de posséder de l’expertise et des compétences multiples pour comprendre la complexité et la sophistication des montages juridiques et commerciaux liés au travail clandestin ; enfin, le volume journalier des dossiers à traiter et la relative inefficacité des suites judiciaires, toutes ces causes ont obligé à une centralisation des dossiers et des enquêtes. Le « dossier de l’ESI » devenait une affaire de spécialistes, ceux du groupe UTILE.
« À la question que vous êtes en droit de vous poser : combien d’ESI sont renvoyés dans leur pays d’origine après l’intervention d’UTILE ? Le résultat est sans commune mesure avec les dossiers traités. Un certain nombre. Sachez que les juges chargés de ce genre de procédure peuvent souvent, pour une raison dite “humanitaire”, les stopper purement et simplement et remettre la personne en liberté, quels que soient les éléments de l’argumentaire (la dernière mode étant l’assignation à résidence !). (…) Bien que conscient de vider la mer à la petite cuillère, le groupe UTILE persiste dans son action, même s’il sait travailler davantage pour nourrir des statistiques devenues très basses en la saison. (…) Le groupe UTILE effectue un vrai travail de Sisyphe. » (Xavier Baucherel, La Gazette, n°1, mai 1997)
Les relations entre le groupe UTILE et les autres services de lutte contre le travail clandestin sont quasi quotidiennes. Mais ces relations ne vont pas sans débats, en particulier sur les limites des pouvoirs de chaque service, et plus généralement sur l’efficacité de la lutte contre le travail dissimulé. À cet égard, les propos que nous avons recueillis auprès de celui qui est à l’origine de la création du groupe UTILE sont extrêmement intéressants.
« Les mentalités ont évolué, même beaucoup évolué. C’est à la fin des années 1980 qu’il y a une évolution des mentalités sur le travail clandestin. De plus en plus, on se dit que l’État est victime. Il y a un manque à gagner très important. En 1991, la loi sur le travail clandestin était plus répressive, on a plus de moyens pour lutter contre cette fraude. Mais le travail clandestin, ce n’est pas seulement un manque à gagner pour l’État, c’est aussi une lutte pour l’emploi (…). Et puis aujourd’hui cette fraude s’est compliquée, elle est devenue très compliquée sur le plan des mécanismes économiques, juridiques, commerciaux, culturels. C’est une lutte qui nécessite des connaissances pointues dans tous les domaines (…). Il faut bien voir que la délinquance du travail est différente de la délinquance criminelle. Les affaires qui reviennent le plus souvent dans notre département, c’est la confection, les ateliers clandestins sont des lieux d’exploitation et d’esclavage entre Chinois. On remarque pas ça avec les autres ethnies. Les Chinois viennent clandestinement en France et ils payent très cher leur voyage : ça peut s’élever à 100 000 francs pour une personne. Après il faut rembourser avec 3 000 francs ; ça peut durer des années, et pendant tout ce temps le clandestin est entièrement dépendant de sa machine, il est esclave de son patron. On n’a pas ça avec les Maghrébins ou avec les Africains, eux ils ne sont pas soumis à des impératifs de rentabilité et de concurrence comme les Chinois. » (un responsable de la sûreté urbaine de Créteil)
Arrêtons-nous un instant sur la notion de victime, qui est au centre de tous les arguments justifiant une attitude plus offensive de l’État dans le domaine de la lutte contre le travail clandestin.
Si pour tous les services et les agents de l’État qui ont pour mission, dans le cadre de la lutte contre le travail clandestin, de rétablir la puissance publique dans ses droits, c’est-à-dire pour qu’elle récupère son dû et sanctionne(les deux mouvements vont toujours ensemble) tous ceux qui ont voulu soustraire quelques richesses, matérielles, humaines ou monétaires à sa connaissance, la perception de l’« État lésé »10D’après les propos d’un conseiller-rapporteur, prud’homme de Paris. ne sera pas la même pour toutes les institutions. La métaphore de la « victime », si elle se comprend aisément pour un organisme comme le fisc ou l’URSSAF, signifiant par là le passage d’une relative faiblesse à une volonté de réagir, de devenir « acteur » pour reprendre l’expression d’un fonctionnaire des impôts, cette métaphore devient plus problématique, par exemple pour les policiers du groupe UTILE qui, rappelons-le, luttent sur deux fronts qui en réalité, dans leur perception pratique, n’en font qu’un : le travail dissimulé et l’immigration clandestine.
Pour l’URSSAF, comme pour le fisc, l’État est une victime concrète : il voit des « manques à gagner », des « redressements », des « cotisations réclamées ». La « ponction » est un métier, une activité ordinaire. Il y a une relation directe, organique, d’identité entre l’État et la monnaie. L’État, c’est eux. Ces fonctionnaires sont l’État. Pour la police et les policiers chargés d’utiliser la force quand d’autres leur demandent (inspecteurs du travail, contrôleurs du fisc, etc.), l’État est une victime abstraite. Pour la police, ordinairement la victime est une personne physique, donc une personne visible, dotée d’une identité réelle. Un voleur peut se faire prendre et donc être puni. La victime du voleur peut elle-même demander réparation. Dans ce cas de figure, le policier est en face d’une transgression à la loi, d’une plainte et d’une réparation. Autant d’actes qui lui sont familiers ; on punit le voleur et on rétablit la victime dans ses droits en lui rendant son bien ou son équivalent sous forme de dédommagement monétaire. Cette figure de la victime qui demande réparation ne soulève pas de questions majeures en matière de justice. Aussi n’y a-t-il nul besoin d’élaborer un régime de justification sophistiqué, le code suffit.
La posture justificatrice, à propos du travail clandestin, est quant à elle plus floue, moins solidifiée, plus ambivalente, plus subjective. Depuis quelques années, les responsables des services de police spécialisés dans la lutte contre le travail dissimulé (mais aussi dans une certaine mesure dans le domaine de la répression de l’immigration clandestine) expliquent que cette « conduite économique va à l’encontre de l’emploi », qu’elle « nuit à l’intérêt général », qu’elle est « source de déficits publics », qu’elle provoque « une concurrence déloyale », qu’elle « fausse les règles du marché ». Mais très souvent dans le même discours, successivement ou alternativement, on adopte une attitude plus personnelle, plus subjective « parce qu’on est plus près de la misère des gens. » On « comprend ces gens qui font des milliers de kilomètres parce qu’ils crèvent la faim chez eux », ce qui n’empêche nullement de s’indigner car on ne « comprend pas que ces gens-là prennent la France pour une vache à lait », on opère « des différences entre les gros qui se font du fric et qu’on fout rarement en taule et les petits qui trinquent » ; on sait que « les riches peuvent être des délinquants », on « se rend compte tous les jours que quand on arrête des clandestins, le lendemain on les retrouve au café » ; l’expérience et le nombre d’arrestations ont fini par montrer empiriquement que « l’exploitation ça n’a pas de nationalité » ; en théorie « on fait la différence entre travail clandestin et immigrés parce qu’on nous dit de la faire, mais nous quand on fait des descentes dans les ateliers clandestins on trouve que des Chinois, du patron à l’ouvrier », etc.11L’ensemble de ces citations ont été notées par moi au fil de mes multiples conversations formelles et informelles.
Il nous faut terminer par deux brèves remarques générales.
La première remarque a trait à l’opposition politique entre organismes de ponction et organismes de répression quand ceux-ci déploient, séparément ou ensemble, leurs compétences dans l’espace des illégalités touchant au travail dissimulé et à l’immigration irrégulière.
La seconde remarque tient à la relation qu’aucune rationalisation n’arrive à altérer : celle qui lie et relie immigration clandestine et travail clandestin. Un énoncé, plus universel qu’on le croit, explicitera le contenu de notre remarque à venir : « L’emploi d’étrangers sans titre ne représentait, en 1994, que 6% des verbalisations pour travail illégal (…) Le travail illégal constitue un support puissant aux phénomènes d’immigration irrégulière12Rudy Salles, député UDF-PR des Alpes-Maritimes, rapporteur du projet de loi sur le travail clandestin, mars 1996.. »
À propos de notre première remarque, il nous semble, au vu non seulement des entretiens mais aussi de nos multiples observations, que les institutions d’État ne traitent pas de la même manière, selon qu’elles ponctionnent ou qu’elles répriment, la présence d’immigrés en situation irrégulière dans l’espace du travail illégal. Dans les faits et dans la pratique ordinaire, l’immigration clandestine n’est constituée comme un « problème national » ou un « problème de société » que par les seuls organismes de répression. À chaque fois que le couple immigration clandestine-travail clandestin est associé, oralement ou par écrit, spontanément ou non, officiellement ou en privé, en fait ou en droit, c’est quasi systématiquement au sein d’appareils dont la mission est de veiller d’abord et avant tout au maintien de l’ordre public et à la paix civile. En réalité, dans la formation de ce couple, la question du travail clandestin est secondaire par rapport à la question de l’immigration clandestine. Le travail dissimulé est une donnée constitutive de toute économie moderne, tout comme la fraude est une donnée constitutive de la juridicisation des rapports sociaux (au sens large). Par là même, ces illégalismes de droits (fraudes fiscales, opérations commerciales illégales…) sont du ressort de la loi que seul l’État a les moyens d’appliquer et de faire appliquer. Plus profondément encore, ils touchent directement à l’organisation de l’économie et aux problèmes éthiques que soulève immanquablement la question de la distribution des richesses et des revenus. Avec l’immigration clandestine13L’immigration clandestine n’est que la vérité nue de l’immigration légale. Dans les deux cas l’enjeu fondamental est la nature de leur présence. Comment peut-on savoir infailliblement qui est « régulier » et qui est « clandestin » ? À quel signe extérieur ? Est-il écrit sur le front de chaque immigré que celui-ci est un légal et que celui-là est un illégal ?, nous quittons l’espace des illégalismes de droit pour basculer dans l’illégalisme des biens que l’on pourrait définir comme une appropriation illégale et immorale des biens d’autrui : l’existence clandestine est un affront à la souveraineté de l’État national et à une de ses prérogatives essentielles, celle d’organiser sur son territoire ce qui le constitue en tant qu’État, soit son contrôle sur les biens et les populations14Une preuve supplémentaire si cela était encore nécessaire : en décembre 1996, à quelques jours d’intervalles, étaient discutés au Parlement deux projets de loi. Les 11 et 12 décembre était examiné le projet de loi du ministère du Travail sur « Le renforcement de la lutte contre le travail illégal ». Les 17 et 18 décembre était examiné le projet de loi du ministère de l’Intérieur sur le contrôle de l’immigration..
Deux points de vue autorisés résument magistralement ce traitement différentiel. Écoutons-les.
« Le travail clandestin a une explication économique : les charges sociales, presque 50% du salaire, sont trop fortes. Alors on cherche à ne pas les payer. Alors il faut peut-être baisser les charges. Nous, on punit les fautes graves parce que ça porte un préjudice à la société et à l’économie, ça fausse les règles du jeu économique. Ne pas payer les charges sociales, c’est manquer à la solidarité nationale. » (un magistrat, Paris)
« Les immigrés qui sont en règle, ils peuvent fauter une fois, deux fois, mais il faut qu’ils respectent le pays qui les accueille, ça c’est normal, vous comprenez ? Les clandestins, moi je comprends pourquoi ils viennent, mais même sans papiers ils trouvent le moyen de profiter de la société : mettre leurs enfants à l’école, recevoir des aides, quand ils ont des problèmes ils trouvent des avocats… Non ! Il ne faut pas exagérer, la France n’est pas une vache à lait. Et tous les Français qui sont dans le besoin ? » (un fonctionnaire de police, Île-de-France)
Venons-en à notre deuxième remarque. La question est la suivante : pourquoi est-il impossible, quasi cognitivement, de séparer, de décoller ou de constituer en deux problématiques distinctes l’immigration clandestine et le travail clandestin ? Probablement parce que ces deux choses ne font qu’une seule et même chose. Elles s’appellent, s’adossent l’une à l’autre, sont l’écho l’une de l’autre, sont le miroir l’une de l’autre, sont impensables l’une sans l’autre. Plus précisément, quand ces deux choses sont parlées, ensemble ou séparément, elles parlent en fait des mêmes choses. Sur le mode pratique et quasi inconscient, pour l’une comme pour l’autre chose, ce qui est associé, ce sont des attributs et des catégorisations (« catégorisation » est à entendre au sens originel d’accusation). L’immigration clandestine comme le travail clandestin sont, dans l’ordre des représentations collectives, des modes de production de réputation des personnes et d’image sociale d’activité pratiquée. Rien en quelque sorte n’oppose l’état de la personne (le clandestin) à l’activité(le travail non déclaré). Cette condition et cette situation professionnelle, qu’elles coïncident ou non, ont pour trait commun, ou mieux, partagent les mêmes symboles : le secret et le noir15On pourrait décliner à l’infini les variantes de ces deux catégories : le caché, la clandestinité, la triche, l’informel, le souterrain, la marginalité, la fraude, l’infraction, l’illégalité, le mensonge, le défaut de déclaration, etc.. Le clandestin non pas n’existe pas mais existe en secret à l’insu du monde et des lois, et même parfois à l’insu de ses proches. Il vit et s’active en cachette. Et parce que ses faits et gestes manquent à l’obligation de publicité, ils sont perçus comme suspects et contraires aux lois et aux institutions qui organisent et moralisent les dispositifs publics de socialisation : le travail, l’État, l’école, la famille, etc. Aussi la relation entre clandestin (secret) et illicite (irrégulier), sans être automatique, est constamment perçue comme inéluctable, nécessaire. Quant au « noir », il est un de ces symboles fondamentaux puissamment surdéterminés. Cette couleur n’est pas seulement associée à des états d’âme pessimistes, aux idées sombres ; le noir, dans le cadre qui nous intéresse ici, c’est aussi et surtout la pauvreté (manger son pain noir…), l’ignorance (être dans le noir…), la saleté au double sens du mot : impropre et méchant (fourbe, pas clair…).
Le secret et le noir, deux mots qui ont ce pouvoir magique de faire advenir ce qu’ils énoncent. Ici, énoncer, c’est aussitôt dénoncer. Bien avant d’être une catégorie du droit, ou une catégorie statistique, le clandestin (l’existence clandestine est inséparablement une manière de faire, une manière d’être et un mode de circulation et de gestion de l’espace) est une catégorie d’État, propre à l’entendement étatique ; un mot d’autorité, un mot familier du langage d’État qui ne cesse, sous peine de reniement, d’étendre son savoir sur tout ce qui se trouve sur la surface de son sol, du territoire qui lui appartient, pour parler comme Kant.
À cette dimension anthropologique, s’ajoutent des mécanismes sociaux plus prosaïques mais tout aussi puissants. À défaut de rompre avec la logique de la fraude pratiquée par les puissants, celle qui nécessite une intelligence d’expert et mobilise des cabinets d’experts et qui par conséquent s’offre, presque toujours, toutes les apparences de la légalité, la puissance publique, par manque de temps, de moyens, mais aussi volontairement afin de ne pas heurter de puissants intérêts économiques logés au cœur même de l’appareil d’État, n’a d’autres choix pratiques que de s’attaquer aux derniers maillons de la chaîne : la sous-traitance et ce qui la fonde et la structure, la déqualification, la précarité, le manque de protections, le défaut de titre (séjour, travail…), etc. Ce que les statistiques officielles enregistrent sous la qualification de travail dissimulé, ce sont les verbalisations (et seulement les verbalisations) d’employeurs dont les entreprises ou les commerces sont situés dans le pôle dominé du champ de l’économie. Cette double concentration, du contrôle et de la position, ne peut pas ne pas attirer l’attention et le regard sur les populations qui sont acteurs ou victimes de la fraude qui, il faut le rappeler, est ici liée assez fréquemment pour les plus démunis (les étrangers en situation irrégulière) à une atteinte à l’humanité d’autrui.
Pour terminer, donnons le dernier mot à un praticien qui a de longues années d’expérience dans ce domaine.
« Avec la nouvelle loi [celle de mars 1996 sur le travail illégal], s’est-on donné réellement les moyens de remonter les filières de travail clandestin ? Franchement, je ne le crois pas (…) Comme d’habitude, mais moins que d’habitude il est vrai, on va uniquement poursuivre ceux qui sont au bout de la chaîne (…). Il n’y a rien de plus facile que de faire une descente dans un atelier clandestin. On y va, on trouve trois ou quatre personnes seulement, parce que les grands ateliers ça n’existe plus. L’une d’entre elles est qualifiée d’employeur et, souvent, elle ne le sait pas elle-même. Résultat, deux jours plus tard, un nouvel atelier se met en place un peu plus loin, quelquefois quelques jours plus tard au même endroit. » (un inspecteur du travail, Paris).
- 1Les développements qui vont suivre sont, en partie, issue d’une enquête que j’ai menée sur L’insertion des migrants dans l’économie informelle, comportements déviants et impact sur la société d’accueil. Le cas de la France, rapport pour la Commission européenne DG XII, Science, Recherche et Développement, mars 2000. La collaboration d’Abdelmalek Sayad a été très précieuse. Relater et analyser les observations que j’ai faites sur le terrain en accompagnant les agents et les services de l’État (police, fisc, URSAFF et inspection du travail) dans leurs contrôles a nécessité un temps considérable (quasiment deux années). Les analyses que je propose dans ce texte s’appuient, bien entendu, sur mes multiples participations en personne à différents contrôles-répressions policiers et administratifs contre le travail dissimulé dans lequel étaient quasiment toujours impliqués des étrangers en situation irrégulière.
- 2Nous avons délibérément évité de surcharger notre texte de guillemets à n’en plus finir sauf quand cela est nécessaire et lorsque la parole est donnée aux principaux acteurs. Les mots comme clandestins, immigration, travail dissimulé, travail clandestin, informel, etc., sont des mots systématiquement frappés d’ambivalence et bien souvent de stigmatisation.
- 3Ce qui représente 3048,98 euros.
- 4Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
- 5Afin de ne pas alourdir inutilement l’exposé et l’analyse, nous avons choisi ces trois entretiens car ils disent à leur manière, on ne peut mieux, les intérêts de l’État (l’universel) en décrivant l’activité de leurs services et leur point de vue (particulier). Ces différentes administrations jouent toutes un rôle fondamental dans la lutte contre le travail clandestin et l’immigration clandestine.
- 6La société est ici définie comme communauté politique des citoyens, c’est-à-dire de personnes abstraites, définie dans leur universalité par des droits et des devoirs, institués et garantis par l’État. L’identité de ces citoyens n’est pas fondée sur une identité culturelle mais sur une identité politique.
- 7Disons pour simplifier que l’administration a trois activités essentielles : adaptation de la loi par la réglementation afin d’organiser la vie quotidienne des citoyens ; exécuter certaines prestations au profit des administrés ; prélèvements sur les contribuables afin de satisfaire aux besoins de l’État.
- 8La loi du 11 mars 1997 renforce la lutte contre le travail illégal en créant un dispositif de coordination national, la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI), ainsi qu’une structure opérationnelle dans chaque département, les Comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (COLTI).
- 9D’après un document de l’URSSAF Île-de-France « sur la base de diverses évaluations, le chiffre d’affaires réalisé par les entreprises faisant appel au travail clandestin représente environ 4,3% du PIB (…) En ce qui concerne les cotisations non encaissées, il est possible de retenir pour 1996 une somme évaluée à 91,5 milliards de francs (27% environ du chiffre d’affaires réalisé) » : document interne URSSAF, Île-de-France, 1996.
- 10D’après les propos d’un conseiller-rapporteur, prud’homme de Paris.
- 11L’ensemble de ces citations ont été notées par moi au fil de mes multiples conversations formelles et informelles.
- 12Rudy Salles, député UDF-PR des Alpes-Maritimes, rapporteur du projet de loi sur le travail clandestin, mars 1996.
- 13L’immigration clandestine n’est que la vérité nue de l’immigration légale. Dans les deux cas l’enjeu fondamental est la nature de leur présence. Comment peut-on savoir infailliblement qui est « régulier » et qui est « clandestin » ? À quel signe extérieur ? Est-il écrit sur le front de chaque immigré que celui-ci est un légal et que celui-là est un illégal ?
- 14Une preuve supplémentaire si cela était encore nécessaire : en décembre 1996, à quelques jours d’intervalles, étaient discutés au Parlement deux projets de loi. Les 11 et 12 décembre était examiné le projet de loi du ministère du Travail sur « Le renforcement de la lutte contre le travail illégal ». Les 17 et 18 décembre était examiné le projet de loi du ministère de l’Intérieur sur le contrôle de l’immigration.
- 15On pourrait décliner à l’infini les variantes de ces deux catégories : le caché, la clandestinité, la triche, l’informel, le souterrain, la marginalité, la fraude, l’infraction, l’illégalité, le mensonge, le défaut de déclaration, etc.